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1663

J. B. P. Molière, La Critique de l'Ecole des femmes

Paris, Ch. Sercy, G. de Luyne, C. Billaine, E. Loyson, J. Guignard, Cl. Barbin, G. Quinet, 1663

Un critère de jugement : la règle contre l'effet

Dans cette comédie de salon, qui prend pour objet la réception même de L’Ecole des femmes, les personnages proposent plusieurs manières de recevoir une comédie:

Scène VI :

DORANTE :
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde, et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ; et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

URANIE :
J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là ; c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE :
Et c’est ce qui marque, Madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

URANIE :
Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent, et lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.

DORANTE :
C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce, excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier français.

URANIE :
Il est vrai ; et j’admire les raffinements de certaines gens, sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.

DORANTE :
Vous avez raison Madame, de les trouver étranges tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.

LYSIDAS :
Enfin, Monsieur, toute votre raison, c’est que L’École des femmes a plu ; et vous ne vous souciez point qu’elle soit dans les règles pourvu...

DORANTE :
Tout beau, Monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, et qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu’un autre, et je ferais voir aisément que peut-être, n’avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.

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