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1711

(Florent Carton dit) Dancourt, Angélique et Médor

Bruxelles, J. de Gouek, 1711

Insolence d'un chanteur d'opéra

M. Guillemin veut faire donner un opéra pour la femme qu'il aime. Assisté de Merlin, il recrute ses musiciens et chanteurs. La scène XIII présente un chanteur d'opéra imbu de lui-même.

SCÈNE XIII M. GUILLEMIN, DORISE, CLEANTE, MERLIN.

CLEANTE, en chantant.

Je quitte l'opéra, Y chante qui voudra, Puisqu'on y veut retrancher nos gages, je n'y veux plus chanter davantage. Qui est Monsieur Guillemin, de vous deux ? Est-ce vous ?

MERLIN

Non, Monsieur, ce n'est pas moi.

GUILLEMIN

Que voulez-vous, Monsieur ?

CLEANTE

Ah, c'est donc vous, Monsieur, qui voulez faire un opéra ?

GUILLEMIN

Oui Monsieur, c'est moi-même.

CLEANTE

Par ma foi, vous ferez un fort bel opéra, si vous en venez à bout.

GUILLEMIN

Eh, la raison ?

CLEANTE

La raison, c'est que votre opéra ne vaudra rien du tout à moins que je n'en sois, et que si vous ne m'en priez bien fort, et que vous ne m'en donniez de l'argent, je n'en veux pas être.

GUILLEMIN

Il s'en faudra passer. Mais voyez qu'il prend bien de la peine de venir ici pour me dire qu'il ne veut point être de opéra.

MERLIN

Je n'ai jamais rien vu de plus insolent que la musique.

CLEANTE

Et comment ferez-vous pour vous passer de moi ?

GUILLEMIN

Comment ? Comme si vous n'étiez pas au monde.

MERLIN

Fort bien. Allons ferme.

GUILLEMIN

J'ai de plus habiles gens que vous serez de votre vie.

MERLIN

Assurément.

GUILLEMIN

Et je n ai que faire de vous.

CLEANTE

Vous n'avez que faire de moi !

GUILLEMIN

Non.

CLEANTE

He bien, je veux être des vôtres.

MERLIN

Ah, je reconnais bien ici la musique. Elle fait toujours le contraire de ce qu'on souhaite.

GUILLEMIN

La musique est une extravagante.

MERLIN

Oh, il y a musique et musique, Monsieur, et ma musique à moi est musique de fort bon sens.

CLEANTE

J'ai encore quelques uns de mes camarades qui en seront aussi.

GUILLEMIN

Je ne veux point d'eux, s'ils sont faits comme vous.

MERLIN

Ne vous chargez point de ces gens-là, Monsieur.

GUILLEMIN

Je n'ai garde.

MERLIN

Ce sont de ces brouillons d'opéra, qui ne peuvent demeurer en repos.

CLEANTE

J'ai un de mes amis qui est le premier homme du monde pour abattre les maisons, pour déraciner les arbres, pour faire le possédé enfin, et c'est le plus agréable enragé que l'on aie vu depuis longtemps.

MERLIN

Voila quelque chose de bien difficile à un musicien que de faire le fou. Il n'y en a pas un qui ne jouât un rôle comme celui-là en perfection.

CLEANTE

Il n'y en a pas un qui puisse approcher cet homme-là.

MERLIN

Ah, vraiment, il me fallait voir à Bruxelles dans un certain opéra. Je ne me souviens plus quel rôle j'y jouais. Attendez, c'était Hercule mourant. Justement, quand j'entrais dans cette fureur, je trouvais un homme auprès de moi, je le prenais par les pieds et je lui cassais la tête contre les murailles. Tout le monde était charmé de cela.

CUILLEMIN

Comment diantre, cela devait être fort beau.

MERLIN

Eh tenez, je m'en vais repasser cette scène-là avec vous. Tenez-vous bien.

GUILLEMIN

Non, s'il vous plaît, cela n'est pas nécessaire.

MERLIN

Pardonnez-moi, Monsieur, c'est pour lui faire voir seulement.

GUILLEMIN

Je n'ai que faire de cela.

MERLIN Eh bien je la repasserai avec lui. Ce sera la même chose.

CLEANTE

Avec moi ? Oh, je n'ai jamais joué que de grands rôles, et je ne me veux pas abaisser à en jouer de petits comme celui de cet homme-là. Repassez votre scène avec Mademoiselle si vous voulez.

p. 27-31.

Extrait disponible sur Google Books.


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