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1669

Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon

Paris, Barbin, 1669

Les mérites respectifs de l'effet comique et de l'effet tragique

Au cours d'une discussion entre amis, Gélaste se fait le défenseur convaincu de la comédie et de son effet supposé, le rire, contre Ariste qui défend la tragédie et les pleurs.

[ Gélaste a la parole ]. Je vous soutiens donc que, les choses étant égales, la plus saine partie du monde préférera toujours la comédie à la tragédie. Que dis-je, la plus saine partie du monde ? mais tout le monde. Je vous demande où le goût universel d'aujourd'hui se porte. La cour, les dames, les cavaliers, les savants, le peuple, tout demande la comédie, point de plaisir que la comédie. Aussi voyons-nous qu'on se sert indifféremment de ce mot de comédie pour qualifier tous les divertissements du théâtre : on n'a jamais dit « les tragédiens », ni : « Allons à la tragédie ».

– Vous en savez mieux que moi la véritable raison, dit Ariste, et que cela vient du mot de bourgade, en grec. Comme cette érudition serait longue, et qu'aucun de nous ne l'ignore, je la laisse à part, et m'arrêterai seulement à ce que vous dites. Parce que le mot de comédie est pris abusivement pour toutes les espèces du dramatique, la comédie est préférable à la tragédie : n'est-ce pas là bien conclure ? Cela fait voir seulement que la comédie est plus commune ; et parce qu'elle est plus commune, je pourrais dire qu'elle touche moins les esprits.

– Voilà bien conclure à votre tour, répliqua Gélaste : le diamant est plus commun que certaines pierres ; donc le diamant touche moins les yeux. Hé! mon ami, ne voyez-vous pas qu'on ne se lasse jamais de rire ? On peut se lasser du jeu, de la bonne chère, des dames ; mais de rire, point. Avez-vous entendu dire à qui que ce soit : « Il y a huit jours entiers que nous rions ; je vous prie, pleurons aujourd'hui » ?

– Vous sortez toujours, dit Ariste, de notre thèse, et apportez des raisons si triviales que j'en ai honte pour vous.

– Voyez un peu l'homme difficile ! reprit Gélaste. Et vraiment, puisque vous voulez que je discoure de la comédie et du rire en philosophe platonicien, j'y consens. Faites-moi seulement la grâce de m'écouter. Le plaisir dont nous devons faire le plus de cas est toujours celui qui convient le mieux à notre nature ; car c'est s'unir à soi-même que de le goûter. Or y a-t-il rien qui nous convienne mieux que le rire ? Il n'est pas moins naturel à l'homme que la raison. Il lui est même particulier : vous ne trouverez aucun animal qui rie, et en rencontrerez quelques-uns qui pleurent. Je vous défie, tout sensible que vous êtes, de jeter des larmes aussi grosses que celles d'un cerf qui est aux abois, ou du cheval de ce pauvre prince dont on voit la pompe funèbre dans l'onzième livre de L'Énéide. Tombez d'accord de ces vérités ;je vous laisserai après pleurer tant qu'il vous plaira : vous tiendrez compagnie au cheval du pauvre Pallas, et moi je rirai avec tous les hommes.

La conclusion de Gélaste fit rire ses trois amis, Ariste comme les autres ; après quoi celui-ci dit :

– Je vous nie vos deux propositions, aussi bien la seconde que la première. Quelque opinion qu'ait eue l'école jusqu'à présent, je ne conviens pas avec elle que le rire appartienne à l'homme privativement au reste des animaux. Il faudrait entendre la langue de ces derniers pour connaître qu'ils ne rient point. Je les tiens sujets à toutes nos passions : il n'y a pour ce point-là, de différence entre nous et eux que du plus au moins, et en la manière de s'exprimer. Quant à votre première proposition, tant s'en faut que nous devions toujours courir après les plaisirs qui nous sont les plus naturels, et que nous avons le plus à commandement, que ce n'est pas même un plaisir de posséder une chose très commune. De là vient que dans Platon l'Amour est fils de la Pauvreté, voulant dire que nous n'avons de passion que pour les choses qui nous manquent, et dont nous sommes nécessiteux. Ainsi le rire, qui nous est, à ce que vous dites, si familier, sera dans la scène, le plaisir des laquais et du menu peuple ; le pleurer celui des honnêtes gens.

– Vous poussez la chose un peu trop loin, dit Acante ; je ne tiens pas que le rire soit interdit aux honnêtes gens.

– Je ne le tiens pas non plus, reprit Ariste. Ce que je dis n'est que pour payer Gélaste de sa monnaie. Vous savez combien nous avons ri en lisant Térence, et combien je ris en voyant les Italiens : je laisse à la porte ma raison et mon argent, et je ris après tout mon soûl. Mais que les belles tragédies ne nous donnent une volupté plus grande que celle qui vient du comique, Gélaste ne le niera pas lui-même, s'il y veut faire réflexion.

– Il faudrait, repartit froidement Gélaste, condamner à une très grosse amende ceux qui font ces tragédies dont vous nous parlez. Vous allez là pour vous réjouir, et vous y trouvez un homme qui pleure auprès d'un autre homme, et cet autre auprès d'un autre, et tous ensemble avec la comédienne qui représente Andromaque, et la comédienne avec le poète : c'est une chaîne de gens qui pleurent, comme dit votre Platon. Est-ce ainsi que l'on doit contenter ceux qui vont là pour se réjouir ?

– Ne dites point qu'ils y vont pour se réjouir, reprit Ariste ; dites qu'ils y vont pour se divertir. Or, je vous soutiens, avec le même Platon, qu'il n'y a divertissement égal à la tragédie, ni qui mène plus les esprits où il plaît au poète. Le mot dont se sert Platon fait que je me figure le même poète se rendant maître de tout un peuple, et faisant aller les âmes comme des troupeaux, et comme s'il avait en ses mains la baguette du dieu Mercure. Je vous soutiens, dis-je, que les maux d'autrui nous divertissent, c'est-à-dire qu'ils nous attachent l'esprit.

– Ils peuvent attacher le vôtre agréablement, poursuivit Gélaste, mais non pas le mien. En vérité, je vous trouve de mauvais goût. Il vous suffit que l'on vous attache l'esprit ; que ce soit avec des charmes agréables ou non, avec les serpents de Tisiphone, il ne vous importe. Quand vous me feriez passer l'effet de la tragédie pour une espèce d'enchantement, cela ferait-il que l'effet de la comédie n'en fût un aussi ? Ces deux choses étant égales, serez-vous si fou que de préférer la première à l'autre ?

– Mais vous-même, reprit Ariste, osez-vous mettre en comparaison le plaisir du rire avec la pitié ? la pitié, qui est un ravissement, une extase ? Et comment ne le serait-elle pas, si les larmes que nous versons pour nos propres maux sont, au sentiment d'Homère (non pas tout à fait au mien), si les larmes, dis-je, sont, au sentiment de ce divin poète, une espèce de volupté ? Car en cet endroit où il fait pleurer Achille et Priam, l'un du souvenir de Patrocle, l'autre de la mort du dernier de ses enfants, il dit qu'ils se soûlent de ce plaisir ; il les fait jouir du pleurer, comme si c'était quelque chose de délicieux.

– Le ciel vous veuille envoyer beaucoup de jouissances pareilles, reprit Gélaste, je n'en serai nullement jaloux. Ces extases de la pitié n'accommodent pas un homme de mon humeur. Le rire a pour moi quelque chose de plus vif et de plus sensible : enfin le rire me rit davantage. Toute la nature est en cela de mon avis. Allez-vous-en à la Cour de Cythérée, vous y trouverez des Ris, et jamais de pleurs.

Edition de 1840 en ligne sur Google Books, p. 85-89.


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