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1701

Charles Dufresny, Le Double veuvage

Paris : P. Ribou, 1701

Un spectateur ridicule

Juste avant que le spectacle ne commence, deux spectateurs, aux visées et aux capacités de réception opposées, commentent la pièce qui va suivre:

LE MARQUIS.
Puisque ce n'est qu'à la comédie que tu t'intéresses, je te dirai premièrement qu'elle a pour titre le double Veuvage.

LE CHEVALIER.
Le double Veuvage, quel titre est-ce là ? Je n'y comprends rien. Il faut que la pièce ne vaille pas le diable.

LE MARQUIS.
Il ne faut pas condamner une pièce sur le titre, mais tu pourras condamner le titre, quand tu auras vu la pièce entière.

LE CHEVALIER.
Moi ! Me donner la patience d'écouter toute une pièce ! Hé ! Que sais-je si elle en vaut la peine.

LE MARQUIS.
C'est pour le savoir qu'il faut l'écouter : le silence, qui règne à présent dans le parterre, t'apprend que les gens de bon esprit écoutent avant que de juger.

LE CHEVALIER.
Ce silence sera bientôt troublé.

LE MARQUIS.
Si le trouble est universel, cela prouvera que la pièce est mauvaise : car les mouvements passionnés du particulier ne déterminent point le général ; et le public conserve toujours certaine équité dominante, qui sait maintenir une attention proportionnée au mérite des pièces.

LE CHEVALIER.
Tu me fatigues avec tes idées d'attention ; je soutiens moi qu'une pièce ne vaut rien, quand il faut de l'attention pour la trouver bonne : je veux pouvoir causer, badiner, prendre du tabac à droit, et à gauche, sortir au milieu d'une Scène, rentrer à la fin d'une autre, et toutes les fois que je rentre, je prétends trouver quelque pointe d'esprit qui me réjouisse.

LE MARQUIS.
Un homme censé ne se réjouit que des plaisanteries qui naissent du sujet.

LE CHEVALIER.
Que me fait le sujet à moi, il n'y a que cela qui m'ennuie.

LE MARQUIS.
Le sujet n'ennuie point, quand il est intéressant. On aime à voir des caractères soutenus, une intrigue nette et suivie, des situations qui surprennent, quoiqu'elles soient bien préparées, et de temps en temps quelque plaisanterie sans grossièreté.

LE CHEVALIER.
Oh ! Je veux un peu de gros sel, la... de ces équivoques claires.

LE MARQUIS.
Tu n'en trouveras point dans cette pièce-ci.

LE CHEVALIER.
Est-ce que tu l'as lue ?

LE MARQUIS.
Oui : l'auteur est de mes amis.

LE CHEVALIER.
Il est de tes amis ? Ah ! Parbleu je protégerai sa pièce, j'y viendrai tous les jours. Est-elle longue ?

LE MARQUIS.
Elle est longue comme une pièce en cinq actes, quoiqu'elle n'en ait que trois.

LE CHEVALIER.
Il n'y a que trois actes, dis-tu ?

LE MARQUIS.
Non, et quelques accompagnements qui font la longueur du spectacle ordinaire.

LE CHEVALIER.
Ordinaire tant qu'il te plaira ; Mais enfin ce ne sont que trois actes, et il m'en faut cinq, je ne suis pas dupe. L'auteur se moque-t-il de moi de rogner ainsi mes plaisirs ?

LE MARQUIS.
C'est la même longueur, te dis-je.

LE CHEVALIER.
N'importe, ces trois actes me blessent l'imagination, je vais ressortir. Adieu, Marquis, adieu, je pars pour Versailles. Mais à Versailles on me va demander mon sentiment sur la pièce nouvelle ; Je veux avoir le mérite de la décrier le premier. Dis-moi les défauts que tu y as trouvés ? Tu me regardes, est-ce qu'il n'y a point de défauts à cette comédie ?

LE MARQUIS.
Il y en a mille ; mais ce n'est point aux défauts que je m'attache d'abord.

LE CHEVALIER.
Tu n'es donc pas connaisseur ?

LE MARQUIS.
Je ne m'en pique point : mais toi qui t'en piques, crois-tu être capable de...

LE CHEVALIER.
Qu'appelles-tu capable ? Sais-tu que quand je veux me donner la peine de m'appliquer au solide, j'en suis plus capable que toi.

LE MARQUIS.
Je le crois.

LE CHEVALIER.
Et pour examiner à fond une comédie, et pour en faire ce que l'on appelle l'analyse... l'analyse, tu vois que j'ai de l'érudition ; car enfin nous savons ; poème épique, dramatique.

LE MARQUIS.
Je crois que tu sais comme Aristote, la protase, l'épitase et la ééripétie.

LE CHEVALIER.
De quoi s'agit-il dans ce poème ?

LE MARQUIS.
Je vais te le dire : premièrement la Scène est dans le château d'une dame d'une grande qualité, d'une Comtesse.

LE CHEVALIER, à part sans écouter le Marquis.
La protase !

LE MARQUIS.
Cette comtesse s'ennuie fort à la campagne.

LE CHEVALIER.
L'épitase ! Cet Aristote avait de plaisants mots.

LE MARQUIS.
Pour se désennuyer, et pour faire un mariage où elle s'intéresse.

LE CHEVALIER.
La péripétie.

LE MARQUIS.
Cette Comtesse, entends-tu cette Comtesse...

LE CHEVALIER.
La Comtesse... J'entends bien.

LE MARQUIS.
Veut avoir le consentement d'une tante.

LE CHEVALIER.
Péripétie, la Comtesse...

LE MARQUIS.
À qui l'on fait croire qu'elle est veuve.

LE CHEVALIER.
Péripétie, La Comtesse, péripétie... péripétie... Adieu Marquis, je vais expliquer tout cela à la Cour.

LE MARQUIS.
Et moi, je vais demander au musicien des chansons.

LE CHEVALIER.
Des chansons ! Est-ce qu'il y a des chansons dans la pièce ?

LE MARQUIS.
Oui.

LE CHEVALIER.
Je la verrai donc, je ne pars plus. Que ne me disais-tu cela d'abord ?

LE MARQUIS.
J'ai commencé par l'essentiel.

LE CHEVALIER.
Qu'entends-tu donc par l'essentiel ? Quoi un verbiage, qui ne fait que passer par les oreilles ? Des chansons demeurent dans la tête, on emporte cela. En sais-tu quelqu'une ? Chante-la moi.

LE MARQUIS.
Tu es fou ; moi chanter sur un théâtre !

LE CHEVALIER.
Pourquoi non, j'y danse bien moi derrière les acteurs.

LE MARQUIS.
J'entends les violons, on commencera dans peu : où vas-tu te placer, sur le théâtre ?

LE CHEVALIER.
Non.

LE MARQUIS.
Dans les loges ?

LE CHEVALIER.
Non.

LE MARQUIS.
Dans le parterre ?

LE CHEVALIER.
Non parbleu.

LE MARQUIS.
Où te placer donc pour bien entendre ?

LE CHEVALIER.
Où je me place d'ordinaire, dans les foyers.

LE MARQUIS.
Dans les foyers pour bien entendre !

LE CHEVALIER.
Ce n'est pas pour cela ; mais on y est à son aise, et on s'avance, quand on entend rire : je m'y en vais, tu m'appelleras aux chansons.

LE MARQUIS.
On ne laisse pas d'avoir souvent dans les foyers, des scènes aussi comiques que sur le théâtre.

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