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1636

Georges de Scudéry, Le Prince déguisé

Paris : A. Courbé, 1636

Les ornements de la scène

Dans cette préface, Scudéry évoque les différences entre la lecture théâtrale et la représentation en insistant sur toutes les composantes du spectacle.

Il est certains tableaux, dont le coloris est si vif et si riant qu’il surprend agréablement la vue de tous ceux qui les regardent, trompe la connaissance des plus savants en portraiture, et fait passer d’abord pour fort beau ce qui ne l’est point du tout. Mais lorsque cette douce illusion est dissipée, qu’on s’aperçoit de la tromperie qu’elle a faite au sens, et qu’enfin le jugement recouvre la liberté de ses fonctions, on ne voit plus ce qu’on croyait voir : on se moque de cet ouvrage et de soi-même, et cette estime si mal fondée se change en un juste mépris.

Je ne sais, lecteur, si cette peinture parlante que je t’offre n’aura point le même destin, et je doute si cette approbation universelle qu’elle a reçue est un effet de ses beautés ou de son bonheur. Le superbe appareil de la scène, la face du théâtre, qui change cinq ou six fois entièrement à la représentation de ce poème, la magnificence des habits, l’excellence des comédiens, de qui l’action farde les paroles, et la voix, qui n’est qu’un son qui meurt en naissant, tout cela, dis-je, étant joint ensemble, est capable de donner des grâces à ce qui n’en a point, d’éblouir par cet éclat les yeux des plus clairvoyants, et de décevoir l’oreille la plus juste et la plus sensible au discernement des bonnes ou des mauvaises choses. Mais, comme Alexandre dit autrefois à quelqu’un qui lui conseillait d’attaquer ses ennemis la nuit, qu’il ne voulait point dérober la victoire, je t’assure de même que je ne veux point dérober la réputation d’esprit, ni la devoir à ce qui n’est pas de moi. C’est ce qui m’oblige à t’exposer cet ouvrage, dépouillé de tous autres ornements que ceux qui lui sont naturels, afin que ta raison ne soit point surprise et qu’elle ne lui donne que ce qu’il mérite avoir.

Sache donc qu’en te le montrant, je me suis caché le pinceau dans la main, derrière les rideaux, comme Apelle, résolu de corriger mes défauts par ta connaissance et de me défaire de cet amour-propre qui nous fait croire beau tout ce que nous faisons et ce qui bien souvent ne l’est pas. Mais de grâce, sois juge équitable, fais que ta censure sois fille de la Charité, et non pas de l’Envie ; et surtout examine-toi pour m’examiner, juge-toi pour me juger, connais tes forces pour voir ma faiblesse, et ne te mêle que de ce que tu fais bien. Autrement je me montrerai, comme ce fameux peintre, pour te dire :

Ne sator ultra crepidam

Si tu es de la cour, pardonne-moi ce mot de latin, que je n’ai pu retenir : c’est une faute que je n’ai jamais commise en écrivant et que je ne commettrai peut-être jamais, le peu que j’en sais ne me permettant pas d’en être prodigue, ni d’en faire profusion,

Adieu.

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