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1674

Charles Perrault, Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d’Alcide

Paris : C. Barbin, 1674

Critiques savants et non savants

À la fin de la critique de l’Alceste, Cléon et Aristippe en reviennent à leur débat initial : pourquoi le premier a-t-il autant aimé la pièce alors que tout le monde la critique ? Il ne s’agit que d’une question de type de spectateur, semble nous suggérer Cléon : le théâtre est une chose sérieuse qui ne peut être jugée convenablement que par un savant.

ARISTIPPE
Tout ce que vous dites-là me semble très bon ; mais d’où vient encore une fois, que s’il y a tant de belles choses dans l’Alceste de votre auteur, personne ne les y voit que vous.

CLÉON
Il n’y a guère de personnes qui ne les vit aussi bien et mieux que moi, s’il voulait les regarder sans prévention ou sans une trop grande crainte de se méprendre. Au lieu de se demander à soi-même si la pièce est bonne, si elle divertit, si elle touche, si elle émeut, ce qu’il serait bien aise de savoir, on s’empresse de demander ce qu’en pensent les connaisseurs. Et l’on ne considère pas que bien souvent ces prétendus connaisseurs ne s’y connaissent guère, ou qu’ils ont des raisons par-devers eux d’en parler contre leur connaissance.

ARISTIPPE
J’ai pourtant oui dire qu’il faut croire chacun dans son art, et qu’il y a du péril à juger des choses qu’on ne connait pas.

CLÉON
Ce que vous dites est très véritable, aussi conseillerais-je en ce qui regarde la poésie, de s’en rapporter à ceux qui en ont fait une étude particulière, s’il était bien sûr qu’ils parlassent sincèrement. Mais ces maîtres de l’art sont très rares, et à la réserve de quelques-uns qui sont fort habiles, je m’en fierais bien plus à un galant homme de bon sens, qu’à un savant prétendu qui aurait beaucoup, mais mal étudié cette matière. Car en fait de poésie, et de ce qui regarde la science du théâtre, il n’est rien de si aisé que de s’y tromper, quand on veut y entendre trop de finesse ; et de mal expliquer les préceptes d’Aristote et d’Horace, qui ne causent pas moins de désordre et de confusion dans une cervelle mal tournée, qu’ils apportent de lumière dans un esprit bien fait et né pour ces sortes de connaissances. Il faut considérer que les comédies ne sont pas faites pour plaire seulement aux habiles, mais à tous les honnêtes gens que Térence appelle le peuple, et que suivant son témoignage, elle est parvenue à sa fin, si elle a su leur plaire. Quand un galant homme qui n’aura jamais lu Aristote ni Horace, me dira qu’une pièce lui a plu, qu’elle a attiré agréablement toute son attention, qu’il en a très bien compris le nœud ; qu’il en a eu de l’inquiétude ; qu’ensuite il a vu le dénouement avec joie et qu’il est sorti de la comédie avec un grand désir de rencontrer quelqu’un de ses amis pour la lui raconter ; je croirai que la pièce que ce galant homme a vue est bonne, et ce témoignage sera plus fort à mon égard que toutes les raisons des demi savants. Car la différence qu’il y a entre un homme savant et un homme qui ne l’est pas, quand le bon sens est égal de part et d’autre, ne va point à leur faire ressentir diversement l’effet de la comédie ; ils se divertiront ou s’ennuieront également à une pièce, avec cette différence seulement, que le savant pourra dire pourquoi il s’est ennuyé, et pourquoi il s’est diverti ; et que le galant homme qui n’a pas fait d’étude et de réflexions sur l’art poétique, ne le pourra dire.

Relation disponible sur Gallica, p. 70-75.


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »