Quand Pierre Béguin défend la censure

Dans le Dictionnaire historique de la Suisse, le journaliste Pierre Béguin est décrit comme un « champion énergique de la liberté de presse». Cette réputation semble méritée quand on lit son essai de 1951 sur la Seconde Guerre mondiale, Le Balcon sur l’Europe. Il s’en prend alors à la politique de censure menée par la Confédération : « La Suisse s’est laissée contaminer par les doctrines totalitaires », écrit-il. Pourtant, pendant la guerre, celui-ci a défendu dans un premier temps la censure dans ses chroniques radiophoniques.

Pierre Béguin au micro (photo non datée). © swissinfo
Pierre Béguin au micro (photo non datée). © swissinfo.ch

Au moment où la guerre éclate, Béguin est un journaliste de seulement 36 ans, mais déjà reconnu en Suisse romande. Correspondant à Berne pour La Suisse, puis dès 1941 pour le Journal de Genève, il travaille également pour la Société suisse de radiodiffusion (SSR), au Service suisse des ondes courtes (SOC). Deux fois par semaine, les auditeurs de l’étranger entendront sa voix, à l’occasion de brèves Chroniques politiques sur la politique intérieure. A la radio – comme dans la presse –, il commente à de nombreuses reprises le régime de censure instauré par les autorités.

A la radio, une présentation peu objective des faits

Le 8 septembre 1939, le Conseil fédéral édicte un arrêté chargeant l’armée de surveiller les médias suisses. Cette tâche est déléguée à la Division Presse et Radio (DPR) – d’abord placée sous la direction du commandement de l’armée, puis du Département de justice et police dès janvier 1942.

Que dit Béguin à ce propos ? Ses chroniques du 29 novembre 1939 et du 3 juin 1940 sont exemplaires du point de vue qu’il défendra à l’antenne tout au long de la guerre : la presse serait encore libre. Le journaliste fait remarquer que la Suisse ne connaît pas un régime de censure préventive, contrairement aux États totalitaires. En outre, ce contrôle se limiterait à l’actualité internationale. Les journalistes recevraient seulement « des avis et des conseils » des autorités. La Suisse étant neutre, ils doivent, entre autres, éviter les « injures » et montrer « une certaine retenue » en évoquant les pays belligérants, mais « sans rien taire à leurs convictions » précise le chroniqueur.

Béguin admet que, « s’il y a des abus patents, un journaliste peut faire l’objet de sanctions ». Toutefois, selon lui, celles-ci seraient « extrêmement rares », car les journalistes s’imposeraient d’eux-mêmes une « discipline spontanée ». Rien de trop restrictif donc. Il en conclut : « Notre régime de la presse reste l’un des plus libéraux qui subsistent encore en Europe ».

Béguin a raison de mentionner que la censure helvétique intervient après la publication des informations. Mais la présentation qu’il donne de ce régime est très éloignée de la réalité. D’abord, l’État a fait bien plus que « conseiller » les journalistes. Certaines thématiques ont été interdites : les critiques de l’armée, les récits de personnes rentrant de l’étranger, etc. Aussi, la presse reçoit régulièrement de la DPR des instructions lui prescrivant comment traiter certains événements de l’actualité. La circulaire, envoyée aux rédactions le 18 juin 1940, démontre que les indications sont très précises et laissent peu de marge de manœuvre aux journalistes.

Par ailleurs, l’idée d’une « discipline spontanée » n’est pas aussi nette que Béguin le prétend. La DPR réprimande quotidiennement la presse. Ce sont surtout les commentaires sur l’actualité internationale qui posent problème. Les autorités estiment que de nombreux journaux ne sont pas assez « neutres » et prennent parti, en particulier pour les Alliés. Les sanctions pleuvent. L’historien Georg Kreis a recensé 1560 remises à l’ordre frappant des articles critiques à l’encontre des forces de l’Axe et 123, des propos anti-alliés. La presse socialiste fait l’objet d’un acharnement spécifique. L’« indisciplinée » Basler Arbeiter Zeitung – organe du parti socialiste – est ainsi avertie 134 fois entre janvier 1942 et mars 1944.

Béguin ne pouvait ignorer ces réalités. Comme beaucoup de journalistes, il collabore avec la DPR en tant que consultant.

La radio davantage surveillée que la presse écrite

Dès que Béguin n’occupe plus de fonctions au sein de la DPR, il se montre plus critique à l’égard d’une censure qui tend pourtant à s’atténuer vers la fin du conflit. Par exemple, le 11 mars 1944, il note dans le Journal de Genève que « le contrôle de la presse n’est pas toujours exercé par des hommes compétents ». Le 27 octobre, le journaliste hausse le ton dans l’hebdomadaire Servir. Il commente avec soulagement l’assouplissement des mesures de censure. « Une démocratie ne peut se maintenir à la longue, si l’opinion n’est pas libre », écrit-il. La vision d’une presse libre, qu’il a présentée jusqu’alors dans les chroniques radiophoniques, est ici remise en question. En mai 1945, Béguin se plaint dans le Journal de Genève que la censure ne soit pas abolie. Extrêmement virulent, il multiplie les attaques. Ainsi, l’arrêté qui soumet à une autorisation de l’État tout nouveau journal est qualifié de « particulièrement odieux ».

Ces articles prouvent que Béguin partage déjà l’opinion critique sur la politique de censure qu’il défendra, en 1951, dans son Balcon sur l’Europe. Pourquoi est-il plus sévère à partir de 1944 ? On a évoqué son départ de la DPR. N’étant plus lui-même un « censeur »,  il retrouve son indépendance et peut s’exprimer plus librement sur le sujet dans la presse. Il ne fera pourtant pas part de ses critiques dans les chroniques radiophoniques et poursuit même sa collaboration avec un SOC toujours sous haute surveillance.

La SSR est davantage contrôlée que la presse écrite. En plus d’être soumise à l’œil avisé de la DPR, celle-ci est placée sous la tutelle du Département des postes et des chemins de fer dès septembre 1939. Intégrée dans la hiérarchie administrative des PTT, la SSR – renommée alors Service de radiodiffusion suisse (SR) – est davantage sous l’emprise de la politique gouvernementale que les journaux. Les manuscrits de la plupart des émissions sont lus par le directeur du SR, Alfred Glogg, ou l’un des directeurs des studios régionaux avant leur diffusion, réalités que se garde bien de décrire Béguin. Par ailleurs, l’orientation internationale des émissions du SOC a certainement également astreint le journaliste à moduler quelque peu ses propos.

A l’antenne, notre « champion de la liberté de presse » a donc été contraint d’infléchir son discours.

Grégoire Luisier

Bibliographie

Bertholet Denis et al., Pierre Béguin, journaliste et témoin de son temps: un demi-siècle d’histoire de la Suisse, 1930-1980, Hauterive: Ed. Gilles Attinger, 2008.

Kreis Georg, Zensur und Selbstzensur: die schweizerische Pressepolitik im Zweiten Weltkrieg, Frauenfeld, Stuttgart: Huber, 1973.

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Chroniques

Dans les chroniques du 29 novembre 1939 et du 3 juin 1940, Pierre Béguin argumente que le régime suisse en matière de presse est compatible avec les principes du libéralisme. Pour le prouver, son principal ressort rhétorique est de minimiser l’impact de la censure. Cela commence par le choix des mots. Il évite d’employer le terme «censure» et préfère parler de «contrôle des journaux» (euphémisme révélateur). Béguin considère le régime des États totalitaires comme le lieu où s’exerce une «véritable censure». Se référer à ces pays, où la presse est soumise à une censure préventive rigoureuse, lui permet de faire apparaître les mesures helvétiques comme légères et donc encore «libérales».

En règle générale, la Division Presse et Radio a contrôlé les émissions de la SSR après leur diffusion. Toutefois, entre mai et septembre 1944, une vingtaine de Chroniques politiques du SOC ont été soumises à la censure préventive de la DPR. Ceci est attesté par la présence d’une Imprimatur sur les manuscrits des émissions, par exemple sur celui de la chronique du 20 mai 1944.

Annexes

1) Proclamations et dispositions générales de la Division presse et radio à l’Etat-major de l’armée [en pdf]. Le 8 septembre 1939, la Division Presse et Radio établit une liste de sujets interdits.

Prescriptions relatives au contrôle de la presse: édition de décembre 1944, Berne: [s.n.], 1944, p. 43.

2) Circulaire envoyée aux chefs de presse des arrondissements territoriaux le 18 juin 1940 [en pdf]. Ce document sera transmis, le jour-même, aux rédactions.

Bourgeois Daniel, La presse suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale, Lausanne: Formation continue des Journalistes, 1983, p. 21.

3) «Lois inapplicables, lois inappliquées». Extrait de l’article de Pierre Béguin sur la censure, publié dans Servir le 27 octobre 1944.

Denis Bertholet et al., Pierre Béguin, journaliste et témoin de son temps: un demi-siècle d’histoire de la Suisse, 1930-1980, Hauterive: Ed. Gilles Attinger, 2008, p. 192.

4) Rapport du Conseil fédéral sur la censure pendant la Seconde Guerre mondiale (du 27 décembre 1946) [en pdf].

Audiovisuel

Extrait de l’émission de la TSR Continents sans Visa du 1er octobre 1964 [archives RTS]. Pierre Béguin s’exprime à propos des «tabous» de la presse suisse dans les années 1960 (l’avortement, la remise en question de l’armée) qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des années de guerre.

Liens

Sur Pierre Béguin
(Dictionnaire historique de la Suisse)

Sur la censure en Suisse
(Dictionnaire historique de la Suisse)