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[s. d.]

[Anonyme], Recueil Tralage

Paris, Librairie des bibliophiles, 1880.

Molière critique de Térence

Ce projet de dialogue entre les auteurs dramatique se trouve parmi les pièces du recueil Tralage sélectionnées par Paul Lacroix. Certains passages se fondent sur le rapport du théâtre à son spectateur, d'autres parlent de la représentation :

Molière. — Il est vrai, Térence, je sais que dans l'autre monde l'on vous propose comme un excellent poète comique. Vos pièces sont remplies de belles sentences morales, que les gens du pays latin recueillent avec grand soin. Elles sont très honnêtes si on les en croit, et même les gens qui vivent d'une manière très austère et qui ont peur d'un mot à double sens ont traduit trois de vos comédies, que l'on fait lire aux jeunes gens dans les collèges. Pendant que ces sortes de gens louent et applaudissent à vos ouvrages, il y en a qui crient contre moi, comme si j'avais mis les plus grandes infamies du monde sur le théâtre français. Les honnêtes gens , qui jugent des choses sans prévention et qui ne sont point entêtés de l'antiquariat savent fort bien que je n'ai rien mis de si libre que ce que l'on voit dans votre comédie de l'Andrienne. Le principal personnage de cette pièce est un jeune homme, que vous nommez Pamphile, fils de Simon, riche bourgeois d'Athènes. Il devient amoureux de Glycérie, jeune fille étrangère, et lui fait d'abord un enfant. Voilà sans doute un beau début et un bel exemple ! Pamphile promet d'épouser cette malheureuse, qui n'a rien, et cela à l'insu de son père. Ce qu'il y a de fort joli, c'est que cette même fille, prête d'accoucher, devient une des actrices de la comédie. On l'entend derrière le théâtre, qui, étant dans le travail d'enfant pour la première fois, crie de toute sa force :
Juno Lucina, fer opem, serva me, obsecro !
« Junon Lucine, aidez-moi, secourez-moi, je vous prie ! », C'est dans la première scène de votre troisième acte. Le bonhomme Simon, père de Pamphile, se voit grand-père lorsqu'il ne s'y attendait pas, quoiqu'il croie que c'est une feinte. Cependant le spectateur sait que cet accouchement est véritable, et, dans la scène suivante, la sage-femme sort de chez Glycérie et donne les ordres nécessaires à la servante pour soulager la malade. Si un poète français moderne avait osé hasarder pareille chose sur la scène, je puis vous assurer que sa pièce ne serait pas représentée deux fois et qu'il serait décrié pour longtemps. L'on voit encore de pareilles libertés dans votre comédie des Adelphes. Le jeune Eschinus...

Térence. — Vous êtes un ingrat, Molière, de vouloir critiquer mes Adelphes : vous devriez vous souvenir que c'est une de mes plus belles pièces ; elle vous a servi à votre École des Maris, qui est une pièce que je sais que l'on voit encore avec plaisir sur le théâtre français.

Molière. — Il est vrai que j'ai pris quelque chose de vos Adelphes. Si vous en voulez à ceux qui comparent l'un à l'autre, ils vous diront que je vous fais honneur et que ma copie vaut mieux que votre original. Prenez pour juge l'illustre Corneille, que voilà ! Sa comédie du Menteur, que l'on estime tant, fait assez connaître qu'il ne réussissait pas moins dans le comique que dans le sérieux ; j'ai remarqué, de plus, qu'il n'était point de ces gens, entêtés des anciens qui veulent trouver du merveilleux dans tous leurs ouvrages.

[…]

Térence. — Je me tiens heureux d'être plus ancien que vous de plusieurs siècles. De mon temps, l'on ne s'avisait pas de tous ces raffinements-là : ma pièce a toujours paru fort bonne, depuis qu'elle a été représentée pour la première fois jusqu'à présent, et tous les gens qui aiment les ouvrages des anciens et qui sont persuadés que je parlais bien latin seront pour moi, et ne se choqueront point de ces prétendus défauts que vous croyez avoir trouvés. J'en appelle à tous les gens du pays latin, répandus dans toutes les universités de l'Europe.

[…]

Corneille. — Vous m'avez dit, en passant, que Pamphila, maîtresse ou épouse d'Eschinus, est accouchée avant son mariage. Serait-ce quelque chose de semblable à ce qui arriva à Glycérie dans la comédie de l'Andrienne ?

Molière. — Vous y êtes. La chose a paru si belle à Térence qu'il a cru la devoir répéter dans deux pièces différentes. Je vous ai rapporté les paroles de l'Andrienne ; voici celles des Adelphes, dans la cinquième scène du troisième acte :

Miseram me, differor doloribus,
Juno Lucina, fer opem, serva me, obsecro!

« Ah ! malheureuse que je suis ! je sens des douleurs extrêmes ! je n'en puis plus !
Junon Lucine , secourez-moi, ayez pitié de moi, je vous en prie ! »

Corneille. — Sans mentir, vous avez eu tort, Molière, vous qui saviez de si beaux endroits, de ne vous en pas servir dans quelqu'une de vos pièces. Les dames surtout vous auraient su bon gré de faire accoucher une fille à point nommé, dans le temps qu'elle va être mariée. Quelle joie pour le parterre d'entendre les cris d'une actrice qui accouche derrière le théâtre ! Que cela présente une belle idée ! et que Térence a eu d'esprit en imaginant de si belles choses, et qu'il a bien pris son temps !

Molière. — J'avoue que je n'ai pas été inspiré des Muses comme lui ; mais, comme une plus longue critique pourrait l'ennuyer, il est à propos que je vous donne une idée générale de ma comédie de L’École des Maris, et où j'avouerai de bonne foi ce que j'ai pris de lui.

Corneille. — Il n'y a pas longtemps que, pour me divertir, je lisais cette pièce dans ces agréables lieux. Je trouve que vous n'avez pris de Térence que les deux frères : celui qu'il nomme Micion est Ariste dans votre comédie, et son Demea est votre Sganarelle, ou plutôt vous-même, puisque je vous ai vu représenter plusieurs fois ce personnage sur le théâtre du Palais-Royal ; mais ce que vous faites dire à ces deux frères convient si bien aux manières françaises qu'il faudrait n'avoir pas lu Térence pour vous soupçonner de l'avoir traduit ni même imité. Vos deux frères n'étant point mariés, ils sont les tuteurs de deux filles, qu'un de leurs amis leur a laissées pour les épouser eux-mêmes ou pour les pourvoir comme bon leur semblera. Ariste permet que Léonor voie le beau monde et qu'elle soit vêtue comme une fille de qualité, sans néanmoins donner dans le ridicule outré des modes. Sganarelle, au contraire, tient la sienne enfermée et la traite rudement. Vous l'appelez Isabelle. L'un et l'autre sont parfaitement sages, et n'ont rien qui ressemble à Eschinus ni à Clésiphon. Pour Sganarelle, il conserve jusqu'à la fin son caractère d'homme sauvage et bizarre. Il serait inutile d'entrer dans un plus grand détail de cette pièce, puisqu'elle est connue de tout le monde...

Édition disponible sur Openlibrary, p. 50-60.


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