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1700

Évariste Gherardi, Les Chinois

Paris, J. B. Cusson et Pierre Witte, 1700.

Une spectatrice hypocrite

Dans la deuxième scène des Chinois, une comédie de Regnard et Dufresny créée en 1693, Apollon et Thalie font l’éloge de la comédie. Le support de ce discours, c’est le portrait d’une spectatrice hypocrite, qui adore aller à la comédie mais refuse d’y mener sa fille, au nom de la morale.

PIERROT [en petite fille]
[…] J'aime la comédie italienne à la folie, et ma bonne maman ne veut pas m'y mener.

THALIE
C'est une folle. Il faut y aller sans elle ; vous ne serez pas la première.

APOLLON
Votre mère a tort, ma belle enfant, de vous priver du plaisir le plus agréable et le plus innocent qu'il y ait aujourd'hui.

THALIE
Assurément ; si j’étais mère, j’aimerais mieux que ma fille allât tout un hiver à la comédie, qu’une fois au bois de Boulogne pendant la sève du mois de mai.

[…]

APOLLON
La comédie forme l’esprit, élève le cœur, anoblit les sentiments ; c’est le miroir de la vie humaine qui fait voir le vice dans toute son horreur et représente la vertu avec tout son éclat. Le théâtre est l’école de la politesse, le rendez-vous des beaux esprits, le pied d’étal des gens de qualité. Une petite dose de comédie, prise à propos, rend l’esprit des dames plus enjoué, le cœur plus tendre, l’œil plus vif, et les manières plus engageantes, et c’est le lieu où le beau sexe brille avec le plus d’éclat.

PIERROT
Je prétends bien y briller comme un[e] autre, quand je serai grande.

APOLLON
Mais quelle raison votre mère a-t-elle pour ne vous pas mener aux Italiens ?

PIERROT
Elle dit qu’il y a quelquefois des paroles un peu libres ; mais ce qui me fait endêver, c’est qu’elle ne laisse pas d’y aller tous les jours.

THALIE
Il y a tout plein de mères de ce naturel-là ; ce sont des affamées, qui n’en veulent que pour elles.

APOLLON
Je ne sais pas quels peuvent être ces mots libertins qui effarouchent tant la maman. Pour moi, je n’y vois que des mots tout pleins de sel, qui à la vérité sont quelquefois à double entente ; mais toutes les plus belles pensées du monde ont deux faces : tant pis pour ceux qui ne les prennent que du mauvais côté ; c'est une vraie marque de leur esprit corrompu et vicieux. Mais ne vous en a-t-elle pas dit quelques uns de ces vilains mots-là ?

PIERROT
Oh, dame ! Elle ne les dit devant moi qu'à bâtons rompus : elle parle seulement, que les Italiens sont des drôles qui nomment toutes les choses par leurs noms. Par exemple, elle dit qu'ils appellent un homme marié... d'un certain mot que je n'oserais dire.

THALIE
Cocu, peut-être ?

PIERROT
Vous l'avez dit. […] Pour moi, je n'entends point de mal là-dessous ; mais quoi qu'il en soit, je vous prie, Monsieur Apollon, vous qui êtes le maître des comédiens, de leur dire qu'ils ne mettent plus de ces vilains mots-là, afin que les filles y puissent aller, et que ma mère n'ait plus de prétexte de me laisser au logis, tandis qu'elle va à la comédie. Écoutez, c'est l'intérêt des comédiens que nous allions à leurs pièces : ce sont les jolies filles comme moi qui font venir les garçons à la comédie.

THALIE
Oh ! Pour cela, Mademoiselle a raison : une femelle dans une loge attire les mâles de bien loin ; c'est l'appât dans la souricière.

APOLLON.
Je vous assure, la belle, que désormais les mères seront contentes, et que je vais de ce pas vous mener avec moi chez les Italiens, où j'assemblerai les comédiens, et je leur ordonnerai de rayer de leurs comédies tous les mots trop éveillés, et notamment tous les cocus qu'il y aura.

[…]

PIERROT
Ah ! Que vous me faites de plaisir ! L'hôtel de Bourgogne va regorger de monde ; et je vais annoncer ce changement-là à ma mère, et à toutes les femmes et filles du quartier.

THALIE.
Donnez-vous-en bien de garde. Pour une femme qui aime la réforme, il y en a mille qui ne la sauraient souffrir ; et au lieu de faire venir du monde, vous désachalanderiez le théâtre.

Jean-François Regnard et Charles Dufresny, Les Chinois, dans Évariste Gherardi, Le théâtre italien de Gherardi, ou le Recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du roi, pendant tout le temps qu'ils ont été au service, Amsterdam, Isaac Elzevir, 1707, t. IV, p. 217-221.

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