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1666

Charles Cotin, La Critique désintéressée sur les satires du temps

s.l.n.d.

Entre jugement poétique et expérience de spectateur

Ce texte polémique s’inscrit dans le cadre de la querelle qui éclate avec la publication des Satires de Boileau. À la fin du texte, un "conte" est inséré dans lequel le sage Aristippe (sans doute Guez de Balzac) développe des considérations sur le théâtre de son temps - sans doute les années 1640: publié en 1666, cet extrait semble toutefois provenir d'un écrit antérieur. L'évaluation poétique se confond ici étroitement avec l'expérience de spectateur:

Pour divertir le lecteur en l’instruisant, autant que j’en suis capable, je vous ferai, s’il vous plaît, un certain conte dont vous pourrez faire après l’application.
Un des plus galants, et des plus polis seigneurs de la cour, demandait un jour au sage et savant Aristippe pourquoi il n'allait plus à la comédie. Aristippe lui répondit qu'il irait fort volontiers si le théâtre y était mieux entendu; si les poètes dramatiques ne transféraient point la scène d'une partie du monde à l'autre presque à chaque acte; et s'ils ne faisaient point toute l'histoire de la vie des principaux personnages en une seule de leurs pièces. Ou si tout au contraire les poètes du temps passant d'une extrémité à l'autre ne faisaient quelquefois leur scène d'une seule chambre, où tout était si contraint et si gêné, si fort contre l'apparence et la possibilité des choses, que durant tout le spectacle l'esprit des spectateurs était comme à la torture.
- Le moyen, ajoutait cet homme un peu délicat, que l'on me représente en trois heures que peut durer la comédie, un si grand nombre d'aventures qu'elles n'arriveraient pas en dix ans. Et cela sans suite nécessaire, sans liaison, et sans dépendance, sans mêler l'intrigue ni la démêler vraisemblablement. Rimer des paroles n'est pas composer une comédie. La comédie est un tableau de la vie humaine, où il faut que la bienséance soit exactement gardée; où il faut observer le vraisemblable et le nécessaire; où les incidents principaux naissent les uns des autres en telle sorte que chacun d'eux étant ordinaire et commun, ce qui pourtant résulte de tous ensemble, soit contre l'attente et l'espérance publique. La disposition de la fable, comme dirait les anciens, ou du sujet est si mauvaise que souvent ce qui ne devrait être qu'à la fin de la pièce, la catastrophe, arrive au second ou troisième acte. Ce n'est pas, continuait-il, que dans les tragédies de l'Hôtel de Bourgogne je ne trouve de belles pensées, d'heureuses expressions, de beaux sentiments, des passions bien poussées, des portraits ou des caractères achevés. Mais laissant à dire, que les principaux personnages outrent souvent leur caractère, je souhaiterais que de si belles choses ne fussent point autant de pièces détachées, et que toutes leurs parties fissent un corps. Je désirerais que les Belleroses, les Léandres eussent, s'il était possible, un autre Dieu que le gain. Qu'ils eussent quelque honneur, et quelque gloire. Mais c'est de quoi le comédien se met peu en peine.
Gestit enim nummos in loculum demittere; post hoc
Securus Cadat, an recto stet fabula Talo
[Hor. I.20. Epi]
D'abord ce jeune seigneur auquel Aristippe en avait tant conté, eut quelque secrète complaisance en son cœur de se voir mieux instruit que d'autres. Mais n'étant enfin ni joueur, ni chasseur, ni débauché, et la cour ne se faisant pas à toutes les heures, il se trouva fort empêché de sa personne, ne sachant plus que devenir. Sa science alors commença de lui être à charge. Il retourna voir Aristippe, et lui dit fort plaisamment:
- Au nom des Muses, Monsieur, où si vous l'aimez mieux au nom de Madame la Marquise de Rambouillet, et de Madame Desloges, Rendez-moi, s'il vous plaît, mon ignorance, car je m'ennuie mortellement. Il ajouta pour le bon du conte: - et je ne sais comment je pourrai vous sauver des comédiens: ils menacent de vous jouer à la farce, et ne peuvent plus souffrir les entraves, et les fers que vous donnez à la comédie. Elle qui est si gaie, et si enjouée, et qui n'est faite que pour le plaisir. Aristippe répondit doucement:
- La colère de ces Messieurs ne me surprend pas; en effet, j'en sais un peu trop pour eux, et cela les doit fâcher. Je leur abandonne donc ma réputation, pourvu qu'ils ne m'obligent point de voir leurs farces. Que peut-on répondre à des gens qui sont déclarés infâmes par les lois, même des païens? Que peut-on dire contre ceux à qui l'on ne peut rien dire de pis que leur nom.
Cum crimine turpior omni
Persona est.

Gros-Guillaume a joué le Parlement et le Châtelet jusque dans le Louvre; il a joué des Maréchaux de France et des Ducs et Pairs; il a dit de la première justice du Royaume qu'il l'avait prise pour un Moulin, parce qu'il n'y voyait porter que des sacs. Après cela que lui ferais-je? Quoi que fassent de semblables bouffons je leur pardonne; mais je ne sais si certains braves descendus des Simons en droite ligne leur voudront bien pardonner. Vous savez, dit-il encore, ce qui arriva encore hier au matin: le cardinal de Richelieu contrefit le Duc d'Epernon en sa présence; après l'avoir contrefait assez longtemps, il lui dit, comme par excuse: "Monsieur pardonnez cette petite liberté entre amis". Le Duc répondit au Cardinal: "Ah, Monsieur, je sais mon monde, tous les jours Marais me coupe devant le Roi, et si je ne m'en fais rire".

Édition de 1690-1700 en ligne sur Gallica p. 57-62


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