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1664

Antoine Jacob dit Montfleury, L'Impromptu de l'Hôtel de Condé

Paris, Pépingué, 1664

Critique de Molière acteur et auteur

Dans les dernières scènes de L'Impromptu de l'Hôtel de Condé, réponse satirique à L'Impromptu de Versailles, les protagonistes font principalement la critique du jeu de Molière, tant tragique que comique.

LA MARQUISE.
Hé bien, mon procureur est-il venu ?

LE MARQUIS.
Marquis,
Cependant qu'il viendra, car il n'est pas venu,
Molière, dites-nous, vous est-il inconnu,
Et ne l'aimez-vous pas ?

LA MARQUISE.
Il faut que je le die,
Je l'aime, et j'ai toujours aimé la comédie.
J'ai voulu la jouer, et sans ma qualité,
Je ne sais pas trop bien ce qu'il en eût été.
J'aime à dire des vers, et je crois, sur mon âme
Que j'aurais si bien dit : "Obscénité, Madame".

LE MARQUIS.
Vous ne l'entendez pas.

LA MARQUISE.
Pourquoi non ?

LE MARQUIS.
Entre nous,
"Obscénité" par l'autre est mieux dit que par vous,
J'en réponds.

LA MARQUISE.
Et pourtant c'est bien là sa manière.

ALCIDON.
Te voilà donc, marquis, protecteur de Molière ?

LE MARQUIS.
Oui, morbleu, je le suis, protecteur déclaré :
Dis ce que tu voudras, il fait fort à mon gré.

ALCIDON.
L'on pourrait faire mieux.

LE MARQUIS.
Cet homme est admirable,
Et dans tout ce qu'il fait, il est inimitable.

ALCIDON.
Il est vrai qu'il récite avecque beaucoup d'art,
Témoin dedans Pompée alors qu'il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de romans ?

LA MARQUISE.
Oui.

LE MARQUIS.
Belles railleries !

ALCIDON.
Il est fait tout de même : il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse et l'épaule en avant,
Sa perruque qui suit le côté qu'il avance,
Plus pleine de laurier qu'un jambon de Mayence,
Les mains sur les côtés, d'un air peu négligé,
La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,
D'un hoquet éternel sépare ses paroles,
Et lorsque l'on lui dit : "Et commandez ici",
Il répond :
"Connaissez-vous César de lui parler ainsi ?
Que m'offrirait de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le sceptre égal à l'infamie" ?

LE MARQUIS.
Mais tu ne songes pas bien à ce que tu fais !
Parle donc, notre ami, nous sommes au Palais.

ALCIDON.
Et pour être au Palais ?

LE MARQUIS.
Est-ce pour faire rire,
Que tu veux mille gens témoins de ta satire ?
Sais-tu bien qu'on dira ?

ALCIDON.
Que dira-t-on de moi ?

LE MARQUIS.
Morbleu ! N'as-tu point peur qu'on se moque de toi ?

ALCIDON.
Mais au Palais-Royal, ami, quand on y joue,
Arnolphe jette bien son manteau dans la boue,
Quand auprès de sa porte, accablé de chagrin,
Il vient interroger Georgette avec Alain ;
Puis, pour instruire Agnès et pour se mettre en vue,
Il se fait apporter un siège dans la rue,
Et dans son Impromptu, comme j'ai su de toi,
Met sa scène dedans l'antichambre du roi…
Et pour être au Palais, je n'oserais te faire
Ce burlesque portrait ? Là, dis donc que Molière…

LE MARQUIS.
Non, pour le sérieux c'est un méchant acteur,
J'en demeure d'accord, mais il est bon farceur ;
Mais toi de ce qu'il fait fais encore raillerie :
Voyez un peu la ruse et la friponnerie !
Que dis-tu de ce ton : "Friponnerie" ? Hé bien !
Là, dis-donc, qu'en dis-tu ?

ALCIDON.
Qui, moi ? Je n'en dis rien.

LE MARQUIS.
Je le crois ! Tu vois bien qu'il sait toucher les âmes.

ALCIDON.
Témoin dans cet endroit de L'Ecole des femmes :
"Mon pauvre petit bec, tu le peux si tu veux
Ecoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mouvant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai".

LE MARQUIS.
Hé bien ! N'est-ce pas là le ton à faire rire ?
Si l'on t'avait donné ces mêmes vers à dire,
Dirais-tu pas ainsi ?

ALCIDON.
Quoi, se faire si laid ?

LE MARQUIS.
Soit dit entre nous trois, j'en sais tout le secret,
Mais vous n'en direz rien.

ALCIDON.
Hé bien ?

LE MARQUIS.
De Scarmouche il a la survivance
C'est pourquoi de bonne heure il tâche à l'imiter.

ALCIDON.
Mais aux grimaces près, on peut mieux réciter.
C'est sur l'air naturel que le récit se fonde.

LE MARQUIS.
Hé ! Notre ami, parbleu, tu n'es pas du beau monde,
Il dit, morbleu, ces vers…

ALCIDON.
Comme il fait un amant,
Il pourrait les mieux dire, et plus "humainement".

LE MARQUIS.
Et plus "humainement" encore ! Ho, ho, tu railles !
Voudrais-tu point dauber L'Impromptu de Versailles ?

ALCIDON
On m'a dit…

LE MARQUIS
Par ma foi, je n'ai jamais tant ri,
Que quand ce singe adroit contrefit Montfleury.

Il souffle, comme fait Molière dans L'Impromptu.

ALCIDON.
Quoi ! Pour souffler ainsi ! Ta folie est extrême.

LE MARQUIS.
Dieu me damne ! Au ton près, il récite de même,
Il dit les mêmes vers.

ALCIDON.
Je le crois.

LE MARQUIS.
Qu'en dis-tu ?

ALCIDON.
Tout ce que tu voudras, mais dans cet Impromptu,
Quoi que tu puisses dire, on ne peut mettre en doute…

LE MARQUIS.
Il contrefait, morbleu, ceux de l'Hôtel.

ALCIDON.
Ecoute,
S'il contrefait si bien leurs tons et leurs détours,
Il devrait par ma foi, les imiter toujours !
Ce serait pour Molière une assez bonne affaire,
S'il quittait son récit pour les bien contrefaire,
Car l'on voit à l'Hôtel des acteurs merveilleux.

LE MARQUIS.
Molière, Dieu me damne, en sait vingt fois plus qu'eux :
Ces acteurs, dans les vers que l'on leur donne à dire,
Ignorent les endroits qui pourraient faire rire,
Ils ont beau faire effort, il les cherchent en vain ;
Mais Molière les trouve, et c'est le fin du fin,
Car quand il contrefait de Villiers dans Oedipe,
Beauchâteau dans Le Cid, sa femme qu'il constipe,
Et que, dans Nicomède, il fait voir Montfleury,
L'on rit dans les endroits où l'on n'a jamais ri,
Et dedans cet endroit où sa main les assemble,
Il fait plus rire seul que tous ces quatre ensemble.

ALCIDON.
Mais ne t'y trompe pas

LE MARQUIS.
Consolez-vous tous deux.

ALCIDON.
C'est de lui que l'on rit, Marquis, ce n'est pas d'eux,
Car dessus ce sujet quoi que tu puisses dire,
Le dessein des acteurs n'est pas de faire rire.
On récite chez eux comme il faut réciter.
Crois-tu que dans les vers que l'autre vient citer,
Il faille faire rire, et peux-tu reconnaître ?…

LE MARQUIS.
Si ce n'est leur dessein, morbleu, ce devrait l'être,
Car pour le sérieux on devient négligent,
Et l'on veut aujourd'hui rire pour son argent.
L'on aime mieux entendre une turlupinade
Que…

ALCIDON.
Par ma foi, marquis, notre siècle est malade.

LE MARQUIS.
N'es-tu point de ces gens
Et qui disent par tout qu'ils le veulent guérir ?

ALCIDON.
Non, mais de ces acteurs la galante manière…

LE MARQUIS.
J'en disais tout autant, mais depuis que Molière...

LA MARQUISE.
Mais Molière après tout, quoi qu'il fasse le fier
Peut en les imitant apprendre son métier,
Mais eux qu'avec plaisir tout Paris vient entendre
En le contrefaisant ne peuvent rien apprendre.

LE MARQUIS.
L'on m'a dit toutefois qu'ils veulent le tenter
Qu'ils y songent deux fois avant que d'éclater.

LA MARQUISE.
Ah je crois qu'ils feront beaucoup mieux de se taire,
Sont-ils assez méchants pour le bien contrefaire ?/p>

ALCIDON.
Et quand ils en auraient même la volonté,
Le plus hardi d'entre eux serait déconcerté.
S'ils y songent, il faut que leur dessein avorte,
Car qui diable croirait un vers de cette sorte ?..

LE MARQUIS.
D'où va venir ce vers ?

ALCIDON.
Attendez, il est pris de...
Si je m'en souviens, L'Ecole des maris,
Quand il parle à son frère, oui, lorsqu'il lui propose
De signer. "Taisez-vous, dit-on, et pour cause",

LE MARQUIS.
Hé bien, morbleu, ce ton n'est-il pas naturel ?

ALCIDON.
Puisque c'est ton avis, je veux le croire tel,
Dis ce que tu voudras, marquis, moi je m'engage
A faire voir à tous…

LE MARQUIS.
Dieu me damne, j'enrage,
Quand je vois des lourdauds faire les gens d'esprit.
Blâme encore la façon dont ce grand homme écrit.
Dis-moi trouves-tu pas cette pointe divine :
Marquis à tes canons fait prendre médecine !
Pourquoi, marquis ? - Pourquoi, c'est qu'ils se portent mal.

ALCIDON.
J'en croirai si tu veux l'agrément sans égal,
Mais…

LE MARQUIS.
Morbleu, je lirais l'un et l'autre Corneille,
Que je n'y verrais pas une chose pareille.

ALCIDON.
Mais dans cet Impromptu que tu fais si plaisant,
S'il est, comme tu dis, si fort diversifiant,
Pourquoi rit-on si peu ?

LE MARQUIS.
Pourquoi ? C'est qu'on admire !
Crois-tu, s'il eût voulu, qu'il n'eût pas bien fait rire ?
Quoi ? ne pouvait-il pas, ayant le même corps,
En faire encore agir les burlesques ressorts ?
Et n'a-t'il pas en lui, cet homme inimitable,
De ses contorsions la source inépuisable ?
Madame, donnez-nous un peu son Impromtu.

ALIS.
Son Impromptu, Monsieur ?

LE MARQUIS.
Comment ?

ALCIDON.
Te moques-tu ?
Il n'est pas imprimé.

LE MARQUIS.
Cette pièce est fort bonne,
Molière est notre ami, je veux qu'il nous la donne.
Pour de l'argent, s'entend.

ALIS.
Quoi ! Ce que tant de gens…

LE MARQUIS.
Non, non, c'est L'Impromptu...

ALIS.
L'Impromptu de trois ans…

LE MARQUIS.
De trois ans ?/p>

ALIS.
Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.
De trois ans, comment diable…

ALIS.
Il a joué cela vingt fois au bout des tables,
Et l'on sait dans Paris que, faute d'un bon mot,
De cela chez les grands il payait son écot.

LE MARQUIS.
Oui, les comédiens, j'en ai su quelque chose. Mais le reste....

ALIS.
Le reste est une farce en prose, Aussi vieille qu'Hérode...

LE MARQUIS.
Aussi l'on s'étonnait
Qu'un ouvrage si bon eût été sitôt fait.
Et moi-même....

ALCIDON.
Dis donc, viendras-tu point me dire,
Touchant cet Impromptu, qu'il faut que je l'admire,
Et quand, après trois ans, il vient nous faire voir...

LE MARQUIS.
C'est là, morbleu ! c'est là ce qui le fait valoir,
Malgré toi. Dieu me damne, il faut que l'on l'admire.
Quoi ! d'une vieille farce où l'on n'a point fait rire,
D'un méchant pot-pourri qu'à peine souffrait-on,
En faire un Impromptu plaisant ! Dis-donc que non.

à Alis

Vous en vendrez beaucoup et par toutes les places...

ALIS.
Il faudrait donc, Monsieur, vendre aussi ses grimaces…
Et de peur qu'en lisant on n'en vît pas l'effet,
Au bout de chaque vers il faudrait un portrait.
Ma foi, je n'en veux point, pas un de nos libraires
N'en veut.

LE MARQUIS.
Mais....

ALIS.
Mais, Monsieur, chacun sait ses affaires.
Si, quand il fait des vers, il les dit plaisamment,
Ces vers perdent leur agrément,
On est désabusé de sa façon d'écrire.
L'on rit à les entendre, et l'on pleure à les lire.
Et de ces mêmes vers, tels qui seront charmés,
Ne les connaissent plus, quand ils sont imprimés.
Sitôt que l'on les lit, un chacun nous vient dire :
"Je voudrais bien savoir de quoi nous pouvions rire."
Car de tout ce qu'il fait on ne reconnait rien
Que le titre, le nom des acteurs et le sien.

LE MARQUIS.
apercevant Cléante, lui fait signe de son chapeau.
Marquis , Marquis ! Laquais, cours après pour lui dire,
Qu'il vienne jusqu'ici, s'il a dessein de rire.
Là, Madame, parbleu, dussiez-vous vous fâcher,
Notre ami le marquis vous entendra prêcher.

SCENE V
LE MARQUIS , CLEANTE , ALCIDON, LA MARQUISE, ALIS, CASCARET.

LE MARQUIS.
Bonjour, marquis.

CLEANTE.
Bonjour ! la plaisante manière
Te moques-tu ?/p>

LE MARQUIS.
Morbleu, c'est du ton de Molière,
Te moques-tu toi-même ? Approche, approche-toi, Madame que voilà disputait contre moi,
Et blâme L'Impromptu.

CLEANTE.
Que veux tu que j'y fasse ?
Si c'est son sentiment…

LE MARQUIS.
Maugrebleu de sa face !
Je lui veux faire avoir, mais elle, sur ce point...

ALCIDON.
Pour moi, de ce refus je ne la blâme point.
Ce serait assez mal fonder son espérance…

CLEANTE.
Une chose à mon sens choque la bienséance,
Touchant ce grand auteur, c'est de voir que partout
A se faire louer lui-même il se résout,
Car la prude marquise fait son panégyrique
Dedans son Impromptu, comme dans sa Critique.
Cette prude est suspecte et je crois ce défaut...

LE MARQUIS.
Point, c'est pour faire voir qu'il sait bien ce qu'il vaut.

ALCIDON.
Qu'il prenne garde à lui, marquis, car je t'annonce,
Qu'avant qu'il soit deux jours on jouera La Réponse,
Qu'il y sera daubé, mais daubé finement,
Et tu peux l'avertir d'y songer promptement.

LE MARQUIS.
Oui, l'on dit que pendant que la noise redouble,
Un certain Montfleury veut pêcher en eau trouble
Et qu'il s'en veut mêler.

LA MARQUISE.
Et que fera Boursault ?/p>

CLEANTE.
J'ignore la raison qui l'a mis en défaut,
Mais le premier venu pourra prendre sa place
Car on ne pense pas pour cela qu'il la fasse.

LE MARQUIS.
Ce ne sera pas lui, cela sera donc beau ?

CLEANTE.
On dit que le dessein en est assez nouveau,
Enfin l'on y travaille et j'en sais bien le titre,
Et l'on doit finement dessus certain chapitre...

LE MARQUIS.
Hé mon Dieu, notre ami, ne te tourmente point,
Bien hupé qui pourra l'attraper sur ce point.
Qu'à leur gré ces messieurs satirisent Molière,
Qu'ils blâment son récit, son port et sa manière,
Il ne répondra plus, car il veut que le temps…

ALCIDON.
Je le crois, il n'a plus d'Impromptu de trois ans,
Mais s'il en avait un...

Edition de 1705 disponible en ligne sur Gallica pp.546-557.


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