1666

Jean Cordier, La Famille sainte

Paris, Bechet, 1666

Les effets du théâtre

Pour répondre à la question "peut-on se divertir à la comédie ?", ce manuel pratique de religion commence par présenter au lecteur contemporain les raisons d'être et effets attendus de la représentation :

N'est-ce point aussi que nous nous plaisons à voir une chose bien imitée ? Il est bien des copies qui sont plus agréables que leur original. Nous entendons plus volontiers un homme qui contrefait le grognement d'un pourceau que si nous entendions la bête même. La peinture d'un homme pourri ou brûlé qui tombe par pièces et par morceaux se voit avec satisfaction, l'original ne se pourrait voir sans horreur. Si cela n'était point, pourquoi aurions nous tant d'ardeur pour aller repaître nos yeux d'une misère feinte ou passée depuis longtemps ou d'une félicité imaginaire ? Non seulement nous y allons, mais notre cœur se plaît d'y être touché des sentiments de compassion qui nous tirent quelquefois des larmes, et bien que nous n'ignorons pas que la disgrâce que nous pleurons est d'une personne qui est morte il y a cinq ans [sic] nous aimons notre tendresse et l'amertume que nous en concevons nous est douce. Ce n'est pas que nous manquions en nos jours de véritables objets de la bonne et de la mauvaise fortune. Pourquoi donc en aller chercher sur les théâtres ? Pourquoi quitter la vérité pour des choses inventées et qui ne sont que de montre ? Pourquoi y faire notre joie de notre douleur ? Pourquoi nous y réjouir en pleurant et y pleurer en nous réjouissant ? […]

[Le but de la tragédie] n'est que de nous faire faire des réflexions utiles sur la vanité des biens, que plusieurs recherchent avec trop de chaleur. Tantôt elle fait voir jusqu'où les ambitieux ont été portés sur les ailes de leurs vains désirs et puis elle les fait tomber si promptement que leurs chutes nous donnent plus d'épouvante que leur élévation ne nous avait donné d'admiration. Tantôt elle représente les passions honteuses et mesquines d'un avaricieux qui n'a que des pensées pour s'enrichir. Elle nous en déclare si bien toutes les inquiétudes de la vie et le désespoir à la mort qu'à moins d'avoir une âme de griffon, elle nous fera résoudre à ne vouloir des richesses qu'autant qu'elles sont nécessaires pour soulager les besoins de notre indigence. Quelquefois, elle fait venir sur le théâtre un amant passionné, mais elle en dépeint si naïvement toutes les bassesses et toutes les folies qu'il est aisé de conclure que l'amour des femmes nous fait oublier que nous sommes hommes. Elle nous imprime l'horreur d'un plaisir qui nous fait devenir bêtes. D'autres fois elle fait montre d'un vindicatif qui se consomme et se ronge en de vains efforts et qui pense avoir de grands avantages sur son ennemi quand il s'est coupé un bras pour lui faire perdre un doigt. Elle le tourne et le retourne en tant de façons qu'il n'est point de spectateur qui ne juge qu'il vaut mieux accorder un pardon que de poursuivre une vengeance.

Bien que la tragi-comédie n'ait pas tant de retenue et qu'elle donne quelquefois lieu à de jolies inventions, elle ne peut être condamnée, tandis qu'on ne la tire point hors de sa propre assiette et même il arrive assez souvent que comme les matières qu'elle traite sont plus populaires, le fruit en est plus universel que de la tragédie. On se les approprie plus facilement et on profite des fautes d'autrui qui ne nous sont représentées que pour nous empêcher de les faire.

Tout le mal vient de la comédie, laquelle étant d'une humeur bouffonne, pour peu qu'on lui lâche la main, elle s'épanche en des libertés dangereuses. Elle rend le vice si ingénieux, elle le pare de si beaux habits qu'au lieu de le faire fuir, elle le fait aimer. Ce désordre ne lui est point naturel, il ne lui vient que du dehors, mais elle semble en donner l'occasion car, ne se servant que de personnes basses et contemptibles qui n'ont point de cœur pour l'honneur, elle ne leur peut donner des actions bien relevées. Elle les laisse agir comme de petites gens qui n'ont que des mots de raillerie et qui se persuadent que plus elles font rire, plus elles font bien.

[p.463, concluant un développement sur Rome et son théâtre du vice] : Quel plus puissant attrait y pouvait-il avoir pour tirer un homme à la débauche que de voir que les dieux faisaient gloire de leurs impuretés ? Quelle punition peut-on craindre de son péché quand on le voit pratiquer par son juge ? Qu'est-ce qui pouvait retenir un jeune homme de faire mal devant que la divinité était à mépris et le vice en exemple ?

Traité disponible sur Google Books (p. 457 et suiv.)


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