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1664

Jean Donneau de Visé, Lettre sur les affaires du théâtre

Les Diversités galantes, Paris, Ribou, 1664

Sur le succès des comédies de Molière

La "Lettre sur les affaires du théâtre" (publiée au sein des Diversités galantes) consacre un long développement à dévaloriser le goût pour la comédie que Molière voudrait, soi-disant, imposer. Le pamphlet présente à ce propos une série de critère de distinction et précise les raisons du succès public de la comédie moliéresque pour mieux en nier la valeur. Il en profite également pour faire l'éloge de Corneille.

L’on peut dire toutefois pour le justifier en quelque sorte qu’il a plus de raison d’attaquer les ouvrages sérieux que les marquis et qu’il se venge sur les premiers du mauvais succès de son Dom Garcie et l’on peut aussi ajouter qu’il se venge en même temps des marquis qui ne l’ont pas approuvé.

[…]

Il y a bien de la différence entre le succès d’une comédie et celui d’une pièce sérieuse. Une pièce sérieuse réussit pour son mérite, et sa bonté seule nous oblige à lui rendre justice, mais l’on va souvent voir en foule une pièce comique, encore que l’on la trouve méchante et l’on va plutôt aux ouvrages qui sont de la nature de ceux d’Elomire pour les gens que l’on y croit y voir jouer de la pièce car l’on sait bien qu’il ne s’en pique pas. Si l’on court à tous les ouvrages comiques, c'est pour ce que l’on y trouve toujours quelque chose qui fait rire et que ce qui en est méchant et même hors de vraisemblance est quelquefois ce qui divertit le plus. Les postures contribuent à la réussite de ces sortes de pièces et elles doivent ordinairement tous leurs succès aux grimaces d’un acteur. Nous en avons un exemple dans l’Ecole des femmes ou les grimaces d’Arnolphe, le visage d’Alain et la judicieuse scène du notaire ont fait rire bien des gens. Et sur le récit que l’on en a fait, tout Paris a voulu voir cette comédie. Mais Elomire ne doit pas pour cela publier que tout Paris regarde l’Ecole des femmes comme un chef-d’oeuvre puisque hors ses amis qui voient ses ouvrages avec d’autres yeux que les autres, tout le monde en a d’abord reconnu les défauts. Ceux qui en virent la première représentation se souviennent bien qu’elle fut généralement condamnée et quoique le mal que l’on dit d’un ouvrage vienne rarement aux oreilles d’un auteur, Elomire en a depuis ouï conter les défauts à tant de monde qu’il a cru en devoir faire lui-même une critique pour empêcher les autres d’y travailler.

Ce qui fut cause que je fis ensuite ma Zélinde voyant qu’il avait agi en père et qu’il avait eu trop d’indulgence pour ses enfants. Il dit qu’il peint d’après nature ; cependant, quoique nous voyons bien des jaloux, nous en voyons peu qui ressemblent à Arnolphe, ce pourquoi il se devrait donner entre plus de gloire et dire qu’il peint d’après son imagination, mais comme elle ne lui peut représenter des héros, je suis assuré qu’il ne nous en fera jamais voir s’ils ne sont jaloux. Ce sont là les grands sentiments qu’il leur inspire et la jalousie est tout ce qui le fait agir depuis le commencement jusques à la fin de ses pièces sérieuses aussi bien que de ses comiques et puisqu’il y met si peu de différent je ne sais pas pourquoi qu’il assure que les pièces comiques doivent l’emporter sur les sérieuses.

Pour moi, ce n’est pas mon sentiment et les raisons que je vous en vais donner vous feront connaître que l’on doit être beaucoup plus estimé pour avoir fait une bonne pièce sérieuse que pour en avoir composé un grand nombre de comiques. Pour faire parler des héros il faut avoir l’âme grande ou plutôt être héros soi-même, puisque les grands sentiments que l’on met dans leur bouche et les belles actions que l’on leur fait faire sont plus souvent tirées de l’esprit de celui qui les fait parler que de leur histoire. Il n’en va pas de même des fous que l’on peint d’après nature ; ces peintures ne sont pas difficiles, l’on remarque aisément leurs postures, on entend leurs discours, l’on voit leurs habits et l’on peut sans beaucoup de peine venir à bout de leur portrait. Mais dans celui des héros, il faut que le jugement et l’esprit s’y fassent remarquer. Et comme l’histoire ne fournit que le premier trait de ces portraits parlants, si l’on n’a tous les sentiments d’un héros, l’on ne peut ajouter ce qui manque à leur histoire ni enfanter les sentiments que l’on leur doit donner. L’on peut voir par là que ces peintures ne sont pas si faciles à faire que nous veut persuader Elomire.

[…]

Il est aisé de connaître par toutes ces choses qu’il y a au Parnasse mille places de vides entre le divin Corneille et le comique Elomire et que l’on ne les peut comparer en rien puisque pour ses ouvrages le premier est plus qu’un Dieu et le second est auprès de lui moins qu’un homme et qu’il est plus glorieux de se faire admirer par des ouvrages solides que de faire rire par des grimaces, des turlupinades, de grandes perruques et de grands canons.

[…]

Il veut encore nous persuader pour rendre sa cause bonne que les français n’aiment qu’à rire. Mais il fait voir par là qu’il les estime peu, puisqu’il ne les croit pas capables de goûter les belles choses.

Pamphlet disponible sur Gallica.


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