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1662

Raymond Poisson, Le Baron de la Crasse

Paris, G. de Luyne, 1662

Entretien avec un comédien

Deux gentilshommes proposent au Baron, « campagnard » retiré de la cour, de faire venir des comédiens. Avant que la pièce commence, le Baron interroge le comédien sur les membres de la troupe et sur son répertoire.

LE BARON.
Avez-vous pour la farce un excellent bouffon ?

LE COMEDIEN.
Oui, très certainement, il l’est et je puis dire
Qu’il vaut bien de l’argent.

LE BARON.
Il nous fera donc rire !

LE COMEDIEN.
Oui, vous le trouverez à votre goût, je crois ;
Mais je dois en parler modestement.

LE MARQUIS.
C’est toi ?

LE COMEDIEN.
Vous l’avez dit, Monsieur. Vous me verrez paraître,
Et je vous plairai fort.

LE CHEVALIER.
Le sot !

LE BARON.
Es-tu le maître ?

LE COMEDIEN.
Maître ! c’est une erreur ; car enfin, parmi nous,
Nous n’avons point de maître, et nous le sommes tous.
Je fais les amoureux, les affiches, j’annonce ;
Mais pour le nom de maître, il faut que j’y renonce :
Nous sommes tous égaux, nous ne nous cédons rien.

LE MARQUIS.
Quoi, tu n’es pas le chef ?

LE COMEDIEN.
Non.

LE MARQUIS.
Cela n’est pas bien.

LE COMEDIEN.
Pas trop, car tous les jours je fais assez connaître,
Si je ne le suis pas, que je devrais bien l’être.
Je ferais bien jouer autrement qu’on ne fait,
Et toujours l’auditeur sortirait satisfait.

LE BARON.
Des femmes, il en faut ; en avez-vous de belles ?

LE COMEDIEN.
Monsieur, je suis suspect : je ne puis parler d’elles.
Quand j’en dirais du bien, on ne m’en croirait pas ;
Mais vous verrez ce soir qu’elles ont des appas,
Qui les feront passer toujours pour assez belles.

LE BARON.
Avez-vous quantité de ces pièces nouvelles ?

LE COMEDIEN.
Quelles ?

LE BARON.
L’Agésilan de Colchos, l’avez-vous ?

LE COMEDIEN.
Non. Nous n’avons qu’Euxode et L'Hôpital des fous,
Messieurs, le Dom Quichot, L'Illusion comique,
Argénis, Ibrahim et L’Amour tyrannique,
La Belle Esclave, Orphée, Esther, Alcimédon,
Gustaphe, Sanche Panse, Erigone, Didon,
Alcionée, Osman, Les Captifs, Zénobie,
Le Prince déguisé, Clorise, la Silvie,
Sophonisbe, Andromire, Agis, Coriolan,
Cléopâtre, Quixaire, Eurimédon, Séjan,
L’Inconstance d’Hylas, Clarimonde, Panthée,
Téléphonte, Arbiran, Laure persécutée,
L’Aveugle clairvoyant, Mirame, Darius,
Le Prince fugitif, Roxanne, Arminius,
Roland le furieux, Palène, Mithridate,
Dom Sanche d’Aragon, Mélite, Tyridate…

LE MARQUIS.
En voilà quantité.

LE BARON.
Messieurs, il les faut voir.
Les pourrez-vous pas bien jouer toutes ce soir ?
S’entend l’une après l’autre, et non pas pêle-mêle.

LE COMEDIEN.
Oui-da, cela se peut, si le diable s’en mêle.

LE BARON.
Mais tu n’as point nommé celle…où…foin, là…

LE COMEDIEN.
La Sœur ?

LE BARON.
Non, c’est une où l’on dit : « Rodrigue, as tu du cœur ?
Tout autre que mon père… » Ah ! morbieu qu’elle est belle !

LE COMEDIEN.
C’est Le Cid, nous l’avons ; elle n’est pas nouvelle.

[…]LE MARQUIS.
De toutes celles-là, si vous le trouvez bon,
Ils représenteraient Dom Sanche d’Aragon ;
Je la trouve fort belle et fort divertissante.

LE BARON.
Il ne m’importe pas. Est-elle fort plaisante ?

LE COMEDIEN.
Non, Monsieur, le sujet est fort sérieux,
Et les vers sont fort beaux.

LE BARON.
J’en suis ravi, tant mieux.
Mais après, donne-nous quelque chose pour rire.

LE COMEDIEN.
Nous n’y manquerons pas, cela va sans dire.

LE BARON.
Ne nous fais pas languir, car nous sommes pressés.
Ta troupe est-elle ici ?

LE COMEDIEN.
Oui, Monsieur.

LE BARON.
C’est assez.
Depêche.

LE COMEDIEN.
Nous allons commencer tout à l’heure.
Je m’habille fort vite.

LE MARQUIS.
Il est drôle, je meure.

LE CHEVALIER.
Pour moi, je crois qu’il a l’esprit un peu gâté.

LE BARON.
Oui, on l’a mal bouché, je le trouve éventé.

LE MARQUIS.
Et moi, je crois qu’il l’a fort bon, quoi que l’on die.
Le bel emploi qu’il a dedans la comédie
Se donne rarement à des esprits mal faits ;
Et nous serons de lui, je crois, fort satisfaits.

Comédie en ligne sur Gallica pp. 16-20


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