Modéliser l’incertitude en sciences humaines

Faculté des lettres

Réalité virtuelle, web-docs, bases de données collaboratives, jeux vidéo… Les possibilités offertes par le numérique ouvrent des perspectives immenses pour les sciences humaines. Un domaine où l’UNIL porte des projets pionniers, comme celui de Collart-Palmyre, qui a permis de reconstruire virtuellement, en trois dimensions, un monument antique détruit par l’État islamique.

Mais cette dynamique de numérisation devient un casse-tête lorsque la rigidité du langage informatique se heurte à la nature qualitative ou interprétative des sciences humaines. Selon Michael Piotrowski, professeur en humanités numériques au sein de la Section des sciences du langage et de l’information, « bon nombre des connaissances étudiées et produites par ces disciplines, ne sont en effet pas nécessairement vraies ou fausses, mais comprennent un certain degré d’incertitude ou de multi-interprétation à prendre en compte. Or, lorsqu’on numérise de grandes masses de données, l’ordinateur qui les traite n’a pas la sensibilité d’un historien, d’un linguiste ou d’un archéologue ».

Félix Imhof © UNIL

Bon nombre des connaissances étudiées et produites par ces disciplines, ne sont en effet pas nécessairement vraies ou fausses, mais comprennent un certain degré d’incertitude ou de multi-interprétation à prendre en compte.

Michael Piotrowski
Professeur en humanités numériques à la Section des sciences du langage et de l’information

Afin de poser les bases d’une réflexion sur les possibilités de modéliser les différents niveaux de doute dont ces données peuvent faire l’objet, le professeur – par ailleurs ancien codirecteur du dhCenter UNIL-EPFL (Centre de recherche interdisciplinaire en humanités digitales) – a mené de mars 2020 à janvier 2021 une recherche exploratoire en histoire et en historiographie. Ce travail a été soutenu par un financement « Spark » du Fonds national suisse, instrument destiné aux projets non conventionnels. 

S’entourant du docteur Mateusz Fafinski, ainsi que d’Axel Matthey, assistant-étudiant inscrit dans le Master interfacultaire en humanités numériques, le chercheur a passé au crible le livre 7 de Historia Francorum(Histoire des Francs), composé de plusieurs manuscrits et rédigé au VIe siècle par l’évêque et historien médiéval Grégoire de Tours. « Cette œuvre a été recopiée maintes fois à diverses époques puis interprétée de différentes façons par les lettrés modernes. Elle présente plusieurs niveaux d’incertitude, c’est pourquoi il m’a paru intéressant de travailler sur ce cas. On observe par exemple une grande différence entre les versions française et allemande », commente Michael Piotrowski.

Sonder les mystères d’un texte médiéval

Chaque approximation chronologique ou géographique détectée dans les écrits de Grégoire de Tours a été minutieusement relevée puis classifiée selon une taxonomie définie au départ : l’événement cité dans le texte a-t-il une date ? la méthode de datation utilisée est-elle certaine ? le lieu indiqué est-il précis ? que voulait dire l’auteur en indiquant « le Nord de la France » ou « le Nord de la Gaule » ? etc. S’aidant d’outils mathématiques, les scientifiques ont également représenté visuellement, sur une carte de l’Europe, l’incertitude historiographique au niveau de la localisation et de la date de production des manuscrits eux-mêmes. Leurs analyses ont été présentées l’an dernier à l’occasion de diverses publications et conférences.

Pour Michael Piotrowski, ce projet a avant tout permis de soulever les nombreuses questions philosophiques et épistémologiques qui restent encore à résoudre. « Pourquoi avons-nous des incertitudes ? en quoi par exemple le champ de connaissances d’un auteur médiéval se différencie-t-il du nôtre ? quelle est l’influence du choix du corpus et des algorithmes d’analyse sur les phénomènes que nous souhaitons observer ? Ce genre d’interrogations, traitées depuis longtemps en sciences sociales, le sont rarement en sciences humaines, où il reste encore beaucoup de lacunes à combler. Si nous y parvenons, nous pourrions positionner l’UNIL en tant que référence en humanités numériques théoriques », conclut le spécialiste, qui a déjà soumis en avril 2021 un nouveau projet auprès du Fonds national suisse.