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1707

(Florent Carton dit) Dancourt, Le Diable boiteux

Paris : P. Ribou, 1707

Réception fictionnalisée de spectateurs

Il est rare que les personnages du prologue interviennent à la fin de la comédie pour témoigner de leur réception comme c'est le cas dans cette pièce :

SCÈNE XIX.
Les Acteurs du Prologue, et ceux de la Pièce, hors Madame Lucas.

LE DIABLE.

Et remerciez le Diable Boiteux de l'heureux succès de vos affaires. C'est moi, Monsieur de Lépine, qui vous ai inspiré l'idée qui a fait déchirer le testament.

LÉPINE.

Je m'en suis douté d'abord, et je me sentais plus d'esprit que de coutume.

LE DIABLE.

Oh çà, Madame Thérèse, vous venez de voir au naturel ce qui s'est passé chez le défunt procureur, que vous en semble ?

THÉRÈSE.

Il me paraît qu'on a beau voyager, on ne trouve rien de nouveau. Le genre humain est partout le même, et les femmes de Madrid pleurent leurs époux à la manière de ce pays-ci.

LE DIABLE.

Mais que dites-vous de la petite nièce, qui, sans consulter ni sens ni raison, épouse sottement un jeune officier qui n'a rien ? Approuvez-vous fort sa conduite ?

THÉRÈSE.

Je ne l'approuve pas, mais je l'excuse : en voici la raison, écoutez.

AIR.

Tandis que l'Amour sommeille, La raison nous dit tout bas De n'aimer pas. L'Amour se réveille,
Et nous conseille De nous livrer à ses appas. On cède, hélas ! La timide raison ne parle qu'à l'oreille.
L'Amour vainqueur S'adresse au cœur.

LE DIABLE.

Oui, voilà le fait, on peut vous en croire, vous avez été quelquefois dans le cas, mais dites un peu à Monsieur l'Officier ce que vous prévoyez des suites de son mariage.

THÉRÈSE, chante.

Mon brave Officier, vous êtes gueux,
Et vous prenez femme coquette ; Demandez au Diable Boiteux,
Si vous ne faites pas tous deux Une très mauvaise emplette. Voici ce qu'il vous dira, Le bien du défunt vous mènera Tout aussi loin qu'il pourra.
Grand chère et beau feu, tant qu'il durera, Le bon temps que ce sera ! Mais ce bon temps passera. Il finira, On enragera,
On se haïra, On se le dira, On se maudira, De son côté chacun tirera ; Ainsi se terminera
Ce beau mariage-là.

LE DIABLE.

Ne vous effarouchez point du pronostic, Seigneur Éraste ; vous êtes aujourd'hui ravi de la prendre, vous serez quelque jour ravi de la quitter.

LÉPINE.

Notre mariage pourrait bien tourner à peu près de même. Qu'en penses-tu, Marton?

LE DIABLE.

Oh, ce n'est pas de même ; votre revenu n'est qu'en fonds d'esprit, à vous autres, et l'on tire toujours parti de ce fonds-là.

THÉRÈSE, chante.

Heureux qui vit du bien d'autrui, Jamais rien ne lui manque ; Dans le commerce d'aujourd'hui, C'est la plus sûre banque. On vit sans procès, sans chagrin, Et sans souci du lendemain. On ne craint orage ni grêle ; Et quand un peu d'esprit s'en mêle, On boit toujours le meilleur vin Chez sa voisine ou son voisin.

LE DIABLE.

Ce n'est pas la situation de la vie la plus malheureuse. Mais achevez, Madame Thérèse, de faire part à cette belle assemblée de vos réflexions et des petites confidences que je vous ai faites pendant la pièce.

THÉRÈSE, chante.

Sans peur des censures Du Diable Boiteux, Que les ris, les jeux, Dans vos galantes aventures, Avec les Amours Vous suivent toujours.

SANCHETTE.

Ce Diable révèle Ce que chacun fait ; Mais il est discret, Sitôt qu'un tendre Amour s'en mêle, Et trompe avec nous Les yeux des Jaloux.

THÉRÈSE.

En ce lieu Lisette, Avec son Amant, Est en ce moment ; Et le pauvre époux qui les guette Ouvre de grands yeux, Et n'en voit pas mieux.

SANCHETTE.

Tel de la satire Qu'on débite ici Ne prend nul souci, Et de son voisin pense rire, Qui prend pour autrui Ce qu'on dit de lui.

THÉRÈSE.

La vieille Artémise,
S'étant ce matin Cru voir un beau teint, Dans une glace de Venise,
Est ici ce soir Pour le faire voir.

SANCHETTE.

Là, près d'une belle Un vieux Financier, Amant pour payer, Baille dans la loge avec elle. Et l'Amant chéri Au parterre en rit.

LÉPINE.

Si de notre zèle Le Public content Vient ici souvent Revoir notre Pièce nouvelle, Le Diable Boiteux Sera trop heureux.

Extrait signalé par J.M. Hostiou 
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