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1699

Charles Dufresny, Dufresny, Amusements sérieux et comiques

Paris: C. Barbin, 1699

La religion du jeu vue par un Siamois

Dufresny consacre le dixième chapitre de son recueil d'amusement au jeu et en particulier à la vision que peut en avoir un étranger. C’est ainsi qu’il imagine une lettre d’un Siamois en visite en France. Cet étranger décrit, incrédule, la folie du jeu français qu’il prend pour une sorte de rite religieux et observe comme un spectacle.

Les Français disent qu’ils n’adorent qu’un seul Dieu, je n’en crois rien : car outre les divinités vivantes auxquelles on les voit offrir des vœux, ils en ont encore plusieurs autres inanimées, auxquelles ils sacrifient, comme je l’ai remarqué dans une de leurs assemblées où je suis entré par hasard.
On y voit un grand autel en rond orné d’un tapis vert, éclairé dans le milieu, et entouré de plusieurs personnes assises comme nous le sommes dans nos sacrifices domestiques.
Dans le moment que j’y entrai, l’un d’eux qui apparemment était le sacrificateur étendit sur l’autel les feuillets détachés d’un petit livre qu’il tenait à la main, sur ces feuillets étaient représentés quelques figures ; ces figures étaient fort mal peintes : cependant ce devaient être les images de quelques divinités ; car à mesure qu’on les distribuait à la ronde, chacun des assistants y mettait une offrande chacun selon sa dévotion. J’observai que ces offrandes étaient bien plus considérables que celles qu’ils font dans leurs temples particuliers.
Après la cérémonie dont je vous ai parlé, le sacrificateur porte sa main en tremblant sur le reste de ce Livre, et demeure quelques temps saisi de crainte et sans action ; tous les autres attentifs à ce qu’il va faire, sont en suspens et immobiles contre lui. Ensuite, à chaque feuillet qu’il retourne, ces assistants immobiles sont tour à tour agités différemment, selon l’esprit qui s’empare d’eux ; l’un loue le Ciel en joignant les mains, l’autre regarde fixement son image en grinçant les dents, l’autre mord ses doigts et frappe des pieds contre terre ; tous enfin font des postures et des contorsions si extraordinaires qu’ils ne semblent plus être des hommes. Mais à peine le sacrificateur a-t-il retourné certain feuillet, qu’il entre lui-même en fureur, déchire le Livre et le dévore de rage, renverse l’autel, et maudit le sacrifice : on n’entend plus que plaintes, que gémissements, cris et imprécations : à les voir si transportés et si furieux, je jugerai que le Dieu qu’ils adorent est un Dieu jaloux, qui pour les punir de ce qu’ils sacrifient à d’autres, leur envoie à chacun un mauvais démon pour les posséder.
Voilà le jugement que peut faire un Siamois sur les emportements des joueurs.

       Roman consultable sur Google Books dans une édition de 1702 (Luxembourg: A. Chevalier, 1702), p. 72-74.


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