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1661

Mlle de Scudéry, Almahide ou l'Esclave reine

Paris, Courbé, 1661.

Amoureux d'une comédienne

Abindarrays tombe amoureux d'une comédienne : la narration est l'occasion de peindre rapidement les réactions de spectateurs, le monde matériel du théâtre et surtout, de dresser la liste des plaisirs ainsi que des vices attachés alors aux comédiennes.

Le voilà donc aussi assidu à la comédie que s’il eût été de la troupe, et aussi souvent sur ce théâtre que s’il eût été une de ses décorations. A chaque vers que Jebar récitait, il se pâmait d’admiration et de joie, il se récriait à tous les beaux endroits de son rôle, il en avait le corps agité comme l’esprit, et cet amour comique lui donnait des convulsions, comme certaines maladies en donnent à ceux qui en sont tourmentés. Il excitait les acclamations du peuple par son exemple, il le faisait crier, malgré qu’il en eût, en criant lui-même le premier et l’on entendait dire par tout, après lui, cela est beau, cela est excellent, cela est divin. Au reste, il ne manqua pas de soutenir à Jebar que sa profession était la plus honnête du monde, qu’il n’y avait rien de si galant ni de si aimable qu’une comédienne, que le noble exercice du théâtre lui formait l’air du visage et la grâce du corps, que cette belle manière de se produire en public lui donnait une hardiesse modeste, pleine de charmes et d’agrément, que le superbe apparat de la scène ajoutait un merveilleux éclat à une aimable personne, que tout autre lieu ne donne point, que l’étude continuelle des ouvrages des grands hommes, en remplissant leur mémoire de belles choses, leur ornait l’esprit et leur formait le jugement, que la pitié qu’elles excitaient par leur récit était un grand acheminement à l’amour, que songeant continuellement à plaire, elles plaisaient aussi continuellement, que le ton passionné de leurs voix, que les belles larmes qu’elles répandaient et que les aventures pitoyables qu’on leur voyait arriver sur le théâtre attendrissaient le coeur, ébranlaient l’âme et la rendaient plus facile à se laisser emporter. Que de plus, les femmes de toute autre profession paraissaient toujours la même chose : qu’une triste était toujours triste, qu’une gaie était toujours gaie, et qu’une ambitieuse avait toujours de l’ambition, mais qu’il n’en n’était pas de même d’une belle actrice qui changeait aussi souvent d’humeur que de personnage et qui, par cette variété où la nature se plaît tant, augmentait l’amour comme le plaisir et ne manquait guère de donner de l’une en donnant de l’autre. Enfin, il lui disait encore que, pour peu qu’un amant eût l’imagination forte en aimant Jebar, il croyait tantôt aimer Arsinoé, tantôt Cléopâtre, aujourd’hui adorer Didon, demain adorer Bérénice, une fois servir Candace et une autre Sophonisbe et que, de cette sorte, n’ayant l’imagination remplie que d’héroïnes et de reines, que de sceptres, que de couronnes et que de trônes, un songe agréable qu’il faisait tout éveillé contentait sa vanité comme son amour et, par cette fausse grandeur, lui donnait une satisfaction véritable.

Voilà donc Abindarrays attaché à la porte de la comédienne comme leurs affiches le sont à celle de la comédie. Il se rendait régulièrement au théâtre comme s’il en eût dû faire l’ouverture et réciter le prologue de toutes les pièces où jouait Jebar. Il savait parler de machines et de décorations, de perspectives et de renfondrements, d’armes antiques et de masques, comme un vieux comique. Et depuis la soque jusques au cothurne, c’est-à-dire depuis la sandale jusques au brodequin, il savait tous les termes de l’art et toute la science théâtrale. Mais cet enchantement, quoique fort doux, ne dura pourtant pas longtemps, car il se trouva accompagné de tant de choses peu agréables, quoique la comédie et la comédienne le fussent toutes deux beaucoup, que le charme fut rompu presque aussitôt qu’il fut fait. Premièrement Abindarrays trouva qu’il fallait que Jebar étudiât tous les matins et tous les soirs comme un écolier, et qu’elle repassât sa leçon l’après-dînée au lieu d’être avec lui. Que trois fois la semaine règlement, sa maîtresse devînt publique et qu’elle divertît la compagnie au lieu de le divertir. Qu’elle allât de maison en maison le soir donner le même plaisir et se donner la même fatigue et qu’il ne la vît presque point ou qu’il la suivit pour la voir, comme un officier de troupe. De plus, comme il a l’imagination délicate, elle se trouva choquée lorsqu’après avoir vu Jebar toute brillante de pierreries et sur une superbe scène d’or et d’azur, il vit derrière le théâtre que ces pierreries étaient fausses et qu’au lieu de ces magnifiques palais, Cléopâtre était dans une misérable loge fort obscure et avec une toilette et un déshabillé peu dignes de cette reine d’Egypte, et dans laquelle on ne voyait pas ces perles dont l’histoire a fait tant de bruit, car il n’y en avait que de contrefaites et même encore assez mal.

La délicatesse de ses yeux se trouva encore blessée de cinq ou six hommes à demi nus qu’il vit trop près de son héroïne, et cette familiarité peu honnête ne fut nullement de son goût, quoiqu’elle fût de la nécessité de leur métier. Enfin ce derrière de théâtre aussi laid que le devant en est beau et où le roi et le sujet, le valet et le maître, la reine et la soubrette se trouvent égaux et se rencontrent égales, en lui ôtant tout le respect, lui ôta presque tout l’amour. Mais ce qui acheva de le guérir fut ce qui l’avait fait malade, je veux dire, les yeux de Jebar, je veux dire ceux de Sophonisbe, car les voyant continuellement à la picorée et à la petite guerre, et songer bien plus à quelqu’un qu’elle voit qu’au pauvre Massinisse qui lui parle, son coeur s’échappa des mains de cette héroïne coquette et sa passion finit avec la comédie. Il est vrai que cela seul n’en fut pas la cause, car, voyant quinze ou vingt amants externes et deux ou trois de la troupe encore plus amoureux en prose qu’ils ne l’avaient paru en vers et tous ces gens-là vivre avec une certaine familiarité peu respectueuse que la profession de Jebar lui faisait souffrir, l’esprit délicat d’Abindarrays, qui n’aime nullement la foule ni le désordre, se rebuta de l’une et de l’autre, et son coeur, comme je l’ai déjà dit, se retrouva en liberté.

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