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1693

David-Augustin de Brueys ; Jean de Palaprat, Le Grondeur

Paris: T. Guillain, 1693

Un siffleur professionnel

Avant que la pièce ne commence, un spectateur gascon explique consciencieusement aux acteurs la manière dont il utilise le sifflet lors des représentations théâtrales. Éraste évoque quant à lui la difficulté de composer des comédies qui plaisent au public pour qui vient après Molière:

Scène IV.
Mademoiselle Beauval, Damon, Le Gascon, Eraste.

MADEMOISELLE BEAUVAL.
Vous ne pouviez, Monsieur, plus à propos venir.
Qui peut mieux qu'un Gascon en fait de hardiesse,
Mener les gens tambour battant ?

LE GASCON.
À Mademoiselle Beauval, à Damon, à Éraste
Parlez. Ah te voilà ! serviteur. Eh bien ! qu'est-ce ?
S'agit-il donc ici d'un exploit important ?

M. BEAUVAL.
D'encourager l'auteur.

LE GASCON.
Qu'est-ce donc qu'il craint tant ?
Que l'on accompagne sa pièce
De quelque concert éclatant ?

M. Beauval.
Vous voilà dans le fait sans que je vous l'explique.

LE GASCON.
J'entends les gens à demi-mot.
Eh donc ! de s'en fâcher l'auteur est-il si sot ?
Cet homme assurément n'aime pas la musique.
Bagatelle, cela doit-il vous ralentir ?
Nous sommes quelques bonnes lames,
Qui ferons un orchestre à vous bien divertir.

M. BEAUVAL.
Quoi ?

LE GASCON.
Cela vous déplaît ?

M. BEAUVAL.
Oui, beaucoup, sans mentir.

LE GASCON.
Ah! je n'ai jamais su rien refuser aux dames ;
Et si vous m'en priez, je puis vous garantir.

DAMON.
Tu connais les auteurs de ces nobles aubades.

LE GASCON.
Si je les connais, ils sont tous
Mes amis et mes camarades.
C'est une gloire parmi nous
D'inventer sur ce point quelque mode nouvelle ;
L'un fait bien le hautbois, l'autre le chaudronnier.

DAMON.
En cet art, Dieu merci, tu n'es pas le dernier.

LE GASCON.
Ah! c'est en quoi sans vanité, j’excelle,
Je fais faire un sifflet tout neuf sur ce modèle.
En montrant un monstrueux sifflet

M. BEAUVAL.
Celui-là suffisait, on n'en saurait trouver
De meilleur pour jouer longtemps le premier rôle.

LE GASCON.
Je crois pourtant l'user dans cet hiver,
Si la troupe nous tient parole.

ÉRASTE.
Comment ?

LE GASCON.
Ne nous promet-on pas
Des nouveautés de toutes sortes,
Comique, sérieux, tout franchira le pas ?

ÉRASTE.
Mais si ces nouveautés étaient bonnes ?

LE GASCON.
N'importe.

ÉRASTE.
Quelle façon de décider ?
De bonne foi, je m'étonne
Que l'on ne trouve plus personne
Qui veuille se hasarder
Pour s'exposer sur la scène ;
Il faut être avéré fou,
C'est s'aller rompre le cou,
La chute est toujours certaine.
Cependant vous rebutez
Tel à force de vous craindre,
Qui pourrait un jour atteindre
Peut-être un jour aux grandes beautés.
Vous sifflez d'une manière
À désespérer les gens ;
Ou ressuscitez Molière,
Ou soyez plus indulgents.

DAMON.
Contre cette raison tu ne peux te défendre.

M. BEAUVAL.
Ferons-nous pour vous vaincre un effort superflu ?
Daignez tranquillement aujourd’hui nous entendre.

LE GASCON.
Jouerez-vous ?

M. BEAUVAL.
Oui, Monsieur.

LE GASCON.
C'est un point résolu,
Cette pièce d'abord sur son nom m'a déplu.

M. BEAUVAL.
Quoi, vous ne voulez pas vous rendre ?

LE GASCON.
Écoutez, sur ce nom, je suis votre valet.
À plus que de récits d'un modeste sifflet
Et vous et votre auteur vous deviez vous attendre.
On en préparait un chœur,
Au seul titre de Grondeur.
Il ne promet rien d'agréable,
Rien que de tintamarre un ennuyeux tissu.
Je le conçois ainsi, pardi, je suis un diable,
Je ne démords jamais de ce que j'ai conçu.
Dans tout notre Armagnac on connaît ma constance,
Sur les bords de Garonne, à Foix, à Tarascon,
Ma fermeté passe toute croyance ;
Cependant je me rends à vous par complaisance.

M. BEAUVAL.
Je vous suis obligée.

LE GASCON.
Au moins point de Gascon ;
En ce cas sans quartier la guerre recommence,
Non par aucun chagrin : pourquoi se gendarmer,
Voyant que nous faisons le vif des comédies ?
Que Gascons vrais ou faux ont le don de charmer,
Pardi l'on doit bien nous aimer,
Puisque l'on aime tant nos mauvaises copies ;
Mais la variété fut toujours de mon goût
Et depuis certain temps je ne vois autre chose
Que Gascon là, Gascon ici, Gascon partout.
Et vertubleu cela...me pousse à bout,
Que la Gascogne au moins pour un temps se repose ;
J'en suis las.

M. BEAUVAL.
On n'en fait aucune mention,
Je vous jure, Monsieur, dans la pièce nouvelle.

LE GASCON.
À cette condition,
Va, je prends le Grondeur sous ma protection.

M. BEAUVAL.
Je vais dire à l'auteur cette bonne nouvelle.

Comédie en ligne sur Gallica p. 10-14


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