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1681

[Anonyme], Les moyens de se guérir de l’amour. Conversations galantes

Paris : G. Quinet, 1681

Floridor acteur inimitable

Une brigade s’en va à la campagne avec un abbé qui est en charge de choisir les lectures. Dans la cinquième conversation, la brigade évoque le problème de se détacher des objets qui peuvent rappeler un amour malheureux. L’un des personnages cite des vers de Bérénice de Racine, et la conversation porte ensuite sur l’opéra et la comédie qui peuvent émouvoir et corrompre. Floridor y est évoqué comme grand acteur.

Quoi ? Vivre sans aller ni à l’Opéra ni à la Comédie ! J’aimerais mieux être privée pour jamais de tous les plaisirs que l’on dit que l’Amour fait goûter, que de ceux que je prends à la Comédie et surtout à l’opéra. Vous l’aimez donc bien fort, répondit le marquis, puisque vous osez préférer les divertissements à ceux mêmes de l’Amour. Je pardonne de tels sentiments à l’indifférence de votre cœur. Mais peut-être vous changerez un jour d’avis, vous ferez plus délicate en matière de plaisirs, et vous mettrez plus de différence entre les délices du cœur, et les amusements de l’esprit. Ce n’est pas que je croie qu’il faille défendre l’Opéra comme une chose dangereuse pour les amants. Ces sortes de spectacle n’ont rien d’assez touchant pour produire en nous les effets que l’on veut nous faire craindre. Ils éblouissent plutôt qu’ils ne touchent, ils occupent moins l’âme que les yeux. Ils n’excitent point ces tendres mouvements à qui l’amour doit ordinairement sa naissance, ils n’émeuvent point la passion, et la pompe qui les accompagne ne passe pas jusqu’au cœur, ou si elle y passe, elle ne fait pas une grande impression sur lui. On en sort plus plein d’étonnement que de tendresse, et cette surprise même ne dure pas longtemps, parce qu’on voit qu’elle est frivole. Comme ils n’intéressent point, on en perd le souvenir presqu’aussitôt que la vue. Il n’en est pas de même de la comédie, il est vrai, elle prend l’homme par l’endroit où il est le plus sensible, je veux dire par le cœur, elle l’attendrit, l’excite, le remue. De beaux vers prononcés par un acteur tel que nous avons vu Floridor, dont tous ceux de même genre ne font aujourd’hui que des crayons très grossiers, font un étrange ravage dans une âme, la tournent de tout côté, et laissent une longue idée de tout ce qu’ils y ont une fois imprimé. Cela ne doit pourtant pas obliger les amants à se priver du plaisir de la comédie, et ils ne doivent point la regarder comme une chose trop dangereuse pour eux. Car enfin, quoi que l’Amour fasse mouvoir presque toutes les machines de notre théâtre, et qu’il en soit l’âme, pour ainsi dire : si nous voulons examiner les choses de plus près, nous verrons qu’on est moins sensible à l’amour du héros, qu’aux malheurs où cet amour même le précipite. L’illustre auteur de Bajazet nous en fournira bien des exemples. Ce prince aime éperdument Atalide. La façon dont il exprime sa tendresse est touchante, je l’avoue, mais les maux qui y sont attachés nous touchent encore davantage. Ils répandent une charmante pitié dans l’âme du spectateur, et on le plaint moins comme amant que comme malheureux. La furieuse jalousie de Mithridate dans la pièce qui porte son nom, produit le même effet en faveur de Xipharès. On donne plutôt des larmes aux périls où il s’expose pour Monime, qu’à la violente passion qu’il sent pour elle. Ajoutez cela, répartit l’abbé, que la tragédie où il y a le plus d’amour, peut même aider les amants à oublier le leur. Les malheurs qu’il entraîne à sa suite et dont ils sont les témoins, peuvent leur dessiller les yeux, leur en faire craindre de pareils, et leur inspirer le désir de se tuer d’un précipice, où ils voient qu’un autre est tombé. L’amour est rarement couronné sur le théâtre. La fin en est presque toujours funeste et les plus tendres amants sont ordinairement les plus malheureux. Pyrrhus court à sa ruine en courant à l’autel pour épouser son Andromaque, Bajazet ne jouit point du fruit de la perfidie qu’il a faite à Roxane en faveur de sa belle Atalide, et Camille n’est unie que par la mort avec son cher Curiace. Ces exemples peuvent instruire les amants, et selon moi, c’est à tort qu’on veut leur faire un poison d’un chose qui peut leur servir de remède. Ces raisons sont ingénieuses, répartit la marquise, mais quoi que vous en disiez, vous aurez de la peine à me persuader que la comédie soit une école, où l’on puisse apprendre à ne point aimer. Bien des gens pourraient vous assurer le contraire. Mais pour ne point m’embarrasser dans une question qui passe ma portée, je me contenterai de vous dire que je la crois indifférente, et qu’il n’y a que l’usage qu’on en fait qui puisse la justifier. Elle produit divers effets, selon la diversité des cœurs sur qui elle agit. Un cœur tendre peut y recevoir un accroissement de tendresse. Un autre qui veut étouffer la sienne peut y trouver de quoi se fortifier dans sa résolution, et devenir sage aux dépens d’autrui. Mais généralement parlant, je crois que la comédie est beaucoup plus propre à nous donner de l’amour, qu’à nous en guérir, et je ne conseillerais jamais à un amant d’aller chercher à Guénegaud un remède à sa passion.

       

Roman consultable à Tolbiac, p. 138-143.


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