Pourtant, le manque de personnel qualifié est criant en ce moment, si l’on en croit les employeurs. N’est-ce pas une occasion favorable pour les seniors, comme vient de le suggérer une grande entreprise suisse qui annonce proposer à ses retraités de travailler encore à temps partiel s’ils le souhaitent ?
Oui et non. Selon la professeure, « la recherche et les statistiques, en particulier, montrent qu’il est très difficile au-delà de 50 ans de retrouver un travail, ou d’en changer, en dépit des compétences accumulées ». Elle estime les seniors « aussi qualifiés que les autres et, si l’on pense qu’ils coûtent plus cher, cela ne peut expliquer qu’en partie la réticence des employeurs, toujours enclins à préférer des candidats plus jeunes, alors même qu’un quinquagénaire engagé restera sans doute plus longtemps à son poste et qu’il en coûte à chaque fois de recruter et de former des gens plus susceptibles de changer rapidement de travail ».
Difficultés à s’adapter : faux !
Elle déplore d’ailleurs le discours sur l’absence de jeunes, autrement dit un manque de « bonnes personnes », qui obligerait les entreprises à retenir leurs seniors et à en engager. « Ce n’est pas le meilleur discours pour sortir des clichés », précise-t-elle. Mais pourquoi cette image dépréciative associée à l’âge ?
« On pense que les seniors ne savent pas s’adapter aux outils technologiques et aux nouvelles situations, qu’ils apprennent moins bien, en outre on associe la fin de carrière à un manque de stimulation, donc ils auraient un problème de motivation ». Surprise, aucune recherche ne montre cela. « La personnalité, ou encore l’environnement de travail, jouent un rôle sur la motivation, mais pas l’âge », souligne Franciska Krings. Et les seniors s’adaptent autant que les autres. Mieux : si la mémoire à court terme est moins bonne (mais elle décline déjà à partir de 25 ans), la chercheuse peut affirmer que « les spécialisations acquises avec le temps sont des compétences qui ne souffrent pas et restent intactes même au-delà de 65 ans ».
Un moyen prometteur
« Nos recherches actuelles portent sur deux axes ; les mesures organisationnelles et ce que les candidats eux-mêmes peuvent mettre en œuvre pour mitiger cette discrimination et améliorer leurs chances », précise-t-elle. Le management de la diversité s’est fait une place dans les entreprises en vue de promouvoir des femmes. Il s’agit donc d’élargir ces mesures pour inclure l’âge ; pourtant, si les formations sur les biais implicites sont à la mode, elles se révèlent presque toujours inefficaces sur les décisions d’embauche des seniors ! « Nous avons un autre moyen plus prometteur qui consiste à donner – au moment où les gens constituent une équipe pour une tâche rémunérée en fonction de la performance collective – des petits rappels sur les valeurs de l’entreprise par rapport aux bienfaits de la collaboration intergénérationnelle, et alors on peut voir se constituer des équipes qui intègrent des personnes plus âgées », décrit la chercheuse. Inversement, l’absence de message préalable conduit à exclure les seniors, et le test a porté sur différents milieux socio-professionnels.
La promotion de soi, ça fonctionne ?
Et le travailleur plus âgé, que peut-il faire ? La promotion de soi !
« Nos recherches montrent un effet positif quand le candidat vient contredire les clichés de manière proactive, en mentionnant par exemple son aisance avec les outils numériques ou en précisant qu’il s’adapte facilement à différents contextes », décrit la professeure. Cette promotion bien visible pendant l’entretien fonctionne, en revanche, et à compétences égales, nettement moins bien pour les femmes.
« Nous supposons que c’est lié au stéréotype tenace de la modestie », souligne la chercheuse. Enfin, nouveauté peu réjouissante car discriminante, elle aussi : la promotion visible de soi n’est pas propice non plus aux jeunes hommes dans un contexte où l’on met beaucoup en avant le concept de « masculinité toxique ». Le soupçon pèse désormais aussi sur les hommes plus jeunes supposés triomphants.
Reste que le marché du travail est spécialement difficile pour les quinquagénaires, et encore plus pour les femmes de cet âge. Un message positif : « Il n’y a pas de lutte intergénérationnelle, il y a aujourd’hui sur le marché de la place pour tout le monde ». En revanche, si on peut garder et embaucher des seniors pour le meilleur, il ne faut pas nier cette limite, que l’on retrouve dans tous les pays selon Franciska Krings : « Le vieillissement nous confronte tous à la réalité, c’est-à-dire une perte inéluctable de certaines capacités physiques et mentales, et ne pourra donc jamais être perçu comme un élément anodin ou positif en soi ». Ne faut-il pas connaître ses limites pour pouvoir les écarter un peu ?
De jeunes pères stigmatisés
Un autre domaine mobilise la curiosité et l’expertise de Franciska Krings : l’articulation entre vies professionnelle et familiale. S’agissant de ce sujet, le conflit va dans les deux sens : soit la famille se fait sentir au travail (par exemple quand il faut partir plus tôt pour aller chercher un enfant), soit ce sont des obligations professionnelles qui retiennent un peu trop les parents concernés. Pour Franciska Krings, « il n’y a pas de réelle balance possible car une forte tension, par exemple en termes d’horaire, perdure entre ces deux sphères de la vie ». Elle rappelle que les parents dépendent fortement de l’école, de la garderie et d’autres facteurs qu’ils ne maîtrisent jamais entièrement.
La recherche montre, d’une part, que ces deux formes du même conflit ont le même impact négatif en matière de santé au travail, de bien-être psychologique, voire de performance et, d’autre part, que ce double conflit est aussi fréquent et intense chez les pères que chez les mères, avec autant de stress généré. Or, il y a une représentation politique, médiatique et populaire qui évoque toujours les femmes comme « ne pouvant pas tout avoir », relève Franciska Krings, ou alors seulement avec « un pied dans le burnout », sans jamais mentionner un conflit similaire générant les mêmes effets négatifs chez les hommes.
La famille visible – invisible
« Nous avons construit une série d’expériences plaçant des femmes et des hommes face à des collègues, des supérieurs ou de simples observateurs, en les obligeant par exemple à quitter les séances d’équipe prématurément et régulièrement pour des raisons familiales : notre recherche a montré que les hommes dans ce genre de situations sont vus plus négativement que les femmes, car ils heurtent le stéréotype masculin qui priorise toujours le travail ». Plus généralement, ces études confirment que manquer un événement familial au profit du travail est vu comme un signe positif d’engagement, alors qu’une intrusion de la famille sur le temps professionnel est mal perçue. « Au travail, la famille doit rester invisible », conclut-elle. Sans distinction de genre.
Pour mieux gérer ces tensions inévitables entre travail et vie privée – et rester motivé – il faut déjà que chacun « soit conscient des deux faces du même conflit, des impacts également négatifs de cette double tension et de la nécessité de trouver du soutien, notamment chez les supérieurs », esquisse-t-elle. Pour Franciska Krings, il est temps de s’inquiéter aussi des jeunes hommes qui souhaitent s’impliquer davantage et autrement dans leur vie familiale. – NR