Bataille des champs et guerre des ondes

Dans les chroniques du Service suisse des ondes courtes, l’image du paysan suisse a évolué au fil de la guerre. Acteur important pour le pays, il fut souvent mis en avant, mais dans des représentations bien différentes selon les périodes.

Un scout entouré de paysans à Maur (ZH), le 8 septembre 1939. © RDB/ATP/Pfister
Un scout entouré de paysans à Maur (ZH), le 8 septembre 1939. © RDB/ATP/Pfister

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la paysannerie suisse est fortement sollicitée: tout d’abord par la mobilisation des hommes et des chevaux au front, ce qui la prive de bras et d’animaux de trait, mais aussi par le fort engagement qui est attendu d’elle dans la réalisation du « plan Wahlen». En effet, dès 1940, ce plan d’extension des cultures, aussi appelé « bataille des champs », bouleverse l’agriculture. La Confédération demande aux paysans de produire beaucoup plus afin de nourrir la patrie, alors que les hommes et les bêtes font défaut dans les exploitations. Progressivement, la figure du paysan suisse, courageux et nourricier, est mise en avant dans les chroniques du Service suisse des ondes courtes (SOC). Celle-ci permet de donner l’image d’une Suisse autarcique à l’étranger.

L’appel à sauver le pays de la disette s’adresse également au reste de la population. Citadins et ouvriers sont, eux aussi, exhortés à relever les manches. Les jeunes gens et les chômeurs sont incités à travailler aux champs et les citadins encouragés à cultiver parcs et jardins. L’effort paysan devient l’effort de tout un pays qui s’ingénie à subvenir seul à ses besoins. Les chroniques du SOC peuvent également par ce biais montrer à l’étranger l’image d’un pays solidaire et uni face à l’adversité.

Notre frère paysan

La Chronique politique et culturelle du 15 septembre 1939 est entièrement consacrée à la mobilisation des paysans et aux conséquences immédiates de celle-ci. L’honneur et la fierté à être mobilisé sont mis en avant. Fait rare dans les chroniques, la difficulté pour les femmes restées seules sur les exploitations est évoquée. L’accent est mis sur les efforts qu’elles fournissent et le courage dont elles font preuve et, par un glissement de langage, cette vertu est généralisée : de « une femme paysanne suisse », on passe en fin de chronique à « la femme suisse ». Parallèlement, la chronique montre que le pays se prépare vaillamment à résister. Le choix de la figure paysanne n’est donc pas fortuite. Elle véhicule des valeurs qu’on lui associe, mais elle fait aussi appel à l’affect et à une imagerie commune. Le pays est rassemblé derrière sa « forte race » de paysans, il est prêt, il fait front.

Une image qui se fissure

La Chronique du jour du 12 novembre 1941 indique un changement de ton. Le discours rapporté est celui qu’a tenu le Conseiller fédéral von Steiger à l’occasion de l’assemblée des délégués de l’Union suisse des paysans, « l’une des plus puissantes associations économiques du pays ». Intitulé « L’Etat et le paysan », cet exposé marque une évolution dans l’image de la figure paysanne. Le fait que la chronique le reprenne est intéressant.

Pour la première fois, et bien que l’on salue le travail accompli, des efforts de compréhension sont demandés aux paysans à l’égard des consommateurs afin d’éviter que la population se désolidarise. Ils devraient être plus attentifs à la relation entre les prix et les salaires. Le paysan doit continuer à nourrir le pays, mais il n’est plus tout puissant. L’Etat reprend sa place de premier plan en gérant les différents intérêts économiques. Progressivement, la figure du frère paysan finit par disparaître totalement des chroniques.

Le SOC propose une image du paysan suisse qui évolue durant le conflit. Mais la réalité du quotidien de la paysannerie n’apparaît jamais dans les chroniques, pas plus que les tensions entre le monde agricole et le monde ouvrier. Grâce à cette représentation idéalisée du paysan, le SOC propose aux auditeurs étrangers l’image d’une Suisse courageuse, subvenant seule à ses besoins alimentaires, et lui permettant ainsi de ne pas remettre en cause sa neutralité en dépendant d’une aide extérieure.

Natacha Gallandat

Bibliographie

Moser Peter, Sélectionner, semer, récolter. Politique agricole, politique semencière et amélioration génétique en Suisse de 1860 à 2002, Baden: Hier + Jetzt, 2003.

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Chroniques

La Chronique politique et culturelle du 15 septembre 1939 et la Chronique du jour du 12 novembre 1941 sont chacune représentatives d’un ton utilisé pour dresser la situation de la paysannerie suisse à deux périodes différentes. Les Chroniques politiques et culturelles et les Chroniques du jour n’ont pas la même visée. Les premières permettent le développement de thématiques générales, alors que les secondes sont plus factuelles et attachées à l’actualité. Le changement de discours général à l’égard des paysans se vérifie dans les années qui suivent. Dès 1941, l’évocation du monde paysan ne se fait plus que dans les Chroniques du jour. C’en est fini des chroniques thématiques consacrées entièrement à la figure idéalisée du frère paysan.

Annexes

1) Surfaces cultivées en Suisse de 1850 à 2000.

Moser Peter, Sélectionner, semer, récolter. Politique agricole, politique semencière et amélioration génétique en Suisse de 1860 à 2002, Baden: Hier + Jetzt, 2003, p. 125.

2) Le point de vue de F. T. Wahlen.

Wahlen Friedrich Traugott, «La bataille des champs. L’extension des cultures en Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale», discours prononcé le 17 septembre 1979 à la Société des Arts de Genève, Lausanne: Centre de recherches européennes, 1980, pp. 24-25.

Audiovisuels

«Aide à la campagne ». Interview de Mlle Arlette Müller par F.-L. Blanc, 8 juillet 1942, et Chant populaire «Savez-vous planter les choux?» entonné par les jeunes filles suivant l’Ecole féminine des cadres pour le Travail agricole, 18 mars 1944.

Archives de la Radio Télévision Suisse provenant du CD de Détraz Christine, Le pain de la veille [Ensemble multi-supports]: aspects de la vie quotidienne en Suisse romande durant la guerre 1939-1945, Lausanne: LEP Loisirs et pédagogie et Radio suisse romande, 1994.

Liens

Sur Friedrich T. Wahlen (Dictionnaire historique de la Suisse)