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1697

Charles Dufresny, Le Négligent

La Haye : J. van Ellinkhuysen, 1697

Sujet d'une comédie à composer

À la scène IV de ce prologue, Oronte propose de mettre en abyme la situation pour servir de sujet à une comédie que le poète doit composer:

SCÈNE IV. Oronte, Le Poète, Fanchon.

FANCHON. Monsieur, vous m'avez commandé de vous faire souvenir de sortir pour vos affaires.

ORONTE. Oh ! Que tu es importune ; laisse-moi en repos.

FANCHON. Il est plus de deux heures.

LE POÈTE. Si vous avez des affaires, Monsieur...

ORONTE. Ce sont des affaires de rien.

FANCHON. Oui : un petit procès où il ne s'agit que de deux cent mille livres ; si Monsieur le perd il est ruiné, ce n'est qu'une bagatelle comme vous voyez. Il y a plus d'un an que ce procès-là dure, il n'a pas encore vu son procureur.

ORONTE. On ne connaît que trop tôt ces gens-là.

FANCHON. Hé, Monsieur.

ORONTE. Veux-tu que je quitte la conversation d'un homme d'esprit, pour celle d'un procureur.

FANCHON. Un homme de bon sens peut-il raisonner ainsi ! Hé, partez, mort de ma vie.

ORONTE. Encore un petit mot.

FANCHON. Quelle négligence !

ORONTE. Monsieur pendant que j'irai... où cette coquine-là veut que j'aille... Rêvez un peu si vous ne pourriez pas accommoder au théâtre une idée qui me vient dans l'esprit.

LE POÈTE. Voyons ce que c'est.

FANCHON. Ne nous voilà pas mal !

ORONTE. Imaginez-vous un homme comme moi, qui a besoin d'une comédie ; un auteur comme vous vient lui en proposer une.

LE POÈTE. Je vous entends.

FANCHON. J'enrage !

ORONTE. Je ne trouve point votre comédie à mon goût ; vous soutenez qu'elle est bonne, cela fait naître une contestation ; si vous voulez c'est celle que nous venons d'avoir ensemble, vous n'avez qu'à la mettre sur le papier, voilà déjà un prologue tout fait.

FANCHON. La belle avance !

ORONTE. S**upposé donc que moi, Oronte, entêté des Comédies où les portraits dominent, je vous en demande une toute de portraits. Pour cet effet, je vous prie de passer une après-dînée chez moi ; il y vient toutes sortes de personnes. J'ai une sœur qui donne à jouer, plusieurs personnes me rendent visite. Tout cela ne pourrait-il pas former le modèle d'une comédie toute de portraits (comme je vous ai dit) dont la scène serait dans mon antichambre ?**

FANCHON, à part. Il ne finira point.

LE POÈTE. Si tous ces caractères étaient plaisants, on en pourrait faire quelque chose ; mais il n'y aurait dans cette comédie ni union ni action.

FANCHON. Eh laissez-là l'union et l'action, de par tous les diables, songez...

ORONTE. Pour l'intrigue, il faudrait...

FANCHON. Pour l'intrigue, c'est une vraie affaire de femme, je la fournirai moi, ne vous en mettez pas en peine.

ORONTE. Oui-da, si Fanchon voulait, elle est assez habile en fait d'intrigue, pour donner de bons mémoires.

FANCHON. Je m'en charge, vous dis-je, et d'entretenir Monsieur pendant votre absence ; il ne s'ennuiera pas sur ma parole.

ORONTE. Laissez-moi la consulter un peu ; ses avis ne seront peut-être pas inutiles à notre comédie.

FANCHON. Je reviendrai le plutôt qu'il me sera possible.

SCÈNE V. Fanchon, Le Poète.

FANCHON. Ho çà, puisqu'il s'agit de travailler ensemble, quoique je ne me sois chargé que de l'intrigue, voulez-vous que je vous donne deux bons caractères ? C'est ce Monsieur Oronte-là et Bélise sa soeur.

LE POÈTE. Mais, Monsieur Oronte n'a point de ridicule... un caractère assez marqué. Qu'est-ce que c'est qu'un négligent ? La négligence n'est point un ridicule qui convienne au théâtre.

FANCHON. Le vôtre, par exemple, est plus théâtral ; si vous vouliez accepter trente pistoles pour feindre d'être amoureux de Bélise, afin de s'emparer de son esprit, et de ménager son consentement en faveur d'un jeune homme que j'ai pris en ma protection ; vous joueriez ainsi un des premiers personnages de votre comédie.

LE POÈTE. Cela ne se peut, car je fais un rôle dans le prologue, et suivant nos règles...

FANCHON. Bon vos règles ! Est-ce que trente pistoles ne suffisent pas pour dérégler un poète ?

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