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1656

Jean Segrais, Nouvelles françaises, ou les Divertissements de la Princesse Aurélie

Paris, Sommaville, 1656

La Représentation de Dom Japhet de Scarron et ses suites ludiques

Cette nouvelle met en scène des personnages animés par des jalousies et des passions galantes qui, à l'occasion d'une représentation de Dom Japhet, décident dans une ruelle d'écrire une lettre ambiguë à Honorine, personnage absent. A travers cet épisode de mondanité fictionnelle, on peut percevoir des indices intéressants de modes de réception de la comédie de Scarron et des mots utilisés par les mondains pour en parler.

Cependant on joua à Paris le Dom Japhet, et il fut trouvé si plaisant qu'on eut curiosité de revoir les premières pièces du même auteur, inimitable en ce genre d'écrire et plein d'esprit et d'invention en toutes ses productions. Jodelet maître valet fut redemandé, et le long temps qu'il y avait qu'on ne l'avait vu lui rendant toutes les grâces de la nouveauté, jamais il n'y en eut une si agréable représentation. Lucrèce y était avec sept ou huit personnes qui étaient de celles qui voyaient le plus souvent Honorine. Il arriva que le premier acte fut un de ceux qui plut davantage à toute cette troupe, et principalement cet endroit où Jodelet dit :

Qu'il ne va que de nuit, et que son maître
Est le plus grand veilleur qui se trouve peut-être

Comme il arrive souvent qu'au retour d'une comédie agréable, il y a toujours quelques vers dont chacun se charge la mémoire, et quelque endroit qu'on veut faire passer pour le plus beau, celui qui frappa le plus cette compagnie, fut celui que je viens de dire, et par hasard encore ce qui est exprimé en ces deux vers :

Nous portons à la nuit une amitié singulière
Et serions bien fâchés d'avoir vu la lumière.

Soit que, de la manière dont Jodelet les dit, il leur eût donné une grâce extraordinaire, soit que, plaisants comme ils le sont effectivement à l'endroit où ils sont appliqués, ils excitassent la joie qui animait cette troupe, après la comédie cette compagnie se retira chez Lucrèce, redisant presque sans cesse ces deux vers, dans la bonne humeur où chacun était. Comme il est fort ordinaire, quand on se trouve dans quelques plaisirs, de souhaiter les absents qui sont le plus touchés du divertissement dont on jouit, on commença à souhaiter Honorine, et à désirer qu'elle eût été présente à cette comédie, comme effectivement c'était un des passe-temps qui la touchait le plus (ce qui était à la connaissance de la plupart de cette troupe, car entre autres Egeric et Orsy y étaient), insensiblement après avoir bien parlé d'elle, on se mit à dire qu'il fallait lui écrire et, pour cet effet, Lucrèce se fit apporter son écritoire et voulut lui faire une lettre. Mais elle avait l'esprit si distrait qu'il ne lui fut pas possible de rien penser qui lui semblât propre. Ce qui fut cause qu'après avoir commencé plus de vingt lettres sans y pouvoir trouver de suite, quelqu'un lui dit qu'il fallait écrire quelque endroit de la comédie ; que ne sachant point ce que ce serait, cela l'embarrasserait, et qu'au reste ce galimatias et l'explication qu'elle y voudrait donner auraient quelque chose de plaisant. Orly fut de ce sentiment et comme Lucrèce lui en eut demandé son avis :

-En vérité, Madame, lui dit-il, vous ne sauriez mieux faire.

-Faites-moi donc ma lettre, lui répondit-elle.

-Écrivez, lui dit-il, et en même temps il se mit à lui dicter ces grandes paroles :

Tout ce que je puis vous dire, ma chère cousine, c'est qu'on se divertit à Paris admirablement bien, depuis que vous en êtes partie. Nous voudrions pour l'amour de vous que vous en fissiez de même, car, pour vous le dire en un mot, et afin que vous n'en soyez pas étonnée depuis votre départ,

Nous portons à la nuit amitié singulière,
Et serions bien fâchés d'avoir vu la lumière

Tout le monde se mit à rire de cette folie. Mais ce qu'il y eut encore de bien plus fatal à la pauvre Honorine, c'est que, dans l'emportement où tout le monde était, chacun voulut avoir part à cette lettre.

éd. Sommaville, Paris, 1656, p. 179- 180  
Edition de 1722 en ligne sur Google Books p. 142


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