Par support > Pièces de théâtre > La Comtesse d'Escarbagnas

 

1682

J. B. P. Molière, La Comtesse d'Escarbagnas

Paris : D. Thierry : C. Barbin : P. Trabouillet, 1682

Représentation perturbée par un fâcheux

Dans ce salon ridicule où se donne la comédie, un fâcheux vient troubler la représentation avec fracas ; la conversation dévie alors sur la juste conduite que doit avoir un amant jaloux.

MONSIEUR HARPIN.
Parbleu ! La chose est belle, et je me réjouis de voir ce que je vois.

LA COMTESSE.
Holà ! Monsieur le Receveur, que voulez-vous donc dire avec l'action que vous faites ? Vient-on interrompre comme cela une comédie ?

MONSIEUR HARPIN.
Morbleu ! Madame, je suis ravi de cette aventure, et ceci me fait voir ce que je dois croire de vous, et l'assurance qu'il y a au don de votre coeur et aux serments que vous m'avez faits de sa fidélité.

LA COMTESSE.
Mais vraiment, on ne vient point ainsi se jeter au travers d'une comédie, et troubler un acteur qui parle.

MONSIEUR HARPIN.
Eh têtebleu ! La véritable comédie qui se fait ici, c'est celle que vous jouez ; et si je vous trouble, c'est de quoi je me soucie peu.

LA COMTESSE.
En vérité, vous ne savez ce que vous dites.

MONSIEUR HARPIN.
Si fait morbleu ! Je le sais bien ; je le sais bien, morbleu ! Et...

LA COMTESSE.
Eh fi ! Monsieur, que cela est vilain de jurer de la sorte !

MONSIEUR HARPIN.
Eh ventrebleu ! S'il y a ici quelque chose de vilain, ce ne sont point mes jurements, ce sont vos actions, et il vaudrait bien mieux que vous jurassiez, vous, la tête, la mort et la sang, que de faire ce que vous faites avec Monsieur le Vicomte.

LE VICOMTE.
Je ne sais pas, monsieur le Receveur, de quoi vous vous plaignez, et si...

MONSIEUR HARPIN.
Pour vous, Monsieur, je n'ai rien à vous dire : vous faites bien de pousser votre pointe, cela est naturel, je ne le trouve point étrange, et je vous demande pardon si j'interromps votre comédie ; mais vous ne devez point trouver étrange aussi que je me plaigne de son procédé, et nous avons raison tous deux de faire ce que nous faisons. [11]

LE VICOMTE.
Je n'ai rien à dire à cela, et ne sais point les sujets de plaintes que vous pouvez avoir contre Madame la comtesse d'Escarbagnas.

LA COMTESSE.
Quand on a des chagrins jaloux, on n'en use point de la sorte, et l'on vient doucement se plaindre à la personne que l'on aime.

MONSIEUR HARPIN.
Moi, me plaindre doucement ?

LA COMTESSE.
Oui. L'on ne vient point crier de dessus un théâtre ce qui se doit dire en particulier.

MONSIEUR HARPIN.
J'y viens moi, morbleu ! Tout exprès, c'est le lieu qu'il me faut, et je souhaiterais que ce fût un théâtre public, pour vous dire avec plus d'éclat toutes vos vérités.

LA COMTESSE.
Faut-il faire un si grand vacarme pour une comédie que Monsieur le Vicomte me donne ? Vous voyez que Monsieur Tibaudier, qui m'aime, en use plus respectueusement que vous.

MONSIEUR HARPIN.
Monsieur Tibaudier en use comme il lui plaît, je ne sais pas de quelle façon monsieur Tibaudier a été avec vous, mais Monsieur Tibaudier n'est pas un exemple pour moi, et je ne suis point d'humeur à payer les violons pour faire danser les autres.

LA COMTESSE.
Mais vraiment, Monsieur le Receveur, vous ne songez pas à ce que vous dites : on ne traite point de la sorte les femmes de qualité, et ceux qui vous entendent croiraient qu'il y a quelque chose d'étrange entre vous et moi.

MONSIEUR HARPIN.
Hé ventrebleu ! Madame, quittons la faribole.

LA COMTESSE.
Que voulez-vous donc dire, avec votre "quittons la faribole" ?

MONSIEUR HARPIN.
Je veux dire que je ne trouve point étrange que vous vous rendiez au mérite de Monsieur le Vicomte : vous n'êtes pas la première femme qui joue dans le monde de ces sortes de caractères, et qui ait auprès d'elle un Monsieur le Receveur, dont on lui voit trahir et la passion et la bourse, pour le premier venu qui lui donnera dans la vue ; mais ne trouvez point étrange aussi que je ne sois point la dupe d'une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, et que je vienne vous assurer devant bonne compagnie que je romps commerce avec vous, et que Monsieur le Receveur ne sera plus pour vous Monsieur le Donneur.

LA COMTESSE.
Cela est merveilleux, comme les amants emportés deviennent à la mode, on ne voit autre chose de tous côtés. La, la, Monsieur le Receveur, quittez votre colère, et venez prendre place pour voir la comédie.

MONSIEUR HARPIN.
Moi, morbleu ! Prendre place ! Cherchez vos benêts à vos pieds. Je vous laisse, Madame la Comtesse, à Monsieur le Vicomte, et ce sera à lui que j'envoyerai tantôt vos lettres. Voilà ma scène faite, voilà mon rôle joué. Serviteur à la compagnie.

Ed. Pléiade, 2010, T. II, p. 1034- 1037   
Comédie en ligne sur Théâtre Classique


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »