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1701

Évariste Gherardi, L'Opéra de campagne

Amsterdam, A. Braakman, 1701

Rire ou siffler

Dans cette pièce de Dufresny créée en 1692, renouvelant la fonction topique de captatio benevolentiae du prologue, Colombine et Arlequin proposent de laisser le public trancher leur débat : l'homme tend-il plus naturellement à rire ou à siffler ?

COLOMBINE.
[...] Tu veux bien t'en rapporter à ces Messieurs ?

ARLEQUIN.
Volontiers. Le parterre est notre juge naturel, et je n'oserais le récuser, quoiqu'il nous ait bien souvent condamné aux dépens.

COLOMBINE.
Voici la question. Je soutiens après Aristote, que l'homme est un animal risible.

ARLEQUIN.
Et moi, je soutiens après...moi, et tous les comédiens de France, que l'homme est un animal sifflant ;Et sic argumentor: vous savez, Messieurs, qu'il est très difficile de vous faire rire :or rien n'est si facile que de vous faire siffler. Ergo le siffler est plus naturel à l'homme que le rire.

COLOMBINE.
Cependant la faculté risible est de l'essence de l'homme, et toutes les espèces de rire partent de là. (Elle se touche le coeur). Aperçois-tu ce vieux financier, feuilletant un as de recette dont chaque article a ruiné sa famille ? Il rit sous cape de la misère d'autrui ;et ce ris malin n'a-t-il pas ses racines dans le fond de son coeur ?

ARLEQUIN.
Ces racines-là ne devraient guère pousser, car le coeur d'un financier est un terrain bien dur.

COLOMNINE.
Autre preuve. Un mari, par exemple, a la simplicité d'envoyer sa femme solliciter un jeune juge. Ils rient tous trois, passion toute pure. La femme rit de ce qu'elle trompe son mari...

ARLEQUIN.
Ouin malignité que cela.

COLOMBINE.
Le mari rit de voir sa femme dicter son arrêt sous la cheminée du juge...

ARLEQUIN.
Avarice cela.

COLOMBINE.
Et le juge rit de voir que le mari qui gagnera son procès, ne laisse pas de lui payer ses épices par avance.

ARLEQUIN.
Par les mains de sa propre femme.

COLOMBINE.
Hé bien, Arlequin, qu'as-tu à répondre à tout cela ?

ARLEQUIN.
Oh, je m'en vais la bien attraper ! (à Colombine) O ça, Madame la Philosophesse, dites-moi, s'il vous plaît, de quelle passion tire son origine cette espèce de rire-ci ? (Il se chatouille). Il faut que ce soit d'une passion bien drôle.

COLOMBINE.
Attends...cela ne toucherait-il point la corde de l'amour ?

ARLEQUIN.
Justement. C'est pour cela que les femmes sont plus chatouilleuses que les hommes.

COLOMBINE.
Conviens donc avec moi que le rire est un effet des passions.

ARLEQUIN.
Oui, mais demandez à une douzaine de siffleurs appostés, si le sifflet n'est pas aussi un effet de la passion des hommes ?

COLOMBINE.
Cela peut être ;mais ma dernière preuve est sans réplique. L'homme est le seul animal qui rit, et il n'a sa faculté de siffler qu'en commun avec la linotte et les serpents.

ARLEQUIN.
Hé, Messieurs ! N'ayez plus rien de commun avec ces vilains animaux-là.

COLOMBINE.
Doucement. Gardez-vous d'effaroucher les siffleurs. Ce sont eux qui mettent notre théâtre à l'abri d'un déluge de mauvais auteurs, dont il serait inondé. (Au Parterre) Sifflez, Messieurs, sifflez, mais ne sifflez pas comme des linottes ;et si vous voulez que vos sifflets soient salutaires au public et aux comédiens, gouvernez vos sifflements avec la prudence des serpents.

ARLEQUIN.
Et n'en ayez pas le venin.

COLOMBINE.
Hé bien, Arlequin, es-tu convaincu par toutes mes raisons ?

ARLEQUIN.
Moi, me payer de raisons ? Oh, je ne suis pas sujet à ces faiblesses-là; et si tu voulais parier...

COLOMBINE.
Ah! voilà le dernier argument des ignorants ;Veux-tu parier ? Hé bien parions, je le veux bien.

ARLEQUIN.
Mets au jeu.

COLOMBINE.
Oh, je n'ai rien à parier qu'on puisse mettre en main tierce.

ARLEQUIN.
Parions notre part d'aujourd'hui. (montrant le parterre). Ces Messieurs ont déjà mis au jeu pour nous.

COLOMBINE.
Ça, voici le sujet de notre dispute. Tu paries pour le siffler, et moi pour le rire. Oh, voici un moyen sûr pour voir qui de nous deux a raison. La chose la plus naturelle à l'homme, est celle dont il se peut le moins empêcher. Prie ces Messieurs de s'empêcher de rire pendant toute la comédie, et moi, je les prierai de s'empêcher de siffler.

ARLEQUIN.
Tu feras bien, car au premier coup de sifflet je tire les enjeux.

COLOMBINE. Au Parterre
Messieurs, songez que ma part est au jeu, n'allez pas vous aviser de me faire perdre. Elle s'en va

ARLEQUN. Au Parterre
Messieurs, songez qu'il s'agit de deux parts pour moi, et qu'on ne gagne pas beaucoup en été.

Charles Dufresny, L'Opéra de campagne, dans Le Théâtre italien de Gherardi, ou le Recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du roi, pendant tout le temps qu'ils ont été au service, Amsterdam, A. Braakman, 1701 p.6-9


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