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1707

(Florent Carton dit) Dancourt, Le Diable boiteux

Paris : P. Ribou, 1707

Première sortie au théâtre

Dans la première scène du prologue, le personnage du Diable présente à ces deux spectatrices novices les lieux et les usages du théâtre, en mentionnant aussi la mauvaise foi de certains spectateurs:

THÉRÈSE.

Mais en quel endroit de Paris sommes-nous, s'il vous plaît ? Voilà bien du monde assemblé, la ville serait-elle partout aussi peuplée qu'elle l'est ici ?

LE DIABLE.

Une femme d'esprit et d'expérience comme vous, peut-elle faire cette question ? Et ne voyez-vous pas que vous êtes dans un lieu de spectacle, que c'est ici le Théâtre de la Comédie ?

SANCHETTE.

Nous sommes ici à la Comédie ? Ah ! Que je suis aise.

LE DIABLE.

La Comédie et ses dépendances sont de ma direction, comme vous savez ; et quand on arrive dans une ville, il est bon de descendre d'abord dans un lieu connu.

THÉRÈSE.

Vous connaissez donc les comédiens, Seigneur Asmodée ?

LE DIABLE.

Si je les connais ? Parfaitement. C'est moi qui souffle de la malice à l'un, de la présomption à l'autre, qui donne de l'esprit à celui-ci, l'opinion d'en avoir à celui-là, et qui leur inspire à tous en général ces sentiments d'union, d'intelligence et de politesse qui règnent ordinairement parmi eux.

THÉRÈSE.

Ils vous ont bien de l'obligation vraiment, et je ne donne pas qu'ils n'aient de grandes déférences pour vous.

LE DIABLE.

La reconnaissance n'est pas leur faible ; ils trouvent qu'il y a quelque chose de trop bas là-dedans pour les caractères des héros qu'ils représentent : mais à cela près ; ce sont de bonnes personnes, et il n'y a presque pas un de ces cerveaux-là que je ne gouverne. Savez-vous bien que c'est mon nom seul qui leur attire aujourd'hui tout le monde que vous voyez ? Je ne voudrais pas jurer que cela durât ; mais quand je ne les aiderais à attraper le public qu'une fois par jour, ne serait-ce pas quelque chose ?

THÉRÈSE.

Une fois par jour ! Ce serait beaucoup, et vous auriez peine à y suffire.

LE DIABLE.

Pardonnez-moi, je ne désespérerais pas d'y réussir, sans un certain nombre de connaisseurs, qui ne veulent rire que de bonnes choses, ne se divertir que par raison. Oh, ces Messieurs-là sont bien incommodes, c'est une peste pour les pièces nouvelles.

SANCHETTE.

Mais écoutez-moi un peu, Monsieur Asmodée, vous nous avez amenées à Paris, pour nous faire connaître le monde, en voici une belle occasion, nous ne pouvons guère en voir davantage à la fois ; faites-nous, s'il vous plaît, connaître le caractère, les intrigues et le ridicule de toutes les personnes qui sont ici.

LE DIABLE.

Ce serait justement le moyen de les y faire revenir ! Vous êtes folle, petite fille.

SANCHETTE.

Pourquoi folle ? Je suis curieuse, et j'aime à m'instruire aux dépens d'autrui.

LE DIABLE.

Voilà une bonne manière !

SANCHETTE.

Une bonne manière ? N'est-ce pas la vôtre ? J'ai ouï que c'était la meilleure.

LE DIABLE.

Oui, mais ce n'est point ici qu'il faut s'en servir. Le devoir, la société, la bienséance rendent les lieux de spectacle très respectables, et ceux qui s'y trouvent le deviennent, quand ils ne le seraient pas par eux-mêmes. Tout Diable que je suis, je me garderai bien de dire en face des vérités outrageantes, et de scandaliser en public d'honnêtes personnes, qui n'ont presque point de défauts qui ne soient de ma façon.

THÉRÈSE.

Vous êtes un fort honnête Diable, Seigneur Asmodée, et je ne vous croyais point tant de conscience.

SANCHETTE.

Il en a trop, ma bonne maman, et je sens bien que je suis déjà plus malicieuse que lui, moi.

LE DIABLE.

Vous avez là une jolie enfant, Madame Thérèse.

SANCHETTE.

Hé dites-nous quelque chose qui nous amuse : voilà tant de monde de tous côtés, faut-il que tout cela nous échappe ? Disons un peu de mal de quelqu'un, Monsieur le Diable.

LE DIABLE.

Nous aurons tout le temps de satisfaire votre tempérament et votre curiosité : pour à présent qu'il vous suffise de savoir que dans ces lieux-ci, ordinairement la vanité et l'amour-propre sont sur le théâtre, le luxe et la coquetterie dans les loges, et la fine critique dans le parterre.

SANCHETTE.

Voilà quelque chose de bien instructif. J'aimerais autant ne rien savoir.

THÉRÈSE.

Elle a raison, cela est bien en général.

LE DIABLE.

Oh bien, si vous voulez quelque chose de particulier, je vais vous faire voir, sans sortir d'ici, c'est ce qui se passe à l'heure qu'il est, vers la place Maubert, chez un Procureur de ma connaissance. Quoique je ne sois pas le Diable de la Chicane, je fais les affaires de la maison, j'y suis connu, j'y régente ; et cette intrigue, où je me trouverai mêlé par-ci par-là moi-même de la petite comédie qu'on leur a promise : nous feront ensuite entre nous trois, nos réflexions en musique sur l'aventure ; et nous verrons de quoi vous êtes capables, et si vous profiterez bien du livre du monde, dont je vous ferai voir de temps en temps quelques nouveaux chapitres, avez-les figures.

Extrait signalé par J.M. Hostiou 
Comédie en ligne sur Théâtre Classique
Paris : P. Ribou, 1707 p. 4-8


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