Par support > Oeuvres diverses > La Guerre des auteurs anciens et modernes

 

ca. 1671

Gabriel Guéret, La Guerre des auteurs anciens et modernes

Paris, Theodore Girard, 1671.

Usages du théâtre aujourd'hui : les auteurs, les comédiens, les critiques

Comme dans le Parnasse Réformé paru en 1668, l'ouvrage commence par le récit d'un songe merveilleux : les auteurs, anciens et modernes, arrivent au Parnasse pour vanter leurs mérites auprès d'Apollon. Après le passage des ecclésiastiques, Alexandre Hardy puis Tristan interviennent :

Alexandre Hardy, ancien poète tragique, que l'impatience de parler tenait depuis fort longtemps, adressant sa parole au petit père André : « Vous ne trouverez pas mauvais, lui dit-il, que je parle maintenant de notre théâtre, car c'est aujourd'hui assez la mode de passer du sermon à la comédie. » Puis, se retournant vers Apollon : « Je ne connais plus rien, dit-il, à la scène, il semble qu'on prenne plaisir d'en bannir les vers, et de mettre tout en prose ; il y en a même qui s'efforcent de la réduire à trois actes ; et si vous n'y donnez ordre j'ai grand peur qu'on y apporte encore des changements plus fâcheux. Je ne comprends pas, continua-t-il, d'où peut venir ce relâchement, il me semble que deux mille vers sont bientôt faits, et l'on sait que bien souvent ils ne me coutaient que vingt-quatre heures ; en trois jours je faisais une comédie, les comédiens l'apprenaient, et le public la voyait ; je ne le faisais point languir comme l'on fait maintenant, et la différence que je trouve entre ces poètes modernes et moi, c'est qu'on représentait d'abord mes pièces sans les promettre, et que l'on promet quelquefois les leurs sans les jouer. De plus, ajouta-t-il, les comédiens annoncent toutes sortes de comédies indifféremment comme des chefs-d'oeuvres ; ils s'érigent en juges de ce qu'ils ne connaissent pas, et si on les en veut croire, le dernier ouvrage d'un poète est toujours ce qu'il a fait de meilleur. Ils devraient à mon avis attendre que le public en eût dit son sentiment ; c'est assez qu'ils aient à répondre de leur action ; ils s'exposent mal à propos à des démentis que l'on donne à leurs affiches, et bien souvent à eux-mêmes, et ces éloges à contre-temps ne servent qu'à entretenir la vanité d'un jeune poète qui se repose dessus, et qui pourrait faire mieux, si l'encens qu'on lui donne ne lui montait point à la tête.
– Vous parlez de comédie, interrompit Tristan, en poète du temps de la Ligue. De grâce, continua-t-il, qui vous a dit qu'une pièce de théâtre ne vaut rien en prose ? Voilà justement l'erreur de tous ceux qui savent comme vous faire deux mille vers en vingt-quatre heures, ils s'imaginent qu'il ne faut que rimer pour être poète, et ces messieurs remplissent notre théâtre de leurs brouilleries sous prétexte qu'ils ont la veine coulante, et que la fureur poétique les suit partout. Cependant il y a bien d'autres mystères, et vous changeriez de langage si vous aviez lu seulement les vingt premières lignes de La Poétique d'Aristote. Mais vous êtes venus dans un siècle où l'on ne se piquait pas beaucoup de l'entendre ; on ne trouvait point à dire qu'un même personnage vieillît de quarante ans en vingt-quatre heures, que sa barbe et ses cheveux blanchissent dans l'intervalle de deux actes. Il pouvait entre deux soleils passer de Paris à Rome, et c'était une comédie que de mettre une vie de Plutarque en vers. On n'en use pas si librement aujourd'hui, on ne méprise plus Aristote impunément, et l'on ne ferait pas grâce à Sophocle pour un iota. Les meilleures pièces ont bien de la peine à se soutenir : dès qu'elles commencent à paraître, trente critiques bons ou mauvais s'acharnent sur elles, et quand un poète aurait charmé toute la cour, quand les loges et le parterre l'aurait admiré, il se trouve toujours quelque bourru dans la foule qui n'est pas du sentiment de tout le monde, et qui fait aussi hardiment le procès au Cid que s'il ne valait pas mieux que La Belle Darache ou Le Grand Ostorius. Il faut pourtant avouer que ces critiques ont fait du bien au théâtre, ils ont mis nos poètes en garde contre la censure. Mais je voudrais fort néanmoins qu'ils fussent en plus petit nombre et qu'ils ne prissent pas l'un pour l'autre, comme il leur arrive le plus souvent. Il est certain qu'il se fait toujours de méchantes comédies, quelquefois aussi on nous donne des critiques encore plus mauvaises, et la même démangeaison qu'il prend à de jeunes poètes, de se mettre sur le théâtre pour acquérir une réputation prompte et universelle, fait que d'autres, qui ne peuvent pas monter si haut, s'efforcent de se rendre illustres par la critique des pièces les plus éclatantes. Mais qu'ils sachent, ces nouveaux censeurs, que si, par cette voie, ils peuvent parvenir à la gloire d'un Aristarque, ils seront toujours néanmoins beaucoup au-dessous d'Homère.

Ouvrage en ligne sur Gallica, p. 125-132.


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »