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Conclusion

MaussLa magie est donc un phénomène social [1]. Il nous reste à montrer quelle est sa place parmi les autres phénomènes sociaux, abstraction faite des faits religieux, sur lesquels nous reviendrons. Les rapports qu’elle a avec le droit et les mœurs, avec l’économie et l’esthétique, avec le langage, pour curieux [2] qu’ils soient, ne nous intéressent pas maintenant. Entre ces séries de faits et la magie, il n’y a que des échanges d’influences. La magie n’a de parenté véritable qu’avec la religion, d’une part, les techniques et la science, de l’autre.

Nous venons de dire que la magie tendait à ressembler aux techniques, à mesure qu’elle s’individualisait et se spécialisait dans la poursuite de ses diverses fins. Mais il y a, entre ces deux ordres de faits, plus qu’une similitude extérieure : il y a identité de fonction, puisque, comme nous l’avons vu dans notre définition, les uns et les autres tendent aux mêmes fins. Tandis que la religion tend vers la métaphysique et s’absorbe dans la création d’images idéales, la magie sort, par mille fissures, de la vie mystique où elle puise ses forces, pour se mêler à la vie laïque et y servir. Elle tend au concret, comme la religion tend à l’abstrait. Elle travaille dans le sens où travaillent nos techniques, industries, médecine, chimie, mécanique, etc [3]. La magie est essentiellement un art de faire et les magiciens ont utilisé avec soin leur savoir-faire, leur tour de main, leur habileté manuelle. Elle est le domaine de la production pure, ex nihilo ; elle fait avec des mots et des gestes ce que les techniques font avec du travail. Par bonheur, l’art magique n’a pas toujours gesticulé à vide. Il a traité des matières, fait des expériences réelles, et même des découvertes.

Mais on peut dire qu’il est toujours la technique la plus facile. Il évite l’effort, parce qu’il réussit à remplacer la réalité par des images. Il ne fait rien ou presque rien, mais fait tout croire, d’autant plus facilement qu’il met au service de l’imagination individuelle des forces et des idées collectives [4]. L’art des magiciens suggère des moyens, amplifie les vertus des choses, anticipe les effets, et par là satisfait pleinement aux désirs, aux attentes qu’ont nourris en commun des générations entières. Aux gestes mal coordonnés et impuissants, par lesquels s’exprime le besoin des individus, la magie donne une forme et, parce qu’elle en fait ainsi des rites, elle les rend efficaces.

Il faut dire que ces gestes sont des ébauches de techniques. La magie est à la fois un opus operatum au point de vue magique et un opus inoperans au point de vue technique [5]. La magie, étant la technique la plus enfantine, est peut-être la technique ancienne. En effet, l’histoire des techniques nous apprend qu’il y a, entre elles et la magie, un lien généalogique. C’est même en vertu de son caractère mystique qu’elle a collaboré à leur formation [6]. Elle leur a fourni un abri, sous lequel elles ont pu se développer, quand elle a donné son autorité certaine et prêté son efficacité réelle aux essais pratiques, mais timides, des magiciens techniciens, essais que l’insuccès eût étouffés sans elle. Certaines techniques d’objet complexe et d’action incertaine, de méthodes délicates, comme la pharmacie, la médecine, la chirurgie, la métallurgie, l’émaillerie (ces deux dernières sont les héritières de l’alchimie) n’auraient pas pu vivre, si la magie ne leur avait donné son appui, et, pour les faire durer, ne les avait, en somme, à peu près absorbées. Nous sommes en droit de dire que la médecine, la pharmacie, l’alchimie, l’astrologie, se sont développées dans la magie autour d’un noyau de découvertes purement techniques, aussi réduit que possible. Nous nous hasardons à supposer que d’autres techniques plus anciennes, plus simples peut-être, plus tôt dégagées de la magie, se sont également confondues avec elle au début de l’humanité. M. Howitt nous apprend, à propos des Woivorung, que le clan local qui fournit les bardes magiciens est aussi propriétaire de la carrière de silex où les tribus à la ronde viennent s’approvisionner d’instruments. Ce fait peut être fortuit ; il nous semble cependant projeter quelque jour sur la façon dont se sont produites l’invention et la fabrication des premiers instruments. Pour nous, les techniques sont comme des germes qui ont fructifié sur le terrain de la magie ; mais elles ont dépossédé celle-ci. Elles se sont progressivement dépouillées de tout ce qu’elles lui avaient emprunté de mystique ; les procédés qui en subsistent ont, de plus en plus, changé de valeur ; on leur attribuait autrefois une vertu mystique, ils n’ont plus qu’une action mécanique ; c’est ainsi que l’on voit de nos jours le massage médical sortir des passes du rebouteux [7].

La magie se relie aux sciences, de la même façon qu’aux techniques [8]. Elle n’est pas seulement un art pratique, elle est aussi un trésor d’idées. Elle attache une importance extrême à la connaissance et celle-ci est un de ses principaux ressorts ; en effet, nous avons vu, à maintes reprises, que, pour elle, savoir c’est pouvoir. Mais, tandis que la religion, par ses éléments intellectuels, tend vers la métaphysique, la magie que nous avons dépeinte plus éprise du concret, s’attache à connaître la nature. Elle constitue, très vite, une sorte d’index des plantes, des métaux, des phénomènes, des êtres en général, un premier répertoire des sciences astronomiques, physiques et naturelles. De fait, certaines branches de la magie, comme l’astrologie et l’alchimie, étaient, en Grèce, des physiques appliquées ; c’était donc à bon droit que les magiciens recevaient le nom de HubertφύσικοιMauss [9] et que le mot de HubertφύσικοςMauss [10] était synonyme de magique.

HubertLes magiciens ont même tenté parfois de systématiser leurs connaissances et d’en trouver les principes. Quand pareille théorie s’élabore au sein des écoles des magiciens, c’est par des procédés tout rationnels et individuels. Au cours de ce travail doctrinal, il arrive que les magiciens se préoccupent de rejeter le plus possible de leur mystique et qu’ainsi la magie prenne l’aspect d’une science véritable. C’est ce qui s’est produit dans les derniers temps de la magie grecque. « Je veux te représenter l’esprit des anciens, dit l’alchimiste Olympiodore, te dire comment, étant philosophes, ils ont le langage des philosophes et ont appliqué la philosophie à l’art par le moyen de la science » καὶ παρεισήνεγκαν τῇ τεχνῇ διὰ τῆς σοφίας τῆν φιλοσοφίαν [11], (Olympiodore, II, 4 Berthelot, Coll. des anciens Alchimistes grecs, 1, p. 86) [12].

Il est certain qu’une partie des sciences ont été élaborées, surtout dans les sociétés primitives, par les magiciens. Les magiciens alchimistes, les magiciens astrologues, les magiciens médecins ont été, en Grèce, comme dans l’Inde et ailleurs, les fondateurs et les ouvriers de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle. On peut supposer, comme nous le faisions plus haut pour les techniques, que d’autres sciences, plus simples, ont eu les mêmes rapports généalogiques avec la magie. Les mathématiques ont certainement beaucoup dû aux recherches sur les carrés magiques ou sur les propriétés magiques des nombres et des figures. Ce trésor d’idées, amassé par la magie, a été longtemps le capital que les sciences ont exploité. La magie a nourri la science et les magiciens ont fourni les savants. Dans les sociétés primitives, seuls, les sorciers ont eu le loisir de faire des observations sur la nature et d’y réfléchir ou d’y rêver. Ils le firent par fonction. On peut croire que c’est aussi dans les écoles de magiciens que se sont constituées une tradition scientifique et une méthode d’éducation intellectuelle. Elles furent les premières académies. Dans les basses couches de la civilisation, les magiciens sont les savants et les savants sont des magiciens [13]. Savants et magiciens, tels sont les bardes à métamorphoses des tribus australiennes, comme ceux de la littérature celtique : Amairgen, Taliessin, Talhwiarn, Gaion, prophètes, astrologues, astronomes, physiciens, mais qui semblent avoir puisé la connaissance de la nature et de ses lois dans le chaudron de la sorcière Ceridwen [14].

MaussSi éloignés que nous pensions être de la magie, nous en sommes encore mal dégagés. Par exemple, les idées de chance et de malchance, de quintessence, qui nous sont encore familières, sont bien proches de l’idée de la magie elle-même. Ni les techniques, ni les sciences, ni même les principes directeurs de notre raison ne sont encore lavés de leur tache originelle [15]. Il n’est pas téméraire de penser que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause, de fin, de substance ont encore de non positif, de mystique et de poétique, tient aux vieilles habitudes d’esprit dont est née la magie et dont l’esprit humain est lent à se défaire.

Non attribuéAinsi, nous pensons trouver à l’origine de la magie la forme première de représentations collectives qui sont devenues depuis les fondements de l’entendement individuel. Par là, notre travail n’est pas seulement, comme nous le disions au début, un chapitre de sociologie religieuse, mais c’est encore une contribution à l’étude des représentations collectives. La sociologie générale pourra même, nous l’espérons, y trouver quelque profit, puisque nous pensons avoir montré, à propos de la magie, comment un phénomène collectif peut revêtir des formes individuelles [16].Non attribué

[1Dans le manuscrit : « Ainsi la magie est un phénomène collectif ».

[2Passage barré : « profondément curieux ».

[3Le mot « agriculture » est ajouté dans le manuscrit mais a finalement été barré.

[4« qu’il fournit à l’individu les secours de la crédulité collective », passage barré et remplacé.

[5Opus operatum, lit. ‘ouvrage opéré’, est une expression utilisée par les théologiens catholiques pour exprimer le fait que les sacrements produisent la grâce indépendamment de l’individu qui l’administre ; opus inoperans, ou ‘ouvrage inopérant’, en revanche semble être une construction ad hoc.

[6Une fiche de Hubert est intercalée : « La magie peut donc supplanter les techniques positives. Nous ne savons même pas si c’est elle qui leur fait concurrence ».

[7Une fiche de Hubert est intercalée : La magie savante prétend procéder de la connaissance des propriétés des choses et des lois de la nature. C’est le cas de l’astrologie et de l’alchimie. Elles mettent en œuvre l’une des séries considérables d’observations, l’autre des connaissances minéralogiques réelles. Les principes généraux, notes des influences astrales, théorie des éléments de l’autre peuvent être pris pour des hypothèses scientifiques ou du moins en tiennent lieu, en tous cas ces notions, quelle qu’en soit l’origine ont été adoptées et légitimées par la physique. Une référence est alors ajoutée par Hubert : « Théories des 4 éléments, Berthelot, Origines de l’alchimie, p. 253 ».

[8Un passage est barré dans le manuscrit de Mauss : « De même nous avons vu que la magie se rapproche des techniques à mesure qu’elle se construisait, de même nous l’avons vu se rapprocher des sciences ».

[9physkoi : « philosophes naturalistes ».

[10physikos : « qui concerne la nature ».

[11kai pareisênegkan têi technêi dia sophias tên philosophian, : « et ils ont appliqué la philosophie à l’art par le moyen de la science ».

[12Le dossier intitulé « conclusion » était précédé de plusieurs notes rédigées par Henri Hubert dont voici la transcription.
« Inversement dans les basses couches de la civilisation les magiciens sont les savants. Savants et magiciens, tels sont les [ill] et métaphores de la littérature celtique, Amairgan, Taliesin, [ill], [ill] prophètes, astrologues, astronomes, physiciens, mais qui semblent avoir puisé leur connaissance de la nature et de ses lois dans le chaudron de la sorcière Ceridwen, // Démocrite et même Platon qui étaient censés avoir eu la révélation de la sagesse orientale ont laissé trainer derrière eux une réputation de magiciens. De même est peut-être à meilleur droit (suite manquante).
« Au défaut d’esprit scientifique ou philosophique le langage technique supplée : « je veux te présenter l’esprit des anciens dit l’alchimiste Olympiodore, te dire comment étant philosophes ils ont le langage des philosophes et ils ont appliqué la philosophie à l’art par le moyen de la science, [ill] Le langage n’est pas affecté : les grands auteurs de l’alchimie sont philosophes autant qu’alchimistes ; tel était [ill] l’un des plus fameux ; c’était un néoplatonicien et il a écrit // [ill] de Platon. On peut en dire autant des autres branches de la magie que de l’astrologie et de l’alchimie et au même titre. Ce sont des physiques appliquées ; les magiciens en Grèce ont reçu le nom de [illphusikoi ?] et le mot [illphusikos] est synonyme de magique. Les magiciens mettent à la suite des philosophes ; c’est autour de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie que s’est produit dans l’hellénisme le grand développement d’activité magique dont témoignent la littérature et les papyrus conservaient. Des per//sonnages comme Apollonius de Tyane, Alexandre d’Aboriotique, Le de [ill] de Lucien (Alexandre de Abonuteichos est un personnage de magicien charlatan utilisé par Lucien de Samosate dans son Alexandre, ou le faux prophète), philosophes et charlatans sont les types idéaux du magicien de l’époque hellénistique. Apulée est un exemplaire historique de ces figures incertaines. A vrai dire pour le vulgaire philosophe et c’est le cas des accusateurs d’Apulée contre lesquels Apulée se défend dans une apologie, philosophie science et magie ne se distinguent pas. Les grands philosophes et les sages voyageurs de l’antiquité Pythagore, Epiménide, // »

[13Il est intéressant de noter ici le contraste avec Frazer pour qui le magicien est l’ancêtre non pas du savant mais du roi.

[14Ceridwen est une figure celtique qui détient le secret de la connaissance. Dans la tradition galloise trois gouttes du chaudron tombent sur le doigt de Gwion Bach qui suce alors son doigt et acquiert toute connaissance.

[15Le manuscrit ajoute : « les secrets de fabrications, les tours de mains intentionnels professionnels, les charlatanismes nécessaires de certaines professions »

[16La fin de l’article été l’objet de nombreux repentirs. En voici un exemple : « Puisque nous avons montré comment la magie, phénomènes collectifs, peut fonctionner que dans l’esprit des individus » ou encore « peut apparaître comme essentiellement individuelle ».