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1679

[Anonyme], Le Roman comique, troisième partie

Paris, Barbin, 1679

Comédiens amateurs à succès

Un protagoniste raconte comment il est parvenu à séduire sa maîtresse, notamment en lui donnant la comédie. Il se prend au jeu : le succès devient public.

L’hiver approchant, les veillées étaient fort longues, et nous les passions à jouer à des petits jeux d’esprit, ce qui, étant souvent réitéré, ennuya. Ce qui me fit résoudre à lui donner le bal. J’en conférai avec elle et elle s’y accorda. J’en demandai la permission à M. du Fresne, son père, et il me la donna. Le dimanche suivant nous dansâmes et continuâmes plusieurs fois. Mais il y avait toujours une si grande foule de monde que la du Lys me conseille de ne faire plus danser mais de penser à quelque autre divertissement. Il fut donc résolu d’étudier une comédie, ce qui fut executé. Après que mes camarades et moi eûmes appris nos rôles et exercé plusieurs fois, un jour de dimanche au soir nous représentâmes notre pièce dans la maison du sieur du Fresne, ce qui fit un grand bruit dans le voisinage. Quoique nous eussions pris tous les soins de faire tenir les portes du parc bien fermées, nous fûmes accablés de tant de monde, qui avait passé le château ou escaladé les murailles, que nous eûmes toutes les peines imaginables à gagner le théâtre, que nous avions fait dresser dans une salle de médiocre grandeur. Aussi il resta les deux tiers du monde dehors. Pour obliger ces gens-là à se retirer, nous leur fîmes promesse que le dimanche suivant nous la représenterions dans la ville et dans une plus grande salle. Nous fîmes passablement bien pour des apprentis, excepté un de nos acteurs qui faisait le personnage du secrétaire du roi Darius (la mort de ce monarque était le sujet de notre pièce), car il n’avait que huit vers à dire, ce qu’il faisait assez bien entre nous. Mais quand il fallut représenter tout à bon, il le fallut pousser sur la scène par force, et ainsi il fut obligé de parler, mais si mal que nous eûmes beaucoup de peine à faire cesser les éclats de rire.

La tragédie étant finie, je commençai le bal avec la du Lys, et qui dura jusqu’à minuit. Nous prîmes goût à cet exercice, et sans en rien dire à personne nous étudiâmes une autre pièce. […] Or le dimanche suivant nous jouâmes la même tragédie que nous avions déjà représentée, mais dans la salle d’un de nos voisin qui était assez grande, et par ce moyen nous eûmes quinze jours pour étudier l’autre pièce. Je m’avisai de l’accompagner de quelques entrées de baller, et je fis choix de six de mes camarades qui dansaient le mieux, et je fis le septième. Le sujet du ballet était les bergers et les bergères soumis à l’Amour : car à la première entrée paraissait un Cupidon, et aux autres des bergers et des bergères, tous vêtus de blanc, et leurs habits tout parsemés de noeuds de petit ruban bleu, qui était la couleur de la du Lys […] Ces bergers et bergères faisaient deux à deux chacun une entrée et, quand ils paraissaient tous ensemble, ils formaient les lettres du nom de la du Lys, et l’amour décochait une flèche à chaque berger et jetait des flammes de feu aux bergères, et tous en signe de soumission fléchissaient le genou. J’avais composé quelques vers sur le sujet du ballet que nous récitâmes, mais la longueur du temps me les a fait oublier et, quand je m’en souviendrais encore, je n’aurais garde de vous les dire, car je suis assuré qu’ils ne vous agréeraient pas, à présent que la poésie française est au plus haut degré où elle puisse monter. Comme nous avions tenu la chose secrète, il nous fut facile de n’avoir que de nos amis particuliers, qui insensiblement et sans que l’on s’en aperçut, entrèrent dans le parc, où nous représentâmes à notre aise Les Amours d’Angélique et de Sacripant, roi de Circasse, sujet tiré de l’Arioste. Ensuite nous dansâmes notre ballet.

Je voulus commencer la bal à l’ordinaire, mais M. du Fresne ne le voulut pas permettre, disant que nous étions assez fatigués de la comédie et du ballet. Il nous donna congé et nous nous retirâmes. Nous résolûmes de rendre cette comédie publique et de la représenter dans la ville, ce que nous fîmes le dimanche gras, dans la salle de mon parrain, et en plein jour. […]

Edition de 1857 disponible sur Gallica.


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