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1669

(Antoine Jacob dit) Montfleury, Le Procès de la femme juge et partie

Paris : G. Quinet, 1670

Débat sur les mérites respectifs du comique et du tragique

A l'occasion de la critique de la comédie La Femme juge et partie parue en 1669, trois personnages débattent sur les effets tragique et comique et sur les mérites et limites de chacun des genres dans la seconde scène du premier acte.

DORANTE.
Tu t’obstines toujours à la dire méchante ?

ZELAN.
Tu t’obstines toujours à la dire touchante ?
Approuver du comique est d’un esprit rampant.
Mais quoi, si d’applaudir il te dérange tant,
Les Racine, morbleu, les Boyer, les Corneille,
Produisent tous les jours tant de rares merveilles.
Quoi, l’on voit aujourd’hui leurs ouvrages polis,
Bien loin d’être admirés, ramper dans leurs esprits,
Malgré de leurs beautés et de leur excellence
La pompe, l’énergie et la magnificence,
Malgré des vers, morbleu, des vers tous transportés,
Cependant qu’un auteur par des obscénités
Passe aux yeux de la cour pour un esprit fort rare !
Fit-on pour le mérite un siècle plus barbare ?

DORANTE.
Tu t’échauffes. Les goûts ne sont-ils pas divers ?

ORONTE.
Il est vrai que le siècle est tout à fait pervers,
Et l’on voit préférer des bassesses comiques
Aux charmes éclatants des pompes héroïques.
Peu de gens en ce temps aiment le sérieux ;
Cependant voit-on rien de si beau dans les cieux ?
Voir sans aucun péril les héros de l’histoire ?
Affronter les hasards pour monter à la gloire,
Et les voir enflammés de cette noble ardeur,
Mépriser les appas de leurs vaine grandeur.
Quoique peu fassent cas de ces beaux avantages,
Ces exemples tracés de ces grands personnages,
Ne sont-ce pas pour nous tout autant de leçons,
Pour enhardir nos cœurs aux belles actions ?
Inspirer aux guerriers l’ardeur et la vaillance,
Inspirer aux amants la douceur, la constance,
Assujettir les sens aux lois de la raison,
Rejeter de l’orgueil le dangereux poison ;
Modérer ses transports de haine et de vengeance,
User de son triomphe avec poids et prudence,
Enfin à la vertu ramener tous les cœurs,
Sont-ce pas les sujets des veilles des auteurs ?
Mais où donc est l’honneur de la scène française,
Si l’on y souffre ainsi triompher la fadaise ?
Un théâtre où l’on voit sans cesse la vertu
Remporter la victoire, et le vice abattu ;
Et si l’on y fait voir régner la tyrannie,
Ce n’est que pour la voir à la fin mieux punie.

ZELAN.
Pour voir La Femme juge on se casse le cou,
Et je ne dirai pas que tout Paris est fou ?
Et je n’aurai pas droit, malgré la politique,
De pester hautement contre l’erreur publique ?
Et l’on peut m’assurer, pour juger des écrits,
Que dans un si sot siècle il est de beaux esprits ?
Un grand prince, morbleu, dont j’adore les traces,
Qui n’eut que du dégoût pour des choses si basses,
Fit bien voir qu’en lui seul réside le bon sens
Des plus profonds esprits de tous nos courtisans.

DORANTE.

Dis-moi n’est-il pas vrai qu’on voit la comédie
Pour divertir l’esprit de sa mélancolie ?
Et pour donner relâche aux grands attachements...

ZELAN.
Va, va, tu ne viendras jamais où tu prétends.

DORANTE.
S’il est ainsi, sans trop m’ériger en critique,
Où trouver ce plaisir, en voyant du tragique ?
Encore si ces messieurs qui font du sérieux,
Ne faisaient que des vers tendres et langoureux ;
Et rendaient plus humain leur suprême langage,
L’on pourrait se résoudre à voir un grand ouvrage.
Mais si Monsieur l’auteur veut étourdir les sots,
Faut-il me fatiguer, entendant ces grands mots,
Qu’il faut entrecouper pour reprendre son haleine,
Ses vers fumant encore des bouillons de sa veine,
De voir, poussant trop haut l’effort des passions,
Des Grecs impertinents et des Romains gascons,
Et d’un style d’acier, écrivant à sa mode,
Me tuer tout d’un coup d’un trait de période ?
Quoi, ne voir respirer que carnage et qu’horreur,
Voir contre son sujet tourner un empereur ;
Apprendre qu’un héros dans sa fureur extrême,
Pour prévenir sa mort, s’est immolé lui même ;
Voir faire un grand tableau qui pour toutes couleurs,
N’a que du sang, des morts, des cris, et des malheurs ;
Et n’avoir de plaisirs dans ces douceurs amères,
Qu’autant qu’on peut former de lugubres chimères ?
Est-ce se divertir que d’avoir de l’effroi ?
Est-ce un si grand plaisir que de verser des larmes
Et la compassion peut-elle avoir des charmes ?

ZELAN.
Oui, je le soutiens moi.

DORANTE.
Tu trouves des appâts...

ZELAN.
J’en veux trouver ; pourquoi n’en trouverais-je pas ?

DORANTE.
Mais par quelle raison ?

ZELAN.
Belle demande à faire !
Par la seule raison que tu dis le contraire !

DORANTE.
Ces exemples tracés, tu dis font des leçons,
Pour enhardir nos cœurs aux belles actions. […]
Pourvu qu’un courtisan, dans ses contorsions,
Tourmente sa perruque, ajuste ses canons,
Qu’esclave d’un habit fait selon sa méthode
Il s’érige en auteur d’une nouvelle mode,
Que sans cesse mouvant ses grotesques ressorts,
Il agite par art la masse de son corps,
Et que d’un faux brillant son âme soit charmée,
Qu’a-t-il besoin d’apprendre à conduire une armée ?
[…le financier ; le marchand ; l’avocat]
Le comique à ton goût n’est-il pas plus charmant ?

ZELAN.
Je me pendrais plutôt.

DORANTE.
Ah, quel aveuglement !
Chacun s’y divertit, sans avoir de fatigue.
Voir conduire à sa fin aisément une intrigue ;
D’un esprit balancé par divers incidents
Voir gloser à propos sur les vices du temps ;
Et voir faire à chacun, de manière galante,
Dans son genre d’humeur, sa peinture parlante…

ZELAN.
Morbleu, le grand plaisir, trop fatigant fâcheux,
Que de voir un sujet tiré par les cheveux,
Chamarré d’incidents choquant la vraisemblance,
Former des attentats contre la bienséance !
Est-ce un si doux plaisir, cruel persécuteur,
Que d’entendre chanter injure à son honneur,
N’entendre pour tous vers qu’une prose affamée,
Pleine de quolibets et pauvrement rimée ?
Et pour raffinement voir un sot mal vêtu,
D’un geste ridicule, insulter la vertu,
Et s’appliquer sans cesse à faire des grimaces
Qui sur l’honnêteté font choir mille disgrâces ?


Comédie en ligne sur Gallica p. 100


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