Plus la fin de la Seconde Guerre mondiale approche, plus les critiques de la part des Alliés sur l’attitude de la Suisse pendant le conflit se font insistantes. Pour y répondre, les chroniques du Service suisse des ondes courtes, dont la particularité est d’être spécifiquement destinées à un public international, rappellent l’ancrage historique de la neutralité comme fondement de la politique extérieure de la Confédération. A la fin de la guerre, cet aspect sera largement relayé à l’étranger également par d’autres vecteurs, comme le livre, et jouera un rôle clé pour défendre la position de la Suisse face à la recomposition des rapports de force.
La neutralité est progressivement devenue un élément majeur de l’identité suisse. Et c’est dans le contexte des rapports tendus avec les pays belligérants pendant la Seconde Guerre mondiale que le Service suisse des ondes courtes (SOC) a commencé à transmettre au monde un discours historique sur la neutralité qui sera ensuite largement repris après la guerre.
La neutralité: une mission si ce n’est divine, du moins naturelle
La question de la neutralité fait l’objet de la première chronique, datée du 7 juin 1939. Le journaliste répond alors, sur un ton très personnel, en usant abondamment des premières personnes du singulier et du pluriel – une manière de faire qui s’estompera au fil des chroniques-, aux critiques émises à l’encontre de la Suisse: on lui reproche son attitude « passive » à l’égard des événements internationaux et son manque d’engagement aux côtés des autres démocraties.
La neutralité justifie, selon le chroniqueur, le statut particulier de la Suisse: « En effet -et cela est trop peu connu- la neutralité ne nous a pas été imposée. Si nous sommes neutres, c’est que nous le voulons bien, c’est que nous avons accepté la mission que la nature nous a confiée et qui consiste à garder les cols des Alpes, à maintenir -en dépit de tous le conflits qui peuvent surgir- cette communication essentielle entre les peuples, à assumer de la sorte une tâche hautement civilisatrice, enfin à conserver en toutes circonstances au centre de l’Europe un territoire à l’abri des ravages de la guerre. » Cette tâche naturelle, puisqu’elle repose aussi sur une réalité géographique, explique que la Suisse se tienne à l’écart du conflit. L’image du Sonderfall helvétique apparaît ici en filigrane. D’après le chroniqueur, la Suisse n’a pas besoin de faire des alliances car sa neutralité est reconnue par les autres nations qui y trouvent également des avantages. Un glissement s’opère progressivement, de l’aspect naturel de la neutralité suisse à son caractère divin. Le chroniqueur brandit la menace, toutefois euphémisée par l’usage du conditionnel: « [C’est] pourquoi serait châtié quiconque essayerait de la violer ». Le champ lexical semble ici renvoyer à des sanctions divines.
Dans cette chronique, l’accent n’est pas mis sur l’intérêt que le concept de neutralité représente sur le plan national (cohésion interne du pays, indépendance), mais sur l’avantage qu’il représente au niveau international (commerce possible avec tous les belligérants, contribution « au maintien de la paix »); ceci s’explique certainement par le fait que ce discours est destiné à un auditoire étranger.
La neutralité fait partie, avec d’autres éléments (politique humanitaire, rôle de l’armée), des principales valeurs associées à la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale qui sont relayées avec force par les chroniques du SOC et qui vont constituer le socle de la mémoire du pays dans l’immédiat après-guerre. Ces dernières ont permis de répondre aux critiques formulées par les Alliés à l’encontre de la politique menée par la Confédération pendant la guerre, notamment sur son intégration à l’économie de guerre allemande.
Edgar Bonjour et la construction mémorielle de l’immédiat après-guerre
C’est également dans ce but qu’en 1944, Pro Helvetia -communauté de travail fondée en 1939 ayant pour objectif de promouvoir la culture suisse tant sur le plan national qu’international- confie au Professeur d’histoire bâlois, Edgar Bonjour, la tâche de rédiger un ouvrage consacré à la neutralité suisse. Ce texte constitue un jalon important dans la construction de l’image d’une Suisse neutre et nourrit le mythe helvétique. Pro Helvetia recourt à la traduction pour donner l’écho le plus large possible à cette image d’Epinal. En plus de l’allemand et du français, cet ouvrage est publié à Londres, en 1946, sous le titre Swiss neutrality. Its history and meaning. S’ensuit une version espagnole qui paraît à Madrid en 1954. A travers ces traductions, financées par Pro Helvetia, dans des idiomes qui touchent une large part du globe, l’ouvrage de Bonjour prend toujours plus d’importance et devient un moyen précieux pour promouvoir l’image d’une Suisse non coupable et active pour le bien-être de son peuple. Les diverses versions, distribuées notamment par le réseau des ambassades grâce à Pro Helvetia, rencontrent un succès considérable.
Tant le livre de Bonjour que les chroniques des ondes courtes ont permis la diffusion d’une imagerie nationale au-delà des frontières. Ce sont deux vecteurs qui, quoique de façon différente, visent les mêmes objectifs. Ils ont aidé à ancrer dans les mémoires une certaine vision de la Suisse qui ne sera remise en question qu’à partir des années 1960.
Liridona Gubetini
La chronique du 7 juin 1939 propose l’image d’une Suisse neutre, reconnue dans le monde entier pour être «la plus vieille démocratie». Promouvoir cet aspect de l’identité helvétique est un souci constant du SOC, dont l’objectif est de répondre aux attaques qui visent la Suisse et d’expliciter aux yeux du monde les options prises par le Conseil fédéral.
Liens
Sur Edgar Bonjour (Dictionnaire historique de la Suisse)
Sur les diverses traductions du livre de Bonjour (La Suisse au miroir du monde, www.miroirdumonde.ch, Université de Fribourg)