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[s. d.]

Jean-François Regnard, La Critique du légataire universel

Paris : P. Ribou, 1708

Portraits de spectateurs ridicules

La scène IV de cette petite comédie présente une galerie de spectateurs ridicules qui évaluent la pièce selon des critères bien particuliers :

LE MARQUIS.
Apprenez, monsieur le jurisprudent hors de saison, qu'il n'est point question, dans une comédie, du droit romain ni de Justinien : il s'agit de divertir les gens d'esprit avec art ; et je vous soutiens, moi, que la conduite de cette pièce est très sensée.

MONSIEUR BONIFACE.
C'est dont nous ne convenons pas parmi nous autres savants.

LE MARQUIS.
Le premier acte expose le sujet ; le second fait le nœud ; dans le troisième commence l'action ; elle continue dans les suivants : tout concourt à l'événement ; l'embarras croît jusqu'à la dernière scène ; le dénouement est tiré des entrailles du sujet. Tous les acteurs sont contents, et les spectateurs seraient bien difficiles s'ils ne l'étaient pas, puisqu'il me paraît qu'ils ont été divertis dans les règles.

LA COMTESSE.
Pour moi, je n'entends point vos règles de comédie : mais mon frère le Chevalier, qui a bon goût, et qui est presque aussi sage que moi, m'a dit qu'elle ne valait rien ; il ne l'a pourtant point encore vue.

LE MARQUIS.
C'est le moyen d'en juger bien sainement.

LA COMTESSE.
Il n'a cependant manqué aucune représentation. La première, il ne vit rien ; la seconde, il n'entendit pas un mot ; la troisième, il ne vit ni n'entendit ; et, toutes les autres fois, il était dans les foyers occupé devant le miroir à rajuster sa personne, ranimer sa perruque, se renouveler de bonne mine, pour être en état de donner la main quelque femme de qualité, et la conduire avec succès dans son carrosse.

LE MARQUIS.
Je ne m'étonne pas s'il en parle si bien.

LA COMTESSE.
Pour moi, ne trouvant plus de place dans les premières loges, je l'ai vue la première fois dans l'amphithéâtre, où je me trouvai entourée de cinq ou six jeunes seigneurs qui ne cessèrent de folâtrer autour de moi : jamais jolie femme ne fut plus lutinée ; et, si la pièce n'avait promptement fini, je ne sais, en vérité, ce qu'il en serait arrivé.

LE MARQUIS.
Vous avez bien raison, madame la Comtesse, de pester ; vous n'avez jamais tant couru de risque en vos jours qu'à cette comédie.

MONSIEUR BONIFACE.
Pour moi, j'étais dans le parterre à la première représentation ; il ne m'en a jamais tant coûté pour voir une mauvaise comédie : une moitié de mon justaucorps fut emportée par la foule, et j'eus bien de la peine à sauver l'autre au milieu des flots de laquais qui m'inondèrent de cire en sortant, et me brûlèrent tout un côté de ma perruque.

LA COMTESSE.
Les auteurs qui ont des habits aussi mûrs que le vôtre, monsieur Boniface, ne doivent point se trouver dans le parterre à une première représentation.

LE MARQUIS.
Madame la Comtesse a raison. Vous êtes là un tas de mauvais poètes cantonnés par peloton (je ne parle pas de ceux qui sont avoués d'Apollon, dont on doit respecter les avis) ; vous êtes là, dis-je, comme des âmes en peine, tout prêts à donner l'alarme dans votre quartier, et à sonner le tocsin sur un mot qui ne vous plaira pas. Sont-ce deux ou trois termes hasardés, négligés ou mal interprétés qui doivent décider d'un ouvrage de deux mille vers ?

LA COMTESSE.
Tu te rends, Marquis ; tu fléchis ; tu demandes quartier. Courage, monsieur Boniface ; remettez-vous ; l'ennemi plie ; tenez bon, quand il devrait aujourd'hui vous en coûter votre manteau. Te moques-tu, Marquis, de te mesurer avec monsieur Boniface ? C'est le plus bel esprit du siècle ; il a voix délibérative aux cafés ; et c'est lui qui fait un livre qui aura pour titre : le Diable partisan, ou l'Abrégé des soupirs auprès des cruelles.

LE MARQUIS.
Mais enfin, vous conviendrez que la pièce est...

LA COMTESSE.
Horrible, détestable, archidétestable ; et qu'il n'y a que les entr'actes qui la soutiennent.

MONSIEUR BONIFACE.
Que voulez-vous dire avec vos entr'actes ? Il me semble qu'il n'y en a point.

LA COMTESSE.
Il n'y en a point ! Comment appelez-vous donc ces pirouettes, ces caracoles, ces chaudes embrassades qui se font sur le théâtre pendant qu'on mouche les chandelles ? Voilà ce qui s'appelle des scènes d'action et de mouvement des plus comiques. Place au théâtre ! Haut les bras ! Demandez plutôt au parterre, je suis sûr qu'il sera de mon avis. Mais je perds ici bien du temps. Mon cher monsieur Boniface, voyez, je vous prie, si mon carrosse n'est point à la porte : de moment en moment je sens que je m'exténue ; je fonds, je péris, je deviens nulle.

Extrait signalé par J.M. Hostiou.  
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