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1660

Jean Donneau de Visé, La Cocue imaginaire

Paris, Ribou, 1660

Exploitation du succès de Molière

Exploitant le succès de Molière, Donneau cherche à faire valoir sa propre comédie. Malgré ce positionnement stratégique, la préface nous renseigne sur la réception que les spectateurs de Molière ont faite de la comédie.

AU LECTEUR.

Depuis que la comédie est devenue illustre par les soins de l'Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu, nous n'avons point vu d'auteur qui ait plus excellé dans les pièces comiques, que le fameux Monsieur de Molière. Son Étourdi, son Dépit amoureux, ses Précieuses ridicules et son Cocu imaginaire sont plus que suffisants pour prouver cette vérité, puisque la cour les a non seulement approuvées, mais encore le peuple, qui dans Paris sait parfaitement bien juger de ces sortes d'ouvrages.

Quelques applaudissements toutefois que l'on ait donnés aux deux premières de ces pièces, la troisième a beaucoup plus d'éclat qu'elles n'ont fait toutes deux ensemble, puisqu'elle a passé pour l'ouvrage le plus charmant et le plus délicat qui a jamais paru au théâtre. L'on est venu à Paris de vingt lieues à la ronde afin d'en avoir le divertissement ; il n'était fils de bonne mère, qui lorsque l'on la jouait ne s'empressât pour la voir des premiers, et ceux qui font profession de galanterie et qui n'avaient pas vu représenter Les Précieuses, d'abord qu'elles commencèrent à faire parler d'elles, n'osaient l'avouer sans rougir. Cette pièce enfin a tant fait de bruit que les ennemis même de Monsieur de Molière ont été contraints de publier ses louanges, mais non pas sans faire connaître, par leurs discours, qu'ils ne le faisaient que de peur de passer pour ridicules. Les uns disaient que véritablement la pièce était belle, mais que le jeu faisait une grande partie de sa beauté. Les autres ajoutaient que la rencontre du temps où l'on parlait fort des précieuses aidait à la faire réussir et qu'indubitablement ses pièces n'auraient pas toujours de pareils succès, quand le temps ne les favoriserait pas. Mais ce que ce fameux auteur a fait depuis a bien fait voir que, loin d'avoir tiré quelque avantage de la rencontre des précieuses, il a fait parler d'elles à ceux qui ne les connaissaient pas, puisque (de la manière dont il l'a traitée) il a donné de l'éclat à une chose qui était dans l'obscurité et dont l'on ne parlait que dans certaines ruelles. J'ose même avancer pour sa gloire que les précieuses, qui sont dans sa pièce appelées de ce nom, n'en font pas toute la beauté, et que le caractère du marquis de Mascarille, qui est de son invention puisqu'il ne tient rien du précieux, est une des choses la plus ingénieuse qui ait jamais paru au théâtre, et la plus spirituelle de sa pièce.

Mais voyons si le pronostique de ces Messieurs, (qui disaient que Monsieur de Molière ne pouvait plus faire de pièces qui eussent tant de succès que ces Précieuses) est véritable et si Le Cocu imaginaire, qu'il a fait ensuite, n'a pas eu tous les applaudissements qu'il en pouvait attendre, puisqu'à moins que l'on ne veuille dire la même chose de tous ses ouvrages, que l'on ne le veuille accuser d'avoir de l'esprit et de savoir choisir ce qui plaît, l'on ne lui saurait objecter que le sujet est du temps et que c'est ce qui le fait réussir. Cependant cette pièce a été jouée non seulement en plein été, où pour l'ordinaire chacun quitte Paris pour s'aller divertir à la campagne, mais encore dans le temps du mariage du roi, où la curiosité avait attiré tout ce qu'il y a de gens de qualité en cette ville. Elle n'en a toutefois moins réussi et, quoique Paris fût ce semble désert, il s'y est néanmoins encore trouvé assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre. Jugez quelle réussite cette pièce aurait eue, si elle avait été jouée dans un temps plus favorable, et si la cour avait été à Paris . Elle aurait sans doute été plus admirée que Les Précieuses, puisque encore que le temps lui fût contraire, l'on doute qu'elle n'a pas eu autant de succès.

Jamais on ne vit de sujet mieux conduit, jamais rien de si bien fondé que la jalousie de Sganarelle, et jamais rien de si spirituel que ses vers. C'est pourquoi presque tout Paris a souhaité de voir ce qu'une femme pourrait dire, à qui il arriverait la même chose qu'à Sganarelle, et si elle aurait tant de sujet de se plaindre, quand son mari lui manque de foi, que lui quand elle lui est infidèle. C'est ce qui m'a fait faire cette pièce qui servira de regard au Cocu imaginaire, puisque dans l'une on verra les plaintes d'un homme qui croit que sa femme lui manque de foi, et dans l'autre celles d'une femme qui croit avoir un mari infidèle. J'aurais bien fait un autre sujet que celui de Monsieur de Molière, pour faire éclater les plaintes de la femme. Mais ils n'auraient pas eu tous deux les mêmes sujets de faire éclater leur jalousie, il y aurait eu du plus ou du moins. C'est pourquoi il a fallu, afin que le divertissement fût plus agréable, qu'ils raisonnassent tous deux sur les mêmes incidents, tellement que j'ai été contraint de me servir du même sujet : c'est ce qui fait que vous n'y trouverez rien de changé, sinon que tous les hommes de l'un, sont changés en femmes dans l'autre. Vous pouvez maintenant voir, lequel du mari ou de la femme a plus de tort quand il manque de fidélité. Mais souvenez-vous, avant que de me condamner, que l'homme a beaucoup plus de raisons de son côté que la femme, puisque ce qui passe pour galanterie chez l'un passe pour crime chez l'autre, outre qu'il n'y a pas le mot pour rire du côté de la femme, son front étant trop délicat pour porter des cornes, ce qui rend le plaisant difficile à trouver, et le sexe de plus se trouvant stérile en cette rencontre. Je pourrais ici vous parler du mot de "cocue", dont je me suis servi, mais je crois qu'il n'en est pas besoin, d'autant que nous sommes dans un temps où chacun parle à sa mode.

Edition en ligne sur Molière 21 


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