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1695

[Anonyme], Recueil Tralage

Paris, Librairie des bibliophiles, 1880.

Critique de Théagène et Cariclée

Parmi les textes les plus intéressants du recueil Tralage, cet extrait d'une critique de l'opéra Théagène et Cariclée qui, en plus d'être amusante, présente une foule de détails et de réflexions sur la représentation :

L'opéra de Théagène et Cariclée a été représenté à Paris pour la première fois le 2 avril 1695. Les vers sont de M. Duché, la musique est de M. Desmarais.

Dans le prologue, le dieu Pan sort de son caractère ordinaire, qui est de ne parler que des choses champêtres : il loue le roi en vers héroïques comme Apollon. Tout est commun et rampant dans ce prologue. Cet opéra est tout plein d’enchantements. On n'y voit partout que des démons. Il y aurait de quoi en fournir quatre autres pièces, ce qui marque le peu de génie du poète, qui n'a pas eu tort d'imiter Héliodore où il n'y a point de magie. Tout y arrive naturellement et se démêle sans peine, ce qui rend l'histoire bien plus vraisemblable.

Meroèbe, prince éthiopien, rival de Théagène et célèbre magicien.
Ce personnage n'est qu'un jeune homme de dix-sept ans dans Héliodore. Le poète, qui veut mettre de la magie partout, en a fait un des principaux acteurs de sa pièce. La musique est froide et languissante, les récits ennuyeux. Elle n'a point plu autant que celle de l'opéra de Didon, qui était du même auteur, qui avait beaucoup copié M. Lully, et c'est ce qui l'a fait réussir, parce que l'on aime toujours à entendre de belles choses sous quelque nom qu'elles paraissent. Son opéra de Circé n'a pas eu le même succès, parce qu'il n'a pas tant pillé, et Théagène ne peut manquer de trembler, puis que le musicien a voulu travailler de lui-même. Dans ses trois opéras, il a toujours été de bien en mal. C'est le contraire des habiles gens, qui se perfectionnent toujours.

Le théâtre représente une vaste campagne, couverte de plusieurs tombeaux. Tous les tombeaux s'ouvrent, et les ombres qui paraissent s'unissent aux magiciens pour favoriser Arsace et Meroèbe (acte 2, scène 5, page 20). Cette décoration a quelque chose de fort bizarre. Outre les pyramides qui sont aux deux côtés et au fond du théâtre, il y en a six grandes qui le coupent en plusieurs allées ce qui fait le plus méchant effet du monde. Les principaux acteurs et ceux des chœurs ne paraissent qu'à peine, et, par dessus le tout, il y a une entrée de magiciens qui ne savent où se mettre et dont les danses sont entrecoupées par ces pyramides. Cette danse finie, les pyramides s'ouvrent et laissent voir quinze ou vingt momies, toutes plus laides les unes que les autres, ce qui fait mal au cœur à voir. L'auteur nous dit que les ombres qui paraissent s'unissent aux magiciens pour favoriser Arsace et Meroèbe (page 20). Tout le monde s'attendait là-dessus de voir danser et d'entendre chanter un chœur de momies, ce qui aurait été fort singulier et fort divertissant, cela aurait fait redoubler les sifflets du parterre, mais l'on ne vit rien de semblable. Les momies demeurèrent debout, enfermées dans leurs pyramides, et on ne voit pas en quoi elles favorisèrent Arsace ni Meroèbe. C'est une imagination de l'auteur qui n'a rien de réel. Il paraît même qu'il ne se souvient pas qu'il a dit au premier acte, page 1, que le théâtre représente le palais d'Hydaspes, roi d'Éthiopie. La scène est donc en Éthiopie. La princesse Arsace, dans le second acte, est encore à la cour de ce roi. Il serait bon que le poète, ou le machiniste qui a dû travailler sous sa conduite, nous fît voir, par quelques bons auteurs, qu'il y eut des pyramides et des momies en Éthiopie. J'ai cru jusqu'à présent que ce n’était qu'en Égypte que l'on en trouvait, ce qui donne lieu de croire que la scène est plutôt en Éthiopie qu'en Égypte, c'est qu'Heliodore dit précisément dans son dixième livre que ce fut dans l'Éthiopie que le roi Hydaspes reconnut sa fille Cariclée sur le point qu'elle allait être sacrifiée.

Acte 3, page 23. Le théâtre représente un temple consacré au dieu du fleuve Styx. Il est percé par le fond, et laisse voir les ondes de ce fleuve. Et scène 3, page 27 :

Dieu tout puissant, dont la grandeur suprême
Fait trembler sous ses lois les cieux et les enfers,
Destin, qui règle seul tout ce vaste univers,
Et qui seul, sans défaut, suffise à vous-même,
Ô Styx, fleuve terrible abhorré des mortels !

Je ne sais où l'auteur a pris que le Styx et le Destin fussent un même dieu. Le Styx est une des divinités infernales. Voyez ce qu'en dit Natalis Comes, dans sa Mythologie, lib. 3, chap. 2. Pour ce qui est du Destin ou Fatum, il faut voir le troisième acte de l'opéra de Thétis et Pelée, où l'on trouvera tout ce que l'on peut dire de plus beau sur ce sujet.

Dans la décoration de Théagène, les eaux de Styx sont rouges ; ce qui est contraire à ce que les Anciens nous ont dit et que M. Quinault a fort bien remarqué dans l'opéra d’Isis acte 2, scène 2, où il fait parler Jupiter de la sorte :

Noires ondes du Styx, c'est par vous que je jure !
Fleuve affreux, écoute le serment que je fais !

Page 21, acte 2, scène 5. Un tourbillon de nuages descend, et, après avoir rempli le haut du théâtre, se développe et laisse voir Hécate qui descend.
Cette machine a été trouvée ridicule. C'est à proprement parler un escalier de nuages, qui est en zig-zag. On a fort bien fait de choisir, pour représenter Hécate, la fille la plus hardie de l'Opéra, Mlle Desmatins. Elle ne descend de ce casse-cou qu'avec peine ; elle est même obligée de s'appuyer sur des cordes qui servent de rampes à cet escalier de nouvelle invention. Il aurait été bien plus séant et moins dangereux de la faire asseoir sur des nuages, comme dans un char, qui l'auraient portée sur le théâtre.

La Muse de la tragédie, ayant lu l'opéra de Théagène, le rend à Mercure, qui le lui avait laissé ; elle n'a pas jugé à propos de le montrer à Apollon ni à ses sœurs : il n'en vaut pas la peine. Elle lui recommande de le porter aux Champs-Élysées, pour le faire voir à Héliodore, à Quinault et à Lully, à cause de la part qu'ils y prennent. On peut appliquer au poète et au musicien cet épigramme de Martial (lib. 1, epig. 89), parce qu'ils ont fait de mauvaises copies sur de bons originaux :

Quem meus est recitas, Fidentine, libellus ;
Sed, male cum recitas, incipit esse tuus.

Une ombre, venue nouvellement aux Champs Élysées, après avoir vu la représentation de Théagène, dira à Quinault et à Lully ce que l'on dit de la musique et du spectacle. Héliodore, après avoir lu le livre de la pièce, fera ses remarques sur la conduite, les vers, etc.

Page 29, acte 3, scène 5. Arsace, par ses enchantements, fait que Théagène endormi est apporté par quatre démons : elle fait ce qu'elle peut pour faire croire à Théagène que Cariclée ne l'aime plus, et même en sa présence. Cela est imité de l'opéra de Thésée (acte 4, scène 3, page 49), où Médée fait son possible pour faire croire à Thésée qu'il n'est plus aimé d'Eglé sa maîtresse. La différence qu'il y a, c'est que la musique de Thésée, en cet endroit, est charmante et d'une variété admirable, en un mot digne de M. Lully. Celle du Sr Desmarais, au contraire, en cet endroit de Théagène, est très médiocre, pour ne rien dire de plus. Citez là-dessus l'épigramme de Martial, I, Sg.

Page 36, acte 4, scène 2. Thetis portée sur un monstre marin.
Un dauphin, qui a le dos assez étroit et fort rond, est chargé d'une très grande coquille où est assise Mlle Desmartins, qui représente Thetis. Elle vient d'un côté du théâtre et ne se montre que de profil, ce qui fait un méchant effet. L'on craint, au moindre mouvement que fait le monstre marin, que toute la machine ne soit renversée ; l'on craint toujours que l'actrice ne s'estropie. Cette machine et celle de l'escalier dont il a été parlé ci-dessus sont dangereuses. C'est la même actrice qui à l'une et à l'autre s'expose à être blessée, et tout cela sans nécessité. Il n'y avait qu'à faire conduire cette conque marine par deux dauphins qui se présenteraient de face : le spectacle en serait plus beau et sans péril. La mer y est fort mal représentée. Ce sont de grandes planches barbouillées de bleu fort grossièrement ; elle n'a aucun mouvement par conséquent, ce qui est contre le vraisemblable. C'est avec cette même mer qui était à l'opéra de Persée lorsqu'on recommença à le jouer l'an 1695.

Cette mer immobile convenait-elle à ces vers de Persée (acte 4, scène 2, page 40) que M. Dun et M. Rochois chantaient si bien en représentant Phinée et Mérope :

Les vents impétueux s'échappent de la chaîne
Qui les forçait d'être en repos.
Une tempête soudaine Soulevé les flots,
Mer vaste, mer profonde.
Dont les flots sont émus par les vents en courroux.

Du vivant de M. Lully, cet homme incomparable, qui ne voulait rien négliger de ce qui pouvait servir à rendre le spectacle plus beau et qui avait un bon goût universel sur toutes choses, cette mer était toujours agitée ; mais, en cet endroit surtout, elle s’élevait beaucoup, et l'on avait taché d'imiter en cette représentation la vérité de la nature.

Édition disponible sur Openlibrary, p. 95-102.


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