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1736

[Anonyme], Aventures de l'Abbé de Choisy

Bruxelles, Foppens, 1736

Formation scénique (et amoureuse) d'une comédienne

L'Abbé de Choisy, protagoniste de cette nouvelle diffamatoire, s'éprend d'une petite comédienne qu'il décide de former et de faire entrer à l'Hôtel de Bourgogne.

Il n'y avait plus que trois semaines de carnaval, lorsqu’il arriva à Bourges une troupe de comédiens. J’en fus bientôt avertie par madame la lieutenante générale qui me pria à souper après la comédie. Je n'y manquai pas, et eus assez de plaisir. Le sieur du Rosan qui faisait le rôle d‘amoureux, jouait comme Floridor, et il y avait une petite fille de quinze ou seize ans, qui ne faisait que les suivantes et que je démêlai comme une très bonne comédienne. Tout le reste des acteurs et des actrices était au-dessous du médiocre. Dans les villes de province, on joue la comédie tous les jours. […] Cependant, tout le carnaval je m’acquittai de mon devoir sans que la petite fille se doutât de rien :elle était dans l‘innocence, mais ce n’était plus le temps de la petite Montfleury. […] Nous allions tous les jours à la comédie ; au bout de deux ou trois jours, j’envoyai quérir du Rosan, et lui dis que la petite comédienne était capable de jouer les plus grands rôles.
« - Il est vrai, madame, me dit-il, mais nos premières comédiennes n'y consentiront jamais, si vous ne vous servez de votre autorité. »
J’en parlai à monsieur l'intendant qui les en pria fort honnêtement, et le jour suivant, mademoiselle Rosélie (c'était son nom) fit le rôle de Chimène dans Le Cid ; elle s’en acquitta fort bien. La petite fille me plaisait, elle était fort jolie, j’étais née pour aimer des comédiennes.

Je la fis venir chez moi, et lui donnai des avis. « Ma belle, lui dis—je, il y a des endroits où il faut prononcer les vers fort vite, et d’autres fort doucement. Il faut changer de ton, tantôt haut et tantôt bas ;vous bien mettre dans la tête que vous êtes Chimène, ne point regarder les spectateurs, pleurer quand il le faut, ou du moins en faire semblant. » Je pratiquai devant elle les leçons que je lui donnais, elle connut bientôt que j’étais maîtresse passée. Dès le lendemain, je reconnus à sa manière de jouer que j'y avais mis la main, sa tante et tous les comédiens me remercièrent. « C‘est un trésor, leur dis-je, que vous aviez chez vous sans le connaître, et ce sera peut-être la meilleure comédienne de son siècle. » Les applaudissements du public les assuraient de la même chose, et leurs parts qui augmentaient tous les jours les persuadaient encore mieux. La petite fille était ravie de se voir princesse, et fêtée de tout le monde.

L’archevêque de Bourges arriva dans ce bon temps—là […] mes appartements étaient assez bien meublés, mais je fis dresser un théâtre en forme, dans une chambre où il devait y avoir plus de cent bougies allumées ;je voulais donner la comédie au bon évêque sans qu'il en sût rien ;je fis avertir secrètement les comédiens. Il arriva le dimanche à quatre heures, il faisait un assez beau soleil, je le fis entrer seulement dans le parterre, le froid nous chassa bientôt à la maison, toutes les dames de Bourges s‘y étaient rendues. Je menai monseigneur dans la salle de la comédie, et le fis asseoir dans un fauteuil, presque malgré lui : « Vous êtes à la campagne, monseigneur, lui dîmes-nous ;ceci est sans conséquence. » La comédie commença, il ne put s’en dédire ;d’ailleurs c’était Polyeucte, une comédie sainte ; il fut tout rassuré. La petite Rosélie fit Pauline, et charma toute la compagnie. Le bon archevêque la fit venir, il avait grande envie de la baiser, mais il n‘osa. […] Le souper suivit la comédie et fut bon et fort long, on y but la santé de l’archevêque ;il était minuit quand on retourna à la ville, il n'y eut que madame de la Grise qui demeura avec sa fille. Je l’avais priée, et j’avais mes petites raisons pour cela, de donner son carrosse pour ramener les comédiens, après qu’ils eurent bien soupé, le mien n’eût pas suffi […]
Le lendemain, je retournai à Bourges avec elles, sous prétexte d‘aller remercier l’archevêque, mais en effet pour voir Rosélie que j‘avais bien envie de posséder trois ou quatre jours toute seule à Crespon. J’allai pour cela à la comédie deux heures avant qu'elle commençât ;tous les comédiens et comédiennes me vinrent remercier, ils étaient charmés de Rosélie. Je pris sa tante à part, et lui dis qu‘il ne fallait pas la tuer en la faisant jouer tous les jours, et que tout au plus elle ne pouvait jouer que deux fois la semaine, faisant les grands rôles et ayant quelquefois à dire cinq ou six cents vers.
« - Je le vois bien, Madame, me dit la bonne tante, mais nos camarades sont gens qu’à gagner de l'argent, et quand elle joue, il y a bien plus de monde.
-Donnez-la-moi, lui dis-je, il est aujourd’hui dimanche, je vous la ramènerai jeudi, et à l'avenir, croyez-moi, ne la faites jouer que le dimanche et le jeudi, cela la reposera. Je vous promets même de lui faire répéter son rôle, elle n’en fera pas plus mal. » Elle me remercia fort, et je menai sa nièce coucher à Crespon. On peut croire aisément qu’elle coucha avec moi. Je la caressai de mon mieux, et la voulus mettre d’abord sur le pied de Mademoiselle de la Grise, mais elle résista. Elle étoit véritablement fort sage, je le vis bien dans la suite, mais elle était mieux instruite que la petite de la Grise :une comédienne à seize ans en sait plus qu’une fille de qualité à vingt. […]
Le jeudi suivant, je ne manquai pas de ramener Rosélie à Bourges ;on trouva qu’elle faisait toujours de mieux en mieux. J’allai souper chez Monsieur le lieutenant général, Mademoiselle de la Grise y émit, fort négligée et fort triste ;je l’aimois encore, quoique la petite comédienne eût pris le dessus […]
Après Pâques, l'archevêque s’en alla à Paris, l’intendant n’était plus à Bourges, toute la noblesse qui y passait l'hiver était allée chacun dans son village. Les comédiens ne gagnèrent pas de quoi payer les chandelles, ils annoncèrent leur départ. Rosélie pleurait nuit et jour dans la crainte de me quitter. J'en étais aussi fâchée qu’elle. Je menai sa tante à Crespon, et lui dis que je voulais faire la fortune de sa nièce, que si elle voulait me la donner, je la mènerai à Paris dans six mois, et la ferais recevoir à l’Hôtel de Bourgogne, sa capacité et mes amis m‘assurant de réussir dans mon dessein. J'appuyai ma proposition d’une bourse de cent louis d’or, que je mis dans la main de la bonne tante ;elle n’en avait jamais tant vu ensemble. « Il faudrait, madame, que j'eusse perdu le sens, si je refusais la fortune de ma nièce ;je vous la donne, et j‘espère que vous ne l‘abandonnerez pas. » Notre marché conclu, elle retourna à Bourges, et dit à la troupe qu’elle n'était plus en peine de sa nièce, et que Madame la comtesse s’en était chargée. C’était une grande perte pour eux, mais telle est la destinée des comédiens de campagne, dès que quelqu'un d'eux devient bon, il quitte, et vient à Paris. En effet, du Rosan leur joua bientôt après le même tour. Floridor connaissait son mérite, et le pressait depuis six mois d'aller à Paris. Il était chef de sa troupe, et il aimait la petite Rosélie qu‘il prévoyait devoir être un jour une bonne comédienne. Cela le retenait, mais quand il vit que j'avais pris la petite fille, il n'hésita plus, il alla s'offrir à l’Hôtel de Bourgogne, et il y fut reçu avec l'acclamation du public. […]

Je mis Rosélie sur un autre pied que celui d‘une comédienne ;je lui fis faire des habits fort propres, j'envoyai à Paris quatre de mes poinçons de diamants, qu‘on troqua contre de fort belles boucles d’oreille que je lui donnai. Je la menais partout avec moi dans les visites de mon voisinage ;sa beauté et sa modestie charmaient tout le monde. Je m’avisai d'aller à la chasse et de m’habiller en amazone ;j'y fis aussi habiller Rosélie, et la trouvai si aimable.
Du Rosan revint et pressa. Je lui dis que Rosélie n‘ayant pas de bien, il fallait voir, avant toutes choses, si elle serait reçue dans la troupe [de l'Hôtel de Bourgogne]. « Non, madame, reprit-il, comme un homme fort amoureux, je ne demande rien ;sa petite personne est un assez grand trésor. »
Je ne l’écoutai pas, et lui dis que le lendemain j‘irais à la comédie, que Rosélie serait dans ma loge, fort parée, qu’il la fît remarquer à ses camarades, et qu’après la pièce ils me vinssent tous prier de venir sur le théâtre, quand tout le monde serait sorti, pour faire dire quelques vers à la fille. Cela fut exécuté : on joua Le Menteur. Floridor, après la pièce, nous conduisit sur le théâtre, et pour me réjouir, je dis avec la petite fille des scènes de Polyeucte, que nous avions dites ensemble plus de cent fois. Les comédiens étaient dans l‘extase, et sans autre examen voulaient recevoir Rosélie, mais je m'y opposai. "Il faut, leur dis-je, consulter le public. Faites-la afficher, qu’elle joue cinq ou six fois, et puis vous verrez". Du Rosan trouvait cela bien long, et moi je le trouvais bien court. Il fallait, le lendemain des noces, renoncer pour jamais à ce que j’aimais. Je m'y résolus pourtant et ne voulus point empêcher l'établissement de ma chère enfant ;je m’étais aussi aperçue qu'elle ne haïssait pas du Rosan. Elle joua publiquement sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et, dès la première fois, le parterre la fit taire à force d'acclamations. Les comédiens la reçurent dans les formes, et lui donnèrent en entrant une demi-part. Elle n‘avait point d'habits de théâtre, ils sont fort chers. Je lui donnai mille écus pour en avoir, et du Rosan lui en donnait autant.

Edition de 1852 sur Google Books.


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