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1673

Jean Donneau de Visé, Le Mercure galant

Paris, Barbin, 1673.

Oraison funèbre de Molière

Cette célèbre pièce consacrée à Molière mêle, pour la mort du comédien auteur, plaisanteries et larmes, et fait référence à différents passages des pièces de ce dernier.

Toute la compagnie en demeura d’accord et se préparait à parler d’autre chose, lorsqu’un homme qui avait accoutumé de venir dans cette ruelle parla de la mort de Molière, dont on s’était déjà entretenu quelques jours auparavant.

Il était illustre de plusieurs manières, et sa réputation peut égaler celle du fameux Roscius, ce grand comédien si renommé dans l’Antiquité, et qui mérita du prince des orateurs cette belle harangue qu’il récita dans le sénat pour ses interêts. Le regret que le plus grand des rois a fait paraître de sa mort est une marque incontestable de son mérite. Il avait trouvé l’art de faire voir les défauts de tout le monde sans qu’on s’en pût offenser, et les peignait au naturel dans les comédies qu’il composait encore avec plus de succès qu’il ne les récitait, quoiqu’il excellât dans l’un et dans l’autre. C’est lui qui a remis le comique dans son premier éclat et, depuis Térence, personne n’avait pu légitimement prétendre à cet avantage. Il a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opéras, qui font aujourd’hui tant de bruit, et dont la magnificence des spectacles n’empêche pas qu’on ne le regrette tous les jours.

J’eus à peine achevé de parler du mérite de cet auteur, qu’une personne de la compagnie tira quelques pièces de vers qui regardaient cet illustre défunt. Plusieurs en lurent haut, et les autres bas. Voici ce qui fut entendu de toute la compagnie.

[…]

Ces vers donnèrent occasion de parler de la médecine. Quelques-uns se déclarèrent contre, et plusieurs prirent son parti. Un de ceux qui la défendit avec le plus de chaleur tint ce discours en parlant de Molière :
– S’il avait eu le temps d’être malade, il ne serait pas mort sans médecin. Il n’était pas convaincu lui-même de tout ce qu’il disait contre les médecins et, pour en avoir fait rire ses auditeurs, il ne les a pas persuadés. Je demeure d’accord avec lui que la plus grande partie de la médecine consiste dans l’ordonnance des lavements, saignées et purgations, mais il faut les savoir ordonner à propos, et savoir, selon les maladies qu’on a à guérir, ce qu’il faut mettre dans le premier et le dernier de ces remèdes. On en peut faire de cent manières différentes mais pour cela il faut connaître les simples et savoir leurs vertus. Non, non, le monde ne peut croire ce que cet auteur a dit des médecins. Il est constant qu’il y a des remèdes, les bêtes en trouvent et se guérissent elles-mêmes. Hé, pourquoi, puisque les hommes ont bien connu les herbes qui empoisonnent, ne connaîtraient-ils pas celles qui ont la vertu de les guérir ? Rien n’est si commun que les salutaires effets des ordonnances des médecins. On connaît ceux des médecines et des lavements par la bile et par les impuretés qu’elles font évacuer. On sait combien la saignée est nécessaire à un malade quand il est oppressé, et Molière, ce même Molière, pendant une oppression, s’est fait saigner jusques à quatre fois pour un jour. 

Plusieurs eurent de la peine à le croire et, chacun ne s’accordant pas sur le chapitre de la médecine, on parla des ouvrages du défunt, qu’un défenseur voulut traiter de bagatelles :

– Je sais bien, repartit un autre qui n’était pas de son sentiment, que Molière a mis des bagatelles au théâtre, mais elles sont tournées d’une manière si agréable, elles sont placées avec tant d’art et sont si naturellement dépeintes qu’on ne doit point s’étonner des applaudissements qu’on leur donne. Pour mériter le nom de peintre fameux, il n’est pas nécessaire de peindre toujours de grands palais et de n’employer son pinceau qu’aux portraits des monarques : une cabane bien touchée est quelquefois plus estimée de la main d’un habile homme qu’un palais de marbre de celle d’un ignorant, et le portrait d’un roi, qui n’est recommandable que par le nom de la personne qu’il représente, est moins admiré que celui d’un paysan, lorsqu’il n’y manque rien de tout ce qui le peut faire regarder comme un bel ouvrage.

La conversation allait s’échauffer, lorsqu’on vint dire à la maîtresse du logis que Cléante était prêt, et qu’elle pouvait passer dans la salle avec toute la compagnie. Comme chacun se levait sans savoir pourquoi on changeait de lieu :

–  Il faut, dit la maîtresse du logis en arrêtant tout le monde, que je vous avertisse d’une chose qui vous surprendra fort. Cléante m’étant venu voir le lendemain que Molière mourut, nous témoignâmes le regret que nous avions de sa perte. Il me dit qu’il avait envie de faire son oraison funèbre. Je me moquai de lui. Il me dit qu’il la ferait et qu’il la réciterait même devant ceux que je voudrais. J'en demeurai d’accord, et lui dis que j’avais fait faire une chaise, parce que Molière devait venir jouer Le Malade imaginaire chez moi, et qu’elle lui servirait. Il m’a tenu parole, et nous allons voir s’il s’acquittera bien de ce qu’il m’a promis.

Comme Cléante était un homme fort enjoué et qui divertissait fort les compagnies où il était, ils passèrent tous avec empressement dans la salle où on les attendait. Elle était toute tendue de deuil et remplie d’écussons aux armes du défunt. Cléante n’eût pas plus tôt appris que toute la compagnie avait pris place qu’ayant pris une robe noire, il monta en chaise avec un sérieux qui fit rire toute l’assemblée. Il commença de la sorte.

ORAISON FUNÈBRE DE MOLIÈRE

« Ma femme est morte, je la pleure, si elle vivait, nous nous querellerions », acte premier de L’Amour médecin de l’auteur dont nous pleurons aujourd’hui la perte.

Quoi qu’il semble que ces paroles ne conviennent pas au sujet qui m’a fait monter dans cette chaise, il faut pourtant qu’elles y servent, je saurai les y accommoder, et je suivrai en cela l’exemple de bien d’autres. Répétons-les donc encore une fois ces paroles, pour les appliquer au sujet que nous traitons. « Ma femme est morte, je la pleure ; si elle vivait, nous nous querellerions ». Molière est mort, plusieurs le pleurent et, s’il vivait, ils lui porteraient envie. Il est mort, ce grand réformateur de tout le genre humain, ce peintre des mœurs, cet introducteur des plaisirs, des ris et des jeux ; ce frondeur des vices, ce redoutable fléau de tous les turlupins ; et pour tout renfermer en un seul mot, ce Mome de la terre qui en a si souvent diverti les dieux. Je ne puis songer à ce trépas sans faire éclater mes sanglots.

Je vois bien toutefois que vous attendez autre chose de moi que des soupirs et des larmes, mais le moyen de s’empêcher d’en répandre un torrent ! Que dis-je un torrent ! Ce n’est pas assez. Il en faut verser un fleuve. Que dis-je un fleuve ! Ce serait trop peu et nos larmes devraient produire une autre mer. Non, Messieurs, il n’est pas besoin du secours de l’art pour vous faire voir ce que vous perdez, la douleur est plus éloquente, plus éloquente, plus éloquente enfin… plus éloquente… Vous entendez bien ce que cela veut dire, et cela suffit. Il faut passer à la division des parties de cet éloge, dont le pauvre défunt ne me remerciera pas. Mais avant d’entrer dans cette division, faisons une pause utile à nos santés, toussons, crachons et nous mouchons harmonieusement. Il faut quelquefois reprendre haleine, c’est ce qui nous fait vivre.

La musique a, dit-on, quatre parties ; mon discours n’en aura pas moins. Molière auteur, et Molière acteur en feront tout le sujet. Ce ne sont que deux points, me direz-vous. Vous avez raison, mais on en peut facilement faire quatre, et voici comment. Molière auteur fera deux points, c’est-à-dire que je parlerai dans le premier de la beauté de ses ouvrages, et dans le second des bons effets qu’ils ont produits, en corrigeant tous les impertinents du royaume. Molière acteur me fournira aussi la matière de deux points, et je ferai voir que non seulement il jouait bien la comédie, mais encore qu’il savait bien la faire jouer. Voilà, si je compte bien, mes quatre points tout trouvés. Si je les traite bien, vous ne me trouverez pas trop long ; mais si je vous ennuie, ce sera trop de la moitié.

Passons donc au premier, et parlons de la beauté des ouvrages du défunt. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous en entretenir longtemps, peu de gens en doutent, et ceux qui n’en sont pas persuadés ne méritent pas d’être désabusés. En effet, Messieurs, si l’art qui approche le plus de la nature est le plus estimé, ne devons-nous pas admirer les ouvrages du défunt ? Les figures les plus animées des tableaux de nos plus grands peintres ne sont que des peintures muettes si nous les comparons à celles des ouvrages de l’auteur dont j’ai entrepris le panégyrique. Quelle fécondité de génie sur toutes sortes de matières ! Que n’en tirait-il point ? Vous l’avez vu, et vous savez qu’il était inépuisable sur le chapitre des médecins et des cocus. Mais passons outre, et ne rouvrons point les plaies de ces Messieurs. Finissons donc ce point, en disant que le défunt n’était pas seulement un habile poète, mais encore un grand philosophe. Philosophe, me direz-vous, philosophe ! Un philosophe doit-il chercher à faire rire ? Démocrite en était un, chacun le sait, et cependant il riait toujours. C'était trop, il faut quelquefois pleurer. Pleurons donc, puis que c’est aujourd’huu un jour de pleurs. Pleurons tous, pleurons, remplissons nos mouchoirs de larmes. Pendant que vos pleurs couleront, je vais essuyer les miennes, et par ce moyen reprendre haleine pour commencer mon second point.

Je vous ai promis, Messieurs, de vous faire voir, dans le second point de cet éloge funèbre, de quelle utilité les ouvrages du défunt ont été au public. Mais avant de vous le prouver, il est à propos de parler de tous ceux contre lesquels il a écrit. Il a joué les jeunes, les vieux, les sains, les malades, les cocus, les jaloux, les marquis, les villageois, les hypocrites, les imposteurs, les campagnards, les précieuses, les fâcheux, les avocats, les ignorants, les procureurs, les misanthropes, les médecins, les apothicaires, les chirurgiens, les avares, les bourgeois qui affectent d’être de qualité, les philosophes, les auteurs, les provinciaux, les faux braves, les grands diseurs de rien, les gens qui n’aiment qu’à contredire, les coquettes, les joueurs, les donneurs d’avis, les usuriers, les sergents, les archers et tous les impertinents enfin, de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Que tous ces noms m’ont altéré ! Je n’en puis plus, et si je ne buvais à votre santé, je ne pourrais pas achever ce que j’ai entrepris. Je puis présentement continuer, et je sens que je me porte assez bien. Disons donc que tous ceux que notre auteur a joués lui ont obligation. En faisant voir des portraits de l’avarice, il a fait honte aux avares, et leur a inspiré de la libéralité. En rendant ridicules ceux qui renchérissaient sur les modes, il les a rendus plus sages. Ah ! combien de cocus a-t-il empêchés de prendre leurs gants et leur manteau, en voyant entrer chez eux les galants de leurs femmes ? Combien a-t-il fait changer de langage précieux, aboli de turlupinades ? Combien a-t-il redressé de marquis à gros dos ? Combien a-t-il épargné de sang à toute la France, en faisant voir l’inutilité des fréquentes saignées ? Combien de médecines amères a-t-il empêché de prendre ? et combien aussi a-t-il guéri de fous ? Quoique tous ceux que je viens de nommer aient obligation au défunt, chacun en particulier, toute la France lui est obligée en général de l’avoir tant fait rire. Le rire, Messieurs, est une chose merveilleuse, et dont l’utilité est d’une utilité….. Vous l’allez voir par mon raisonnement. Le rire délasse ceux qui travaillent du corps, il réjouit l’esprit des gens de lettres, et défatiguant ceux qui sont occupés aux grandes affaires, il est même utile aux monarques. Puisqu’il est utile, la comédie la doit être ; si la comédie est utile, les comédiens le sont ; si les comédiens sont utiles, les auteurs le sont encore davantage ; si les auteurs le sont, Molière a dû l’être beaucoup ; et s’il l’a été, nous devons pleurer sa perte. Pleurons-la donc, Messieurs, pleurons-la, mais pendant que nous la pleurerons, écoutons ces violons qui la pleurent aussi.

Les violons jouent languissamment.

C'est assez. Messieurs, c’est assez ! la manière de jouer de cet inimitable acteur me réveille, et puisqu’elle fait le sujet de mon troisième point, il faut que j’en parle sans attendre davantage. Les Anciens n’ont jamais eu d’acteur égal à celui dont nous pleurons aujourd’hui la perte, et Roscius, ce fameux comédien de l’Antiquité, lui aurait cédé le premier rang s’il avait vécu de son temps. C’est avec justice, Messieurs, qu’il le méritait : il était tout comédien depuis les pieds jusques à la tête ; il semblait qu’il eût plusieurs voix, tout parlait en lui et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil, et d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure. Ah ! qu’un si grand comédien méritait bien d’avoir pour représenter ses ouvrages le théâtre de Marcus Scaurus ! Ce théâtre avait sur sa hauteur trois cent soixante colonnes en trois rangs, les unes sur les autres, où les trois ordres étaient exactement observés. Le premier rang était de marbre, le second de verre, et le troisième était tout brillant d’or. Les plus basses colonnes avaient trente-huit pieds de hauteur, et il y avait entre ces colonnes trois mille statues d’airain. N'est-ce pas avec raison que les beaux ouvrages de Molière méritaient un aussi beau théâtre pour être représentés, et n’est-ce pas avec justice que…. car voyez-vous, Messieurs, si…. la raison…. vous savez que lorsque…. Viens au secours de ma mémoire, incomparable acteur, et puisque tu n’en as jamais manqué, donne-moi un peu de la tienne, aussi bien n’en as-tu que faire. Inspire-moi donc…..

Ah ! Messieurs, les voilà, les oeuvres de ce grand homme. Elles parleront mieux pour lui que je ne pourrais faire. Voila tous les enfants dont il est le père. Ils sont chéris, ces enfants, de tous les princes du monde. Ah ! belles œuvres, que vous êtes estimées partout ! Et pour vous faire voir, Messieurs, que je dis vrai, les voilà en français, en italien, en espagnol, en allemand ; et par l’ordre du Grand Vizir, l’on travaille à les traduire en turc. Ah pleurons la perte d’un si grand homme, nous ne le pouvons trop regretter ! mais réjouissons-nous plutôt de ce qu’il était né chez nous, et de ce qu’il vivra au Temple de Mémoire. Pleurons de l’avoir perdu si jeune ! mais plutôt que de perdre le temps à pleurer, passons à notre dernier point, que je traiterai en peu de paroles. Il me sera facile, puisque j’y dois faire voir que notre illustre acteur excellait dans l’art de bien faire jouer la comédie. Est-il quelqu’un qui n’en demeure pas d’accord, après avoir vu de quelle manière il faisait jouer jusques aux enfants ? On voit par là que ce n’est pas sans raison qu’il disait qu’il ferait jouer jusques à des fagots. Des fagots acteurs ! des fagots ! Oui, Messieurs, des fagots ! et il en est, à la comédie, qui auraient besoin de lui pour les rendre plus utiles qu’ils ne le sont.

Ces vérités étant incontestables, voila mon quatrième point fini. Mais je ne suis pas pour cela au bout de ma carrière : il faut des récapitulations d’une partie de ce que j’ai dit, il faut tirer de la morale, il faut toucher les cœurs, il faut faire verser des larmes. Mais qui pourrait s’empêcher d’en répandre après la perte d’un si grand homme ! Avec son esprit il aurait pu tromper la mort, si elle ne l’avait point pris en traître. Que dis-je en traître ? On ne sait si la mort l’a trompé, ou s’il a trompé la mort ! mais, soit qu’il l’ait trompée, ou qu’elle l’ait surpris, il ne vit plus ce grand homme. Ah ! tristes comédiens, ou du moins qui devez l’être, que tous vos théâtres soient désormais aussi noirs que ma robe. N’y paraissez qu’avec des habits de deuil, que tous vos auditeurs le prennent, et que chacun continue d’écrire à sa gloire, comme on a commencé. En voila des preuves de toutes manières.

Il montre quatre grosses liasses de papier

Voilà des épitaphes, voilà des sonnets, voilà des élégies, et voilà des éloges en prose. Aurait-on tant écrit si le défunt n’avait eu du mérite ? Oui, Messieurs, il en avait, et ses ennemis mêmes en sont toujours demeurés d’accord.

Il faut finir, Messieurs ! Mais que vois-je ? Tant d’écussons aux armes du défunt réveillent ma douleur. Vous les voyez, Messieurs, ces armes parlantes, qui font connaître ce que notre illustre auteur savait faire. Ces miroirs montrent qu’il voyait tout ; ces singes, qu’il contrefaisait bien tout ce qu’il voyait ; et ces masques, qu’il a bien démasqué des gens, ou plutôt des vices qui se cachaient sous de faux masques. Ce grand peintre moral est présentement avec les dieux, qu’il est allé faire rire de leurs propres défauts. Momus a d’abord été le recevoir et vous allez voir ce qui s’est passé à leur entrevue. Paraissez, Momus, paraissez, Molière, et satisfaites la curiosité de l’assemblée.

Deux marionnettes paraissent aux deux coins de la chaise.

MOMUS
Que nous sommes obligés à la mort de nous avoir envoyé l’illustre Molière, dont le nom fait tant de bruit par tout le monde !

MOLIÈRE
Vous voyez, cher Momus, je viens voir les dieux, et j’ai voulu jouer la mort, afin qu’elle me prît, croyant se venger, et je l’ai trompée par ce stratagème.

MOMUS
Vous ne me dites pas tout, vous vous entendez avec la mort, et vous venez voir les défauts des dieux, pour en aller divertir les mortels.

MOLIÈRE
Non, Momus, je ne puis plus retourner au monde.

MOMUS
J'en suis fâché, car les dieux ne m’estimeront plus et vous les divertirez mieux que moi.

MOLIÈRE
J'espère les bien divertir.

MOMUS
Il faut du temps pour les bien connaître.

MOLIÈRE
Pas tant que vous pensez.

MOMUS
C’est assez, vous pourriez vous échauffer. Loin de nous quereller, allez songer à vous unir, pour bien divertir les dieux.

Ce dialogue vous a fait croire un moment que Molière n’était pas mort ; mais il faut rouvrir vos plaies, et vous le faire voir sans parole et sans vie ; il faut vous faire voir son tombeau. Hâtez-vous ! Est-il achevé ? Êtes-vous prêts ? Faites-nous voir ce qui doit renouveler nos douleurs.

On tire un rideau de deuil, et le mausolée paraît.

Ah que vois-je ! Je ne puis sans mourir regarder cet illustre défunt. Il s’enfonce dans sa chaise. Fuyons ces objets funèbres. Il se relève. Il faut pourtant avoir un peu de fermeté, et regarder ce tombeau. Tombeau, qui renfermez les ris et les jeux. Tombeau, qui renfermez la joie. Tombeau… Tombeau… Tombeau… C’est un tombeau, Messieurs, et vous le voyez bien. Tous les poètes de l’Antiquité remplissent ces niches ; et les plus comiques soutiennent…. Ah ! Messieurs, je ne puis achever, quand je vois que les yeux de cet illustre auteur sont fermés pour jamais ; je ne puis retenir mes larmes. Démocrite n’avait jamais pleuré, et vous voyez ce philosophe le mouchoir à la main. Ephestion mourut de rire, et cependant vous le voyez aujourd’hui fondre en larmes auprès du tombeau de cet illustre défunt. Ah remplissons toutes ces urnes avec l’eau de nos pleurs. Il nous en a fait répandre de joie, versons-en de douleur auprès de son tombeau. Honorons-le de toutes manières. Riches, faites faire des statues à sa gloire. Beaux esprits, apportez des ouvrages qui ne chantent que ses louanges. Et vous, peuples, donnez-lui des larmes, si vous ne les pouvez accompagner d’autre chose. Il est mort, ce grand homme, mais il est mort trop tôt pour lui, trop tôt pour les siens, trop tôt pour ses camarades, trop tôt pour les grands divertissements de son prince, trop tôt pour les libraires, musiciens, danseurs et peintres, et trop tôt enfin pour toute la terre. Il est mort, et nous vivons. Cependant il vivra après nous, il vivra toujours, et nous mourrons : c’est le destin des grands hommes.

Cette oraison funèbre fut à peine achevée que chacun se leva et donna mille louanges à Cléante, qui tourna lui-même en plaisanterie ce qu’il venait de faire. Comme il était tard, chacun se retira bientôt après.

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Le Mercure galant, 1673 t. IV, p. 266-276.


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