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Le Magicien
Page 19MaussNous avons appelé magicien l’agent des rites magiques, qu’il fût ou non un professionnel [1]. Nous constatons, en effet, qu’il y a des rites magiques qui peuvent être accomplis par d’autres que par des spécialistes. De ce nombre sont les recettes de bonne femme, dans la médecine magique, et toutes les pratiques de la campagne, celles qu’il y a lieu d’exécuter souvent au cours de la vie agricole ; de même encore, les rites de chasse ou de pêche semblent, en général, à la portée de tout le monde. Mais nous faisons observer que ces rites sont beaucoup moins nombreux qu’ils ne paraissent. De plus, ils restent toujours rudimentaires et ne répondent qu’à des besoins qui, pour être communs, n’en sont pas moins très limités. Même dans les petits groupes arriérés qui y recourent constamment, il n’y a que peu d’individus qui les pratiquent réellement. En fait, cette magie populaire n’a généralement pour ministres que les chefs de famille ou les maîtresses de maison. Beaucoup de ceux-ci, d’ailleurs, préfèrent ne pas agir eux-mêmes et s’abriter derrière de plus experts ou de plus avisés. La plupart hésitent, soit par scrupule, soit par manque de confiance en eux-mêmes. On en voit qui refusent de se laisser communiquer une recette utile.
C’est, de plus, une erreur de croire que le magicien d’occasion se sente toujours, au moment même où il pratique son rite, dans son état normal [2]. Très souvent, c’est parce qu’il cesse d’y être qu’il se trouve en position d’opérer avec fruit. Il a observé des interdictions alimentaires ou sexuelles ; il a jeûné ; il a rêvé ; il a fait tels ou tels gestes préalables ; sans compter que, pour un instant au moins, le rite fait de lui un autre homme. Page 20En outre, qui se sert d’une formule magique se croit à son égard, fût-elle des plus banales, un droit de propriété. Le paysan qui dit « la recette de ma grand-mère » est, par là, qualifié pour s’en servir ; l’usage de la recette confine ici au métier.
Hubert Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Dans le même ordre d’idées, nous signalons le cas où tous les membres d’une société sont investis par la croyance publique de qualités congénitales, qui peuvent devenir à l’occasion des qualités magiques : Non attribuételles sont les familles de magiciens dans l’Inde moderne (Ojhas des provinces du Nord-Ouest, Baigas de la province de Mirzapur). MaussLes membres d’une société secrète peuvent encore se trouver doués, par le fait de leur initiation, de pouvoir magique ; de même, ceux d’une société complète où l’initiation joue un rôle considérable. En somme, nous le voyons, les magiciens d’occasion ne sont pas, quant à leurs rites, de purs laïques.
Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye A vrai dire, s’il y a des rites qui sont à la portée de tous et dont la pratique ne requiert plus d’habileté spéciale, c’est, très souvent, qu’ils se sont vulgarisés par leur répétition, qu’ils se sont simplifiés par l’usure, ou qu’ils sont vulgaires par nature. Mais, dans tous les cas, il reste au moins la connaissance de la recette, l’accès à la tradition, pour donner, à celui qui la suit, un minimum de qualification. HubertCette observation faite, on doit dire, en règle générale, que les pratiques magiques sont accomplies par des spécialistes. Il y a des magiciens, et leur présence est signalée partout où les observations ont été suffisamment approfondies.
Non attribuéNon seulement il y a des magiciens, mais théoriquement, dans beaucoup de sociétés, l’exercice de la magie leur est réservé. C’est ce qui nous est formellement montré par les textes védiques : on y voit que le rite ne peut être exécuté que par le brahman ; l’intéressé n’est même pas un acteur autonome ; il assiste à la cérémonie, il suit passivement les instructions, il répète les quelques formules qu’on lui dicte, il touche l’officiant dans les moments solennels, mais rien de plus ; bref, il joue le rôle que le sacrifiant joue dans le sacrifice par rapport au prêtre. Il semble même que, dans l’Inde ancienne, cette propriété exclusive du magicien sur la magie n’ait pas été simplement théorique. Nous avons des raisons de croire qu’en fait ce fut un privilège véritablement reconnu au brahman par la caste des nobles et des rois, celle des ksatriyas ; certaines scènes du théâtre classique nous en donnent Page 21la preuve. Il est vrai que, dans tout le reste de la société, fleurit la magie populaire, moins exclusive, mais qui, elle aussi, a ses praticiens. Une idée semblable a prévalu dans l’Europe chrétienne. Quiconque faisait de la magie était réputé magicien et puni comme tel. Le crime de magie était un crime habituel. Pour l’église et les lois, il n’y avait pas de magie sans magicien.
Mauss1º Les qualités du magicien [3]. - N’est pas magicien qui veut : il y a des qualités dont la possession distingue le magicien du commun des hommes. Les unes sont acquises et les autres congénitales ; il y en a qu’on leur prête et d’autres qu’ils possèdent effectivement.
Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye On prétend que le magicien se reconnait à certains caractères physiques, qui le désignent et le révèlent, s’il se cache. On dit que, dans ses yeux, la pupille a mangé l’iris, que l’image s’y produit renversée. On croit qu’il n’a pas d’ombre. Au Moyen Age on cherchait sur son corps le signum diaboli. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que beaucoup de sorciers, étant hystériques, ont présenté des stigmates et des zones d’anesthésie. Quant aux croyances concernant le regard particulier du magicien, elles reposent, en partie, sur des observations réelles. Partout on trouve des gens dont le regard vif, étrange, clignotant et faux, le « mauvais œil » [4] en un mot, fait qu’ils sont craints et mal vus. Ils sont tout désignés pour être magiciens. Ce sont des nerveux, des agités, ou des gens d’une intelligence anormale pour les milieux très médiocres où l’on croit à la magie. Des gestes brusques, une parole saccadée, des dons oratoires ou poétiques font aussi des magiciens. Tous ces signes dénotent d’ordinaire une certaine nervosité que, dans beaucoup de sociétés, les magiciens cultivent et qui s’exaspère au cours des cérémonies. Il arrive fréquemment que celles-ci soient accompagnées de véritables transes nerveuses, de crises d’hystérie, ou bien d’états cataleptiques. Le magicien tombe dans des extases, parfois réelles, en général volontairement provoquées. Il se croit alors, souvent, et paraît, toujours, transporté hors de l’humanité. Depuis les jongleries préliminaires jusqu’au réveil, le public l’observe, attentif et anxieux, comme de nos jours aux séances d’hypnotisme. De ce spectacle il reçoit une impression forte, qui le dispose à croire que ces états anormaux sont la manifestation d’une puissance inconnue qui rend la magie efficace. Page 22Ces phénomènes nerveux, signes de dons spirituels, qualifient tel et tel individu pour la magie [5].
Sont aussi destinés à être magiciens certains personnages que signalent à l’attention, à la crainte et à la malveillance publique des particularités physiques ou une dextérité extraordinaire, comme les ventriloques [6], les jongleurs et bateleurs ; une infirmité suffit, comme pour les bossus, les borgnes, les aveugles, etc. Les sentiments qu’excitent en eux les traitements dont ils sont d’ordinaire l’objet, leurs idées de persécution ou de grandeur, les prédisposent même à s’attribuer des pouvoirs spéciaux [7].
Remarquons que tous ces individus, infirmes et extatiques, nerveux et forains, forment en réalité des espèces de classes sociales. Ce qui leur donne des vertus magiques, ce n’est pas tant leur caractère physique individuel que l’attitude prise par la société à l’égard de tout leur genre.
Il en est de même pour les femmes [8]. C’est moins à leurs caractères physiques qu’aux sentiments sociaux dont leurs qualités sont l’objet qu’elles doivent d’être reconnues partout comme plus aptes à la magie que les hommes. Les périodes critiques de leur vie provoquent des étonnements et des appréhensions qui leur font une position spéciale. Or, c’est précisément au moment de la nubilité, pendant les règles, lors de la gestation et des couches, après la ménopause, que les vertus magiques des femmes atteignent leur plus grande intensité. C’est alors surtout qu’elles sont censées fournir à la magie soit des moyens d’action, soit des agents proprement dits. Les vieilles sont des sorcières ; les vierges sont des auxiliaires précieux ; le sang des menstrues et autres produits sont des spécifiques généralement utilisés. On sait, d’ailleurs, que les femmes sont spécialement sujettes à l’hystérie ; leurs crises nerveuses les font alors paraître en proie à des pouvoirs surhumains, qui leur donnent une autorité particulière. Mais, même en dehors des époques critiques, qui occupent une si grande part de leur existence, les femmes sont l’objet soit de superstitions, soit de prescriptions juridiques et religieuses qui marquent bien qu’elles forment une classe à l’intérieur de la société. On les croit encore plus différentes des hommes qu’elles ne sont ; on croit qu’elles sont le siège d’actions mystérieuses et, par là même, parentes des pouvoirs magiques. D’autre part, étant donné que la femme est exclue de la plupart des cultes, qu’elle y est réduite Page 23à un rôle tout passif quand elle y est admise, les seules pratiques, qui sont laissées à son initiative, confinent à la magie. Le caractère magique des femmes relève si bien de leur qualification sociale qu’il est surtout affaire d’opinion. Il y a moins de magiciennes qu’on ne le croit. Il se produit souvent ce phénomène curieux que c’est l’homme qui est magicien et que c’est la femme qui est chargée de magie. Dans l’Atharva Veda, les exorcismes sont faits contre les sorcières alors que toutes les imprécations y sont faites par les sorciers. Dans la plupart des sociétés dites primitives, les vieilles femmes, les femmes, ont été accusées et punies pour des enchantements qu’elles n’avaient pas commis. Au Moyen Age, et surtout à partir du XIVe siècle, les sorcières paraissent en majorité ; mais il faut noter qu’on est alors en temps de persécution et que nous ne les connaissons que par leurs procès ; cette surabondance de sorcières témoigne des préjugés sociaux que l’Inquisition exploite et qu’elle alimente.
Les enfants sont souvent, dans la magie, des auxiliaires spécialement requis, surtout pour les rites divinatoires. Quelquefois même, ils font de la magie pour leur propre compte, comme chez les Dieri australiens, comme dans l’Inde moderne, quand ils se barbouillent avec de la poussière recueillie dans les traces d’un éléphant en chantant une formule appropriée. Ils ont, on le sait, une situation sociale toute particulière ; en raison de leur âge et n’ayant pas subi les initiations définitives, ils ont encore un caractère incertain et troublant. Ce sont encore des qualités de classe qui leur donnent leurs vertus magiques.
Lorsque nous voyons la magie attachée à l’exercice de certaines professions, comme celle de médecin, de barbier, de forgeron, de berger, d’acteur, de fossoyeur, il n’est plus douteux que les pouvoirs magiques sont attribués non pas à des individus, mais à des corporations. Tous les médecins, tous les bergers, tous les forgerons sont, au moins virtuellement, des magiciens [9]. Les médecins, parce que leur art est mêlé de magie et, en tout cas, trop technique pour ne pas paraître occulte et merveilleux ; les barbiers, parce qu’ils touchent à des déchets corporels, régulièrement détruits ou cachés par crainte d’enchantement ; les forgerons, parce qu’ils manipulent une substance qui est l’objet de superstitions universelles et parce que leur métier difficile, environné de secrets, ne va pas sans prestige ; les bergers, parce qu’ils Page 24sont en relation constante avec les animaux, les plantes et les astres ; les fossoyeurs, parce qu’ils sont en contact avec la mort. Leur vie professionnelle met ces gens à part du commun des mortels et c’est cette séparation qui leur confère à tous l’autorité magique. - Il est une profession qui met peut-être son homme plus à l’écart qu’aucune autre, d’autant plus qu’elle n’est exercée en général que par un seul individu à la fois pour toute une société, même assez large, c’est celle de bourreau. Or, précisément, les bourreaux ont des recettes pour retrouver les voleurs, attraper les vampires, etc. ; ce sont des magiciens.
La situation exceptionnelle des individus, qui ont dans la société une autorité particulière, peut en faire à l’occasion des magiciens. En Australie, chez les Aruntas, le chef du groupe local totémique, son maître de cérémonies, est en même temps sorcier. En Nouvelle-Guinée, il n’y a pas d’autres hommes influents que les magiciens ; il y a lieu de croire que, dans toute la Mélanésie, le chef, étant un individu à mana, c’est-à-dire à puissance spirituelle, en relation avec les esprits, a des pouvoirs magiques aussi bien que religieux [10]. C’est sans doute par la même raison que s’expliquent, dans la poésie épique des Hindous et des Celtes, les aptitudes magiques des princes mythiques. Le fait est assez important pour que M. Frazer ait introduit l’étude de la magie dans celle des rois-prêtres-dieux [11] ; il est vrai que, pour nous, les rois sont plutôt dieux et prêtres que magiciens. D’autre part, il arrive souvent que les magiciens ont une autorité politique de premier ordre ; ils sont des personnages influents, souvent considérables. Ainsi, la situation sociale qu’ils occupent les prédestine à exercer la magie, et, réciproquement, l’exercice de la magie les prédestine à leur situation sociale [12].
Dans des sociétés où les fonctions sacerdotales sont tout à fait spécialisées, il est fréquent que des prêtres soient suspects de magie. HubertAu Moyen Age, on considérait que les prêtres étaient spécialement en butte aux attaques des démons et, par suite, tentés d’accomplir des actes démoniaques, c’est-à-dire magiques. MaussDans ce cas, c’est en tant que prêtres qu’ils sont magiciens ; c’est leur célibat, leur isolement, leur consécration, leurs relations avec le surnaturel, qui les singularisent et les exposent aux soupçons. Non attribuéLa suspicion dont ils sont l’objet paraît avoir été maintes fois justifiée.HubertOu bien ils se livrent eux-mêmes et pour leur compte à la magie ; Page 25ou bien leur intervention de prêtres est jugée nécessaire à l’accomplissement de cérémonies magiques et on les y fait participer, souvent d’ailleurs à leur insu. MaussLes mauvais prêtres, et tout particulièrement ceux qui violent leur vœu de chasteté, sont naturellement exposés à cette accusation de magie.
Quand une religion est dépossédée, pour les membres de la nouvelle Église, les prêtres déconsidérés deviennent des magiciens. C’est ainsi que les Malais ou les Chames musulmans considèrent le pawang ou la paja, qui sont, en réalité, d’anciens prêtres. De même l’hérésie fait la magie : les Cathares, les Vaudois, etc., ont été traités comme sorciers. Mais comme, pour le catholicisme, l’idée de magie enveloppe l’idée de fausse religion, nous touchons ici à un phénomène nouveau dont nous réservons pour plus tard l’étude. Le fait en question nous intéresse pourtant dès maintenant en ce que nous y voyons la magie attribuée collectivement à des groupes entiers. Tandis que, jusqu’à présent, nous avons vu les magiciens se recruter dans des classes qui n’avaient, par elles-mêmes, qu’une vague vocation magique, ici, tous les membres d’une secte sont des magiciens. Tous les Juifs furent des magiciens soit pour les Alexandrins, soit pour l’Église du Moyen Age. De même les étrangers sont, par le fait, en tant que groupe, un groupe de sorciers. Pour les tribus australiennes, toute mort naturelle, qui se produit à l’intérieur de la tribu, est l’œuvre des incantations de la tribu voisine. C’est là-dessus que repose tout le système de la vendetta. Les deux villages de Toaripi et Koitapu à Port-Moresby, en Nouvelle-Guinée, passaient leur temps, nous dit Chalmers [13], à s’attribuer des maléfices réciproques. Le fait est presque universel chez les peuples dits primitifs. Un des noms des sorciers dans l’Inde védique est celui d’étranger. L’étranger est surtout celui qui habite un autre territoire, le voisin ennemi. On peut dire que, de ce point de vue, les pouvoirs magiques ont été définis topographiquement. Nous avons des exemples d’une répartition géographique précise des pouvoirs magiques dans un exorcisme assyrien : « Sorcière, tu es ensorcelée, je suis délié ; sorcière élamite, je suis délié ; sorcière qutéenne, je suis délié ; sorcière sutéenne, je suis délié ; sorcière lullubienne, je suis délié ; sorcière channigalbienne, je suis délié. » (Tallqvist, Die Assyrische Beschwörungsserie Maqlû, IV, 99-103 [14]). Quand deux civilisations sont en contact, la magie est d’ordinaire Page 26attribuée à la moindre. Les exemples classiques sont ceux des Dasyus de l’Inde [15], des Finnois et des Lapons accusés respectivement de sorcellerie par les Hindous et les Scandinaves [16]. Toutes les tribus de la brousse mélanésienne ou africaine sont réputées sorcières par les tribus plus civilisées de la plaine et des rivages de la mer. Toutes les tribus non fixées, qui vivent au sein d’une population sédentaire, passent pour sorcières ; c’est encore de nos jours le cas des tsiganes, et celui des nombreuses castes errantes de l’Inde, castes de marchands, de mégissiers et de forgerons. Dans ces groupes étrangers, certaines tribus, certains clans, certaines familles, sont plus spécialement voués à la magie [17].
Il arrive d’ailleurs que cette qualification magique ne soit pas donnée tout à fait à tort, car il y a des groupes qui prétendent avoir réellement certains pouvoirs surhumains, religieux pour eux, magiques pour les autres, sur certains phénomènes. Les brahmanes ont paru magiciens aux yeux des Grecs, des Arabes et des Jésuites et s’attribuent en effet une toute-puissance quasi divine. Il y a des sociétés qui s’arrogent le don de faire la pluie ou de retenir le vent et qui sont connues des tribus environnantes comme possédant ces dons. Ainsi la tribu du Mont-Gambier en Australie, qui contient un clan maître du vent, est accusée par la tribu voisine des Booandik de produire la pluie et le vent à sa volonté ; de même les Lapons vendaient aux matelots européens des sacs contenant le vent.
HubertOn peut poser en thèse générale que les individus, auxquels l’exercice de la magie est attribué, ont déjà, abstraction faite de leur qualité magique, une condition distincte à l’intérieur de la société qui les traite de magiciens. Nous ne pouvons pas généraliser cette proposition et dire que toute condition sociale anormale prépare à l’exercice de la magie ; nous croyons cependant qu’une pareille induction aurait chance d’être vraie. MaussMais nous ne voulons pas qu’on conclue des faits précédents que les magiciens ont été tous des étrangers, des prêtres, des chefs, des médecins, des forgerons ou des femmes ; il y a eu des magiciens qui n’ont pas été recrutés dans les classes susdites. D’ailleurs c’est quelquefois, nous l’avons laissé entendre, le caractère même de magicien qui qualifie pour certaines fonctions ou professions.
Notre conclusion est que, certains individus étant voués à la magie par des sentiments sociaux attachés à leur condition, Page 27les magiciens, qui ne font pas partie d’une classe spéciale, doivent être également l’objet de forts sentiments sociaux et que les sentiments sociaux, qui s’attachent aux magiciens qui ne sont que magiciens, sont les mêmes que ceux qui font que, dans toutes les classes précédemment considérées, on a cru qu’il y avait des pouvoirs magiques. Or, si ces sentiments sont provoqués avant tout par leur caractère anormal, nous pouvons induire que le magicien a, en tant que tel, une situation socialement définie comme anormale. N’insistons pas davantage sur le caractère négatif du magicien, et recherchons maintenant quels sont ses caractères positifs, ses dons particuliers.
Nous avons déjà signalé un certain nombre de qualités positives qui désignent pour le rôle de magicien, nervosité, habileté de mains, etc. On prête presque toujours aux magiciens une dextérité et une science peu ordinaires. Une théorie simpliste de la magie pourrait spéculer sur leur intelligence et leur malice, pour expliquer tout son appareil par des inventions et des supercheries [18]. Mais ces qualités réelles que nous continuons à attribuer par hypothèse au magicien font partie de son image traditionnelle, où nous voyons entrer bien d’autres traits, qui ont autrement servi à fonder son crédit.
Ces traits mythiques et merveilleux sont l’objet de mythes ou plutôt de traditions orales qui se présentent en général sous la forme soit de légende, soit de conte, soit de roman. Ces traditions tiennent une place considérable dans la vie populaire du monde entier et constituent une des sections principales du folklore. Comme le dit le fameux recueil de contes hindous de Somadeva : « Les dieux ont un bonheur constant, les hommes sont dans un malheur perpétuel, les actions de ceux qui sont entre les hommes et les dieux, sont, par la diversité de leur sort, agréables. C’est pourquoi je vais te raconter la vie des Vidyâdhâras », c’est-à-dire des démons et, par suite, des magiciens (Kathâ-Sâra-Sârit-Sagara, I, I, 47). Mais ces contes et ces légendes ne sont pas seulement un jeu d’imagination, un aliment traditionnel de la fantaisie collective ; leur constante répétition, au cours des longues veillées, entretient un état d’attente, de crainte, qui peut, au moindre choc, produire des illusions et conduire à des actes. D’ailleurs, ici, il n’y a pas de limite possible entre la fable et la croyance, entre le conte, d’une part, l’histoire vraie Page 28et le mythe obligatoirement cru, de l’autre. À force d’entendre parler du magicien, on finit par le voir agir et surtout par le consulter. L’énormité des pouvoirs qu’on lui prête fait qu’on ne doute pas qu’il puisse réussir facilement à rendre les petits services qu’on lui demande. Comment ne pas croire que le brahmane, qu’on dit supérieur aux dieux et capable de créer un monde, ne puisse, au moins à l’occasion, guérir une vache ? Si l’image du magicien s’enfle démesurément de conte en conte, de conteur en conteur, c’est précisément parce que le magicien est un des héros préférés de l’imagination populaire, soit en raison des préoccupations, soit en raison de l’intérêt romanesque dont la magie est simultanément l’objet. Tandis que les pouvoirs du prêtre sont tout de suite définis par la religion, l’image du magicien se fait en dehors de la magie. Elle se constitue par une infinité de « on dit », et le magicien n’a plus qu’à ressembler à son portrait. Aussi ne devrons-nous pas nous étonner si presque tous les traits littéraires des héros de romans magiques se retrouvent parmi les caractères typiques du magicien réel.
Les qualités mythiques dont il s’agit sont des pouvoirs ou donnent des pouvoirs. À cet égard, ce qui parle le plus à l’imagination, c’est la facilité avec laquelle le magicien réalise toutes ses volontés. Il a la faculté d’évoquer en réalité plus de choses que les autres n’en peuvent rêver. Ses mots, ses gestes, ses clignements d’yeux, ses pensées mêmes sont des puissances. Toute sa personne dégage des effluves, des influences, auxquelles cèdent la nature, les hommes, les esprits et les dieux.
Outre ce pouvoir général sur les choses, le magicien possède des pouvoirs sur lui-même qui font le principal de sa force. Sa volonté lui fait accomplir des mouvements dont les autres sont incapables. On croit qu’il échappe aux lois de la pesanteur, qu’il peut s’élever dans les airs et se transporter où il veut, en un instant. Il a le don d’ubiquité. Il échappe même aux lois de la contradiction. HubertEn 1221, Johannes Teutonicus, de Halberstadt, prédicateur et sorcier, a, dit-on, chanté en une nuit trois messes à la fois, à Halberstadt, à Mayence et à Cologne [19] ; Maussles contes de cette espèce ne manquent pas. Or, sur la nature de ce transport, règne, dans l’esprit des fidèles de la magie, une incertitude qui est essentielle. Est-ce l’individu, de sa personne, qui se transporte lui-même ? Est-ce son double, ou bien son âme qu’il délègue à sa place ? De cette Page 29antinomie, seules la théologie ou la philosophie ont tenté de sortir. Le public ne s’en est pas soucié. Les magiciens ont vécu de cette incertitude et l’ont entretenue à la faveur du mystère dont ils entouraient leurs agissements. Nous-mêmes, nous n’avons pas à résoudre ces contradictions, qui dépendent de l’indistinction, plus grande qu’on ne pense d’ordinaire, qui règne, dans la pensée primitive, entre la notion d’âme et la notion de corps.
Mais de ces deux notions, une seule, celle d’âme, pouvait prêter à de suffisants développements, grâce à ce qu’elle avait et à ce qu’elle a encore pour nous de mystique et de merveilleux. L’âme du magicien est encore plus étonnante, elle a des qualités encore plus fantastiques, plus occultes, des tréfonds plus obscurs que les âmes du commun. L’âme du magicien est essentiellement mobile et détachable de son corps. À tel point que, lorsque les formes primitives des croyances animistes sont abolies, lorsqu’on ne croit plus, par exemple, que les âmes vulgaires se promènent, pendant le rêve, sous les espèces d’une mouche ou d’un papillon, on conserve encore cette propriété à l’âme du magicien. C’est même un signe auquel on le reconnaît encore, qu’une mouche voltige autour de sa bouche pendant son sommeil. En tout cas, à la différence des autres âmes, dont les déplacements sont involontaires, celle du magicien s’exhale à son commandement. En Australie, chez les Kurnai, lors d’une séance d’occultisme, le « barn » envoie son âme épier les ennemis qui s’avancent. Pour l’Inde, nous citerons l’exemple des Yogins, bien qu’il s’agisse d’une mystique encore plus philosophique que religieuse, et encore plus religieuse que magique. En s’appliquant (verbe yuj), ils s’unissent (verbe yuj) au principe premier transcendant du monde, union où s’obtient (verbe sidh) le pouvoir magique (siddhi). Les sûtras de Pâtañjali sont explicites sur ce point et ils étendent même cette faculté à d’autres magiciens que les Yogins. Les commentaires du sûtra, IV, 1, expliquent que la principale siddhi est la lévitation. En général, tout individu qui a le pouvoir d’exhaler son âme est un magicien ; nous ne connaissons pas d’exception à cette règle. On sait que c’est là le principe même de tous les faits désignés d’ordinaire sous le nom, assez mal choisi, de chamanisme.
Cette âme, c’est son double, c’est-à-dire que ce n’est pas une portion anonyme de sa personne, mais sa personne Page 30elle-même. À sa volonté, elle se transporte au lieu de son action, pour y agir physiquement. Même, dans certains cas, il faut que le magicien se dédouble. Ainsi le sorcier dayak doit aller chercher ses médecines au cours de la séance spirite. Les assistants voient le corps du magicien présent et cependant il est absent spirituellement et corporellement, car son double n’est pas un pur esprit. Les deux termes du dédoublement sont identiques à ce point qu’ils sont rigoureusement remplaçables. On peut aussi bien imaginer, en effet, que le magicien se dédouble pour mettre un double à sa place et se transporter lui-même ailleurs. C’est ainsi qu’on interprétait, au Moyen Age, le transport aérien des sorciers. On disait que, lorsque le magicien partait pour le sabbat, il laissait un démon dans son lit, un vicarium daemonem. Ce démon sosie n’était autre qu’un double. Cet exemple prouve que cette même idée de dédoublement peut conduire à des applications exactement contraires. Aussi ce pouvoir fondamental du magicien a-t-il pu être conçu de mille manières différentes, et comme comportant une infinité de degrés [20].
Non attribuéLe double du magicien peut être une sorte de matérialisation fugitive de son souffle et de son charme, telle qu’un tourbillon de poussière ou de vent, d’où sort, à l’occasion, une figure corporelle de son âme ou de lui-même. Ailleurs, c’est un être complètement distinct du magicien, ou même presque indépendant de sa volonté, mais qui, de temps à autre, apparait pour lui rendre service. C’est ainsi qu’il est souvent escorté d’un certain nombre d’auxiliaires, animaux ou esprits, qui ne sont autres que ses doubles ou âmes extérieures [21].
MaussÀ mi-chemin entre ces deux extrêmes se trouve la métamorphose du magicien. C’est en réalité un dédoublement sous l’aspect animal ; car si, dans la métamorphose, il y a bien deux êtres quant à la forme, dans l’essence, ils ne font qu’un. Il y a des métamorphoses, peut-être les plus fréquentes, où l’une des formes parait annuler l’autre. C’est par la métamorphose qu’en Europe est censé se produire le transport aérien. Les deux thèmes sont même si intimement liés qu’ils ont été unis dans une seule et même notion. Au Moyen Age, ce fut celle de striga, qui vient d’ailleurs de l’antiquité gréco-romaine ; la striga, l’ancienne strix, est une sorcière et un oiseau [22]. On rencontre la sorcière hors du logis sous forme de chat noir, de louve, de lièvre, le sorcier sous forme de boue, etc. Lorsque le sorcier ou la sorcière se déplacent pour nuire, Page 31ils le font sous leur forme animale et c’est dans cet état qu’on prétend les surprendre. Cependant, même alors, les deux images ont conservé toujours une indépendance relative. D’une part, le sorcier finit par garder dans ses vols nocturnes sa forme humaine, en chevauchant simplement son ancienne métamorphose. D’autre part, il arrive que la continuité se rompe, que le sorcier et son double animal soient employés, en même temps, à des actes différents. L’animal, dans ce cas, n’est plus un dédoublement momentané, mais un auxiliaire familier, dont la sorcière reste distincte. Non attribuéTel est le chat Rutterkin des sorcières Margaret et Filippa Flower, qui furent brûlées à Lincoln, le 11 mars 1619, pour avoir envouté un parent du comte de Rutland. D’ailleurs, dans tous les faits qui paraissent être des faits de métamorphose absolue, l’ubiquité du magicien est toujours sous-entendue ; on ne sait, quand on rencontre la forme animale de la sorcière, si l’on a affaire à elle-même ou à un simple délégué. On ne peut pas sortir de la confusion primitive dont nous parlions plus haut.
MaussLes sorcières européennes, dans leurs métamorphoses [23], ne prennent pas indifféremment toutes les formes animales. Elles se changent régulièrement, qui en jument, qui en grenouille, qui en chat, etc. Ces faits nous laissent à penser que la métamorphose équivaut à une association régulière avec une espèce animale. On rencontre de ces associations un peu partout. Les hommes-médecine algonquins, iroquois ou cherokees, ou même plus généralement les hommes-médecine peaux-rouges, ont des manitous-animaux, pour parler ojibway ; de même, dans certaines îles de la Mélanésie, les magiciens possèdent des serpents et des requins serviteurs. En règle générale, le pouvoir du magicien tient, dans ces divers cas, à ses accointances animales. C’est de son animal associé qu’il le reçoit ; celui-ci lui révèle les formules et les rites. Même, les limites tracées à sa puissance sont définies quelquefois par cette alliance ; chez les Peaux-Rouges, l’auxiliaire du magicien lui confère pouvoir sur les bêtes de sa race et sur les choses qui lui sont reliées ; c’est en ce sens que Jamblique parlait de de μάγοι λεόντων [24] et de μάγοι ὀφεων [25] qui avaient pouvoir respectivement sur les serpents et sur les lions et guérissaient de leurs blessures.
En principe, et sauf des faits très rares, c’est, non pas avec un animal en particulier, mais avec une espèce animale tout Page 32entière que le magicien a des relations. Par là déjà, celles-ci ressemblent aux relations totémiques. Faut-il croire qu’elles sont en effet telles ? Ce que nous conjecturons pour l’Europe est prouvé pour l’Australie ou l’Amérique du Nord. L’animal associé est bien un totem individuel. Howitt [26] nous raconte qu’un sorcier Murring avait été transporté dans le pays des kangourous ; par le fait, le kangourou était devenu son totem ; il ne devait plus en consommer la chair. Il est à croire que les magiciens ont été les premiers et sont restés les derniers à avoir de pareilles révélations et, par conséquent, à être pourvus de totems individuels. Il est même probable que, dans la décomposition du totémisme, ce sont surtout des familles de magiciens qui ont hérité des totems de clans pour les perpétuer. Tel est le cas de cette famille de l’Octopus, en Mélanésie, qui avait le pouvoir de faire réussir la pêche du poulpe. Si on pouvait démontrer à coup sûr que toute espèce de relation magique avec des animaux est d’origine totémique, on devrait dire que dans le cas où il y a des relations de ce genre, le magicien est qualifié par ses qualités totémiques. Mais on peut simplement induire de toute la série des faits, que nous venons de rapprocher, qu’il y a là non pas de la fable, mais les indices d’une véritable convention sociale qui contribue à déterminer la condition du magicien. Contre l’interprétation que nous donnons de ces faits, on ne peut pas arguer de ce qu’ils manquent dans un certain nombre de magies, particulièrement dans celle de l’Inde brahmanique ancienne. Car, d’une part, nous ne connaissons cette magie que par des textes littéraires, quoique rituels, qui sont l’œuvre de docteurs en magie et sont très détachés du tronc primitif ; d’autre part, dans l’Inde même, ce thème de la métamorphose n’a pas manqué : contes et Jâtakas abondent en histoires de démons et de saints, et de magiciens métamorphosés. Le folklore et la coutume magique hindous en vivent encore.
Nous avons parlé plus haut d’esprits auxiliaires du magicien, mais il est difficile de les distinguer des animaux avec lesquels les magiciens ont des relations totémiques ou autres. Ceux-ci sont ou peuvent être pris pour des esprits. Quant aux esprits, ils ont généralement des formes animales, réelles ou fantastiques. Il y a, de plus, entre le thème des animaux auxiliaires et celui des esprits auxiliaires, cette relation que, dans l’un et l’autre cas, le pouvoir du magicien a son origine Page 33en dehors de lui-même. Sa qualité de magicien résulte de son association avec des collaborateurs qui gardent une certaine indépendance à son égard. Comme le dédoublement, cette association comporte des degrés et des formes variés. Elle peut être tout à fait lâche et se réduire à un simple pouvoir de communiquer accidentellement avec des esprits. Le magicien connaît leur résidence, sait leur langage, a des rites pour les aborder. Telles sont en général les relations avec les esprits des morts, les fées, et autres esprits du même genre (Hantus des Malais, Iruntarinias des Aruntas, Devatâs indoues, etc.). Dans plusieurs îles de la Mélanésie, le magicien tient en général son pouvoir des âmes de ses parents.
La parenté est une des formes qu’on prête le plus communément à la relation du magicien avec les esprits [27]. On suppose qu’il a pour père, pour mère, pour ancêtre un esprit. Dans l’Inde actuelle, un certain nombre de familles tiennent leurs qualités magiques de pareille origine. Dans le pays de Galles, on a fait descendre de l’union d’un homme avec une fée les familles qui monopolisent les arts apparentés à la magie. Il est encore plus commun que la relation soit figurée sous forme de contrat, de pacte, tacite ou exprès, général ou particulier, permanent ou caduc. Une espèce de lien juridique engage les deux parties. Au moyen âge le pacte est conçu sous la forme d’un acte, scellé par le sang avec lequel il est écrit ou signé. C’est donc en même temps un contrat par le sang. Dans les contes, le contrat nous apparaît sous les formes moins solennelles du pari, du jeu, des courses, des épreuves surmontées, dans lesquelles l’esprit, démon ou diable, perd d’ordinaire la partie.
On aime souvent à s’imaginer les relations dont il s’agit ici, sous la forme sexuelle : les sorcières ont des incubes et les femmes qui ont des incubes sont assimilées aux sorcières. Le fait se rencontre à la fois en Europe, en Nouvelle-Calédonie et sans doute ailleurs. Le sabbat européen ne va pas sans relations sexuelles entre les diables présents et les magiciens. L’union peut aller jusqu’au mariage, contrat permanent. Ces images sont loin d’être secondaires ; au moyen âge et dans l’antiquité gréco-romaine, elles ont contribué à former la notion des qualités positives des magiciens. La striga est en effet conçue comme une femme lascive, une courtisane, et c’est dans les controverses relatives au concubitus daemonum que s’est en bonne partie éclairée la notion de magie [28]. Les différentes images par lesquelles est représentée l’association du démon et du magicien peuvent se trouver réunies : on raconte qu’un râjput, ayant fait prisonnier l’esprit féminin de la morve, l’amena chez lui et que la descendance qu’il en eut a, encore aujourd’hui, héréditairement pouvoir sur le vent ; ce même exemple peut contenir à la fois les thèmes du jeu, du pacte, et de la descendance.
HubertCette relation n’est pas conçue comme accidentelle et extérieure, mais comme affectant profondément la nature physique et morale du magicien. Celui-ci porte la marque du diable, son allié ; Maussles sorciers australiens ont la langue trouée par leurs esprits, leur ventre a été ouvert et leurs entrailles soi-disant renouvelées. Aux Iles Banks, certains sorciers ont eu la langue percée par un serpent vert (maé). HubertLe magicien est normalement une sorte de possédé, il est même, comme le devin, le type du possédé, ce que le prêtre n’est que très rarement ; il a d’ailleurs conscience de l’être et connaît généralement l’esprit qui le possède [29]. La croyance à la possession du magicien est universelle. Dans l’Europe chrétienne, on le considère si bien comme un possédé, qu’on l’exorcise ; inversement, on tend à considérer le possédé comme un magicien. D’ailleurs, non seulement le pouvoir et l’état du magicien sont communément expliqués par la possession, mais encore il y a des systèmes magiques où la possession est la condition même de l’activité magique. En Sibérie, en Malaisie, l’état de chamanisme est obligatoire. Dans cet état, non seulement le sorcier sent en lui la présence d’une personnalité étrangère à lui-même, mais encore sa personnalité s’abolit tout à fait et c’est, en réalité, le démon qui parle par sa bouche. Si nous mettons à part les cas nombreux de simulation qui, d’ailleurs, imitent des états réels et expérimentés, nous trouvons qu’il s’agit là de faits qui, psychologiquement et physiologiquement, sont des états de dédoublement de la personnalité. Or, il est remarquable que le magicien soit, dans une certaine mesure, le maître de sa possession ; il est capable de la provoquer et il la provoque en effet par des pratiques appropriées, comme la danse, la musique monotone, l’intoxication. En somme, c’est une des qualités professionnelles, non seulement mythique, mais physique, des magiciens, que de pouvoir être possédés et c’est une science dont ils ont été longtemps les dépositaires. MaussNous nous retrouvons maintenant tout près de notre point de départ, puisque Page 35l’exhalation de l’âme et l’introduction d’une âme ne sont, pour l’individu comme pour la société, que deux façons de se représenter un même phénomène, altération de la personnalité, au point de vue individuel, transport dans le monde des esprits, au point de vue social. Ces deux formes de représentation peuvent d’ailleurs coïncider ; ainsi le chamane siou ou ojibway, qui n’agit que quand il en est possédé, n’acquiert, dit-on, ses manitous animaux qu’au cours d’une promenade de son âme [30].
Tous ces mythes du magicien rentrent les uns dans les autres. Nous n’aurions pas eu à nous en occuper si longuement, s’ils n’étaient les signes des opinions sociales dont les magiciens sont l’objet. De même que le magicien est défini par ses relations avec les animaux, de même, il est défini par ses relations avec les esprits, et en dernière analyse, par les qualités de son âme. La liaison du magicien et de l’esprit va d’ailleurs jusqu’à la confusion complète ; elle est naturellement plus facile quand le magicien et l’esprit magique portent le même nom ; le fait est si fréquent qu’il est presque la règle ; on n’éprouve pas généralement le besoin de les distinguer l’un de l’autre. On voit par là jusqu’à quel point le magicien est sorti du siècle ; il l’est surtout quand il exhale son âme, c’est-à-dire quand il agit ; il appartient alors réellement, comme nous le disions plus haut, plutôt au monde des esprits qu’au monde des hommes.
Ainsi, même quand le magicien n’est pas déjà qualifié par sa position sociale, il l’est au plus haut point par les représentations cohérentes dont il est l’objet. Il est, avant tout, un homme qui a des qualités, des relations et, en fin de compte, des pouvoirs spéciaux. La profession de magicien est, en définitive, une profession des mieux classées, peut-être une des premières qui l’aient été. Elle est si bien affaire de qualification sociale que l’individu n’y entre pas toujours d’une façon autonome et de son plein gré. On nous cite même des exemples de magiciens malgré eux.
C’est donc l’opinion qui crée le magicien et les influences qu’il dégage [31]. Non attribuéC’est grâce à l’opinion qu’il sait tout, qu’il peut tout. S’il n’y a pas de secret pour lui dans la nature, s’il puise directement ses forces aux sources mêmes de la lumière, dans le soleil, dans les planètes, dans l’arc-en-ciel ou au sein des eaux, c’est l’opinion publique qui veut qu’il les y puise. D’ailleurs, cette opinion ne reconnaît pas toujours à tous les Page 36magiciens des pouvoirs illimités ou les mêmes pouvoirs ; la plupart du temps, même dans des groupes très resserrés, les magiciens ont des facultés diverses. Non seulement la profession de magicien constitue une spécialité, mais encore elle a, elle-même, normalement, ses spécialités [32].
Mauss2º L’initiation, la société magique. - Comment, aux yeux de l’opinion et pour soi-même, devient-on magicien ? On devient magicien par révélation, par consécration et par tradition. Ce triple mode de qualification a été signalé par les observateurs, par les magiciens eux-mêmes, et très souvent il conduit à la distinction de différentes classes de sorciers. Le sûtra de Patañjali déjà cité (IV, I) dit que « les siddhi (pouvoirs magiques) proviennent de la naissance, des plantes, des formules, de l’ardeur ascétique, de l’extase ».
Il y a révélation toutes les fois que le magicien croit se trouver en relation avec un ou des esprits, qui se mettent à son service et dont il reçoit sa doctrine. Ce premier mode d’initiation est l’objet de mythes et de contes, les uns et les autres ou fort simples ou fort développés. Les plus simples brodent sur le thème de l’arrivée de Méphistophélès chez Faust. Mais il en existe de bien autrement compliqués. Chez les Murrings, le futur sorcier (murup, esprit) se couche sur la tombe d’une vieille femme à laquelle il a découpé la peau du ventre ; pendant le sommeil, cette peau, c’est-à-dire le murup de la vieille femme, le transporte au-delà de la voûte du ciel où il trouve des esprits et des dieux qui lui communiquent rites et formules ; quand il se réveille, il a le corps farci, comme un sac médecine, de morceaux de quartz, qu’il sait faire sortir de sa bouche au cours de ses cérémonies ; ce sont les dons et les gages des esprits. Ici, c’est le magicien qui se transporte dans le monde des esprits ; ailleurs, c’est l’esprit qui s’introduit en lui ; la révélation se fait ainsi par possession, chez les Sioux et chez les Malais, par exemple. Mais dans les deux cas, l’individu retire du contact momentané avec l’esprit une vertu permanente. Pour justifier cette permanence du caractère magique, on imagine l’altération profonde de la personnalité dont nous avons déjà parlé. On dit que les entrailles du magicien ont été renouvelées par les esprits, que ceux-ci l’ont frappé de leurs armes, l’ont mordu à la langue et comme preuve du traitement qu’il a subi, il peut montrer, dans les tribus de l’Australie centrale, sa langue Page 37trouée. On dit expressément que le novice meurt réellement pour renaître après sa révélation [33].
Cette idée d’une mort momentanée est un thème général de l’initiation magique aussi bien que de l’initiation religieuse. Mais les magiciens prêtent plus que les autres aux contes qu’on fait de ces résurrections. Pour sortir une fois par hasard du domaine habituel de nos recherches, nous citerons des contes des Esquimaux de la terre de Baffin. Un homme voulait devenir angekok, l’angekok initiateur le tua ; il resta étendu pendant huit jours, gelé ; pendant ce temps, son âme courait les profondeurs de la mer, du ciel et de la terre ; elle apprenait les secrets de la nature ; quand l’angekok le réveilla, en soufflant sur chacun de ses membres, il était devenu angekok lui-même. Nous voyons là l’image d’une révélation complète en plusieurs actes, comprenant une rénovation personnelle, le transport dans le monde des esprits, l’acquisition de la science magique, c’est-à-dire de la connaissance de l’univers.
C’est au cours de dédoublements que s’acquièrent les pouvoirs magiques, mais, à la différence des cas de chamanisme où les possessions et les dédoublements doivent être renouvelés, ces dédoublements initiatoires ne se produisent qu’une fois dans la vie du magicien, qui en retire un bénéfice durable. Seulement, ils sont au moins une fois nécessaires et même obligatoires. En effet, ces représentations mythiques correspondent bien à des rites réels d’initiation ; l’individu va dormir dans la forêt, sur un tombeau, subit toute une série de pratiques, se prête à des exercices d’ascétisme, à des interdictions, à des tabous, qui sont des rites. De plus, l’individu se met en extase et rêve, et son rêve n’est pas un pur mythe, même quand le magicien s’initie tout seul.
Mais, le plus souvent, interviennent d’autres magiciens : Chez les Chames, c’est une ancienne păja qui procure à l’initiée ses extases premières. En général, d’ailleurs, il y a pour le novice une véritable ordination, dont les agents sont les magiciens en exercice. Les Aruntas connaissent, à côté de l’initiation par les esprits, l’initiation par le magicien, qui se compose de rites ascétiques, de frictions, d’onctions et autres rites accumulés, au cours desquels l’impétrant absorbe de petits cailloux, signes de la puissance magique, qui émanent de son parrain [34]. Non attribuéDans nos papyrus grecs, nous avons un long manuel d’ordination magique, l’ὀγδόη Μωϋσέως [35] (Dietrich, Abraxas, p. 166 sqq. [36]), qui nous expose en détail toutes Page 38les phases d’une semblable cérémonie, purifications, rites sacrificiels, invocations et pour couronner le tout, une révélation mythique qui explique le secret du monde. MaussMais un rituel aussi complexe n’est pas toujours nécessaire. Il y a ordination quand il y a simplement évocation en commun d’un esprit (c’est ce qui se passe pour les pawang malais des Détroits) ou quand il y a présentation à l’esprit dans un lieu sacré (en Mélanésie, par exemple), etc. En tout cas, l’initiation magique produit les mêmes effets que les autres initiations ; elle détermine un changement de personnalité, qui se traduit au besoin par un changement de nom. Elle établit un contact intime entre l’individu et ses alliés surnaturels, en définitive une possession virtuelle, qui est permanente. L’initiation magique se confond d’ailleurs normalement, dans certaines sociétés, avec l’initiation religieuse. Par exemple, chez les Peaux-Rouges, Iroquois ou Sioux, l’acquisition des pouvoirs de médecine se fait au moment de l’introduction dans la société secrète. Nous conjecturons, sans en avoir encore la preuve, qu’il est en de même pour certaines sociétés mélanésiennes.
L’initiation, en se simplifiant, finit par se rapprocher de la tradition pure et simple. Mais jamais la tradition magique n’a été une chose parfaitement simple et banale. En fait, dans la communication d’une formule, le professeur, le novice, tout l’entourage, s’il y en a un, prennent une attitude extraordinaire. L’adepte est et se croit un élu. L’acte est en général solennel et son caractère mystérieux ne nuit nullement à sa solennité. Il s’accompagne de formes rituelles, ablutions, précautions diverses ; des conditions de temps et de lieu sont observées ; dans d’autres cas, ce qu’il y a de grave dans l’enseignement magique s’exprime par le fait que la transmission de la recette est précédée d’une sorte de révélation cosmologique dont elle paraît dépendre. Il est fréquent que les secrets magiques ne soient pas livrés sans condition. Même l’acheteur d’un charme n’en peut pas disposer librement, hors des clauses du contrat ; les charmes indûment livrés ne fonctionnent plus ou se retournent contre qui les emploie ; le folklore de tous les pays en donne une infinité d’exemples. Nous voyons dans ces croyances les signes d’un état d’esprit qui est réalisé toutes les fois que se transmettent des connaissances magiques, même les plus populaires. Ces conditions de transmission, cette espèce de contrat, montrent que, pour être donné de personne à personne, l’enseignement n’en fait pas moins Page 39entrer dans une véritable société fermée. La révélation, l’initiation et la tradition sont, à ce point de vue, équivalentes ; elles marquent formellement, chacune à sa façon, qu’un nouveau membre s’agrège au corps des magiciens.
Ce n’est pas seulement l’opinion qui traite les magiciens comme formant une classe spéciale ; ils se considèrent eux-mêmes comme tels. Bien qu’ils soient, comme nous l’avons dit, des isolés, ils ont pu, en fait, former de véritables sociétés magiques. Ces sociétés magiques se sont recrutées par hérédité ou par cooptation. Les écrivains grecs nous signalent des familles de magiciens ; on nous en signale également dans les pays celtiques, dans l’Inde, en Malaisie, en Mélanésie ; la magie est une richesse qui se garde soigneusement dans une famille [37]. Mais elle n’est pas toujours transmise suivant la même ligne que les autres biens : en Mélanésie, en plein pays de descendance utérine, elle passe de père à fils ; dans le Pays de Galles, il semble qu’en général la mère l’ait communiquée à son fils et le père à sa fille. Dans les groupes sociaux où les sociétés secrètes, c’est-à-dire les sociétés partielles d’hommes, dans lesquelles l’on entre volontairement, jouent un grand rôle, le corps des magiciens se confond, semble-t-il, avec la société secrète. Les sociétés de magiciens que nous décèlent les papyrus grecs, voisinent avec les sociétés mystiques alexandrines. En général, dans les cas où existent des groupes magiques, nous ne sommes pas capables de les distinguer des associations religieuses. Mais ce que nous savons bien, c’est qu’au moyen âge on ne s’est représenté la magie que comme exercée par des collectivités ; les textes les plus anciens nous parlent d’assemblées de sorcières ; nous les retrouvons dans le mythe de la chevauchée à la suite de Diane, puis dans le sabbat. Cette image est évidemment grossie, encore que l’existence de chapelles magiques et d’épidémies magiques nous soient bien attestées. Toutefois, s’il faut faire, dans ce qu’on nous dit des familles et des sectes magiques, la part de l’opinion et du mythe, il en reste assez pour nous donner lieu de croire que la magie a dû toujours fonctionner, en partie, par petits groupes, tels que ceux que forment, de nos jours, les derniers adeptes de l’occultisme. D’ailleurs, même là où n’apparaît aucune association expresse de magiciens, il y a, moralement, un groupe professionnel et ce groupe a des statuts implicites, mais obéis. Nous constatons que le magicien a généralement une règle de vie, qui est une discipline corporative. Cette règle consiste quelquefois dans la recherche de qualités morales, de la pureté rituelle, dans une certaine gravité de la tenue, souvent en bien autre chose ; en un mot, ces professionnels se donnent les dehors de leur profession.
Si l’on objecte à tout ce que nous venons de dire sur le caractère social des agents de la magie, qu’il existe une magie populaire qui n’est pas exercée par des personnes qualifiées, nous répondrons que les agents de celle-ci s’efforcent toujours de ressembler, autant que possible, à leur idée du magicien. De plus, nous ferons remarquer que cette magie populaire ne se rencontre qu’à l’état de survivances, dans de petits groupes très simples, hameaux ou familles ; et nous pourrions soutenir, non sans quelque apparence de raison, que ces petits groupes dont les membres reproduisent indistinctement les mêmes gestes magiques traditionnels sont bien en réalité des sociétés de magiciens [38].Page 40Non attribué
[1] On peut lire dans le manuscrit ce passage barré : « Par exemple un laïque peut appliquer certain nombre de ces recettes ».
[2] Le passage qui suit a été barré : « Toutes sortes de conditions rituelles, dont la plus grave est par exemple la nudité, marquent qu’il s’imagine pour ainsi dire, changer de nature ».
[3] Dans une fiche de Hubert, on peut lire : « Portrait du magicien. Comment on se représente sa personne, ses qualités et ses pouvoirs ».
[4] © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Dans plusieurs fiches Hubert précise cette question du mauvais œil, en particulier son rapport avec la magie sympathique. « Le mauvais œil=la pensée mauvaise=action sympathique ? »
[5]
Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye
Ce passage a été barré : « D’autres particularités physiques, comme la ventriloquie ». Plus loin, dans une autre fiche, Hubert note : « Des mérites d’un autre genre distinguent souvent les magiciens, la ventriloquie, des dons spirituels, le mauvais œil. Le mauvais œil semble être conçu comme un caractère personnel assez semblable aux pouvoirs de suggestion. »
[6] © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation On peut renvoyer le lecteur vers une fiche d’Hubert concernant cette question
[7] Vraisemblablement Hubert voulait écrire un chapitre portant spécifiquement sur cette question des Pouvoirs du magicien. Il ne reste que quelques feuillets épars de cette volonté.
[8] © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Hubert a rédigé de nombreuses fiches concernant la magie des femmes dont celle-ci concernant les observations de la Mission scientifique du Cap Horn.
[9] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Dans une fiche manuscrite, Hubert ajoute : « Les enfants ont des dons magiques et divinatoires. Les femmes paraissent avoir été généralement considérées comme plus aptes à la magie par les hommes. Des prêtres de contrées lointaines ont favorisé des pouvoirs merveilleux. »
[10] Hubert et Mauss s’appuient sur R. Codrington, The Melanesians : Studies in their Anthropology and Folklore, Oxford, Clarendon, 1891, pp. 51-57
[11] bert et Mauss font ici référence aux deux premiers volumes du Rameau D’or, Le roi magicien dans la société primitive et Le dieu qui meurt.
[12] On peut lire dans le manuscrit de Mauss ce passage, non repris dans le texte publié : « Il y a d’ailleurs des sociétés où les chefs politiques et les chefs de guerre ne font pas, théoriquement, de magie. Dans l’Inde historique, le raja laisse à son brahman chapelain tout pouvoir magique. Les iroquois confèrent tout entier à l’homme médecine. Le chef de guerre ne garde que certaines prérogatives religieuses. L’homme médecine, comme le brahman ne sont pas exclusivement des magiciens, ils sont des personnages influents (mais ils ont encore une autorité politique souvent considérable) et surtout des fonctions religieuses essentielles. C’est donc la situation sociale qu’ils occupent qui les prédestinent à exercer la magie ».
[13] James Chalmers (1841-1901), auteur de Adventures in New Guinea (1885), Pioneering in New Guinea (1887) and Pioneer Life and Work in New Guinea 1877-1894 (1895)
[14] Knut L. Tallqvist, Die assyrische Beschwörungsserie maqlû, Acta Societatis Scientiarum Fennicae, Bd. XX No. 6, Leipzig 1895
[15] Dasyu ou Dâsa
[16] Cette idée est empruntée à Edward Tylor, Primitive Culture, 2 vols., Londres, Murray, 1871, vol. 1, pp. 101-104.
[17] On peut lire dans le manuscrit : « Nous ne pouvons pas généraliser cette proposition et dire que toute condition sociale anormale prépare à l’exercice de la magie. Nous croyons cependant volontiers qu’une pareille généralisation aurait chance d’être vraie ».
[18] On peut lire dans la suite du manuscrit : « Une théorie simpliste pourrait spéculer sur l’intelligence et la malice des magiciens pour expliquer, par des inventions et des supercheries tout l’appareil de la magie ».
[19] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Ce passage de Mauss n’a pas été repris dans le texte final : « Non seulement il y a des magiciens, mais l’exercice de la magie leur est réservé dans beaucoup de sociétés, l’acte nous est formellement montré par les textes védiques ; le rite ne peut être accompli que par le brahman, pas par un acteur autonome. Il assiste à la cérémonie, suit les instructions du brahman, il répète les quelques formules qu’il lui dicte, il le touche dans les moments solennels ; mais rien de plus. Bref, il joue le même rôle que le sacrifiant joue par rapport au prêtre dans le sacrifice. Il semble même que dans l’Inde ancienne, cette propriété exclusive du magicien sur la magie n’ait pas été simplement théorique. Nous avons des raisons de croire qu’en fait, ce privilège a été véritablement reconnu aux brahmanes par les nobles et les rois, en un mot les Ksatriyas. Ex. Théâtre. A vrai dire dans tout le reste de la société fleurit la magie populaire, exclusive, mais qu’elle aussi a ses praticiens. La même théorie a prévalu dans l’Europe chrétienne. Quiconque fait de la magie est réputé magicien et pensé comme tel, le crime de magie est un crime habituel… »
[20]
Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye
Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye
Plusieurs fiches non reprises d’Hubert se succèdent à cet emplacement du manuscrit : « Le sorcier ou la sorcière laissent dans le lit un double ou un démon auxiliaire un vicarium daemonem, grâce auquel on peut témoigner de la présence et lui donner un alibi. Les chats noirs et autres animaux sous la forme desquels les sorcières se promènent la nuit sont des doubles, naturellement les sorciers pâtissent des mésaventures de leurs doubles ; une sorcière métamorphosée en jument est retrouvée au matin les mains et les pieds fermés » ; « Il arrive que la distinction des deux formes soit plus réelle par exemple un vigneron champenois après avoir tué le double d’une sorcière retrouve la femme chez elle qui le tue (In Louis Morin, « Les sorciers dans la région troyenne », Revue des traditions populaires, 16 : 4, 1901, p. 157) » ; « Une croyance qui doit être mise en parallèle avec celle-ci veut que certains pouvoirs magiques proviennent du contact avec certains animaux » ; « De même ils paraissent infliger à leurs victimes des séries également limités de métamorphoses ».
« D’autre part on attribue la pratique de la magie à des peuples entiers comme ces tribus libyennes dont parle Hérodote (II, 36) ou les Ophogènes des environs de Pariam en Chypre qui guérissent les morsures des serpents ; une tribu Pontique, les Thibiens sont qualifiés par Etienne de Byzance de [ill]. Il y avait une famille à Corinthe dont la spécialité était de calmer les vents. Marie la juive citée par Olympiodore semble considérer l’alchimie comme un privilège de la race d’Abraham ».
[21] Dans une page du manuscrit, Mauss semble poursuivre cette idée ainsi : « C’est même à propos de celui-ci que le mythe de l’âme extérieure s’est développée le plus abondamment. Il persiste avec le plus de ténacité. La vie du magicien est la plus insaisissable de toutes. On est tout prêt à s’imaginer que le magicien ne peut pas être tué, ses âmes extérieures inaccessibles lui étant un réservoir de vie. Dans les contes et les romans magiques, la lutte contre un magicien se ramène presque toujours à la recherche de son âme extérieure. Celle-ci est une sorte de dédoublement permanent du magicien. La séparation de l’âme, plus exactement de l’une des âmes est dans beaucoup de cas conçue comme durable. L’idée de l’âme extérieure qui tient une telle place dans les représentations animistes, ne pouvait manquer de constituer largement à former »
[22] Henri Hubert avait traité de la strix antique dans son article « Magia » pour le DAGR, p. 1500 où il donne des sources.
[23] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Henri Hubert a intercalé une fiche intitulée « Métamorphoses »
[24] Magoi leontôn : « mages des lions »
[25] Magoi opheôn : « mages des serpents »
[26] Alfred William Howitt, The native tribes of South-East Australia, Macmillan, London, 1904.
[27] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Henri Hubert a intercalé cette fiche.
[28] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert a intercalé deux fiches intitulées : « Pacte avec le diable » et « Relation sexuelle avec le diable »
[29] On peut lire dans le manuscrit ce passage barré : « Aux Iles Banks le magicien est capable de nommer le tindalo qu’il porte en lui. Il provoque d’ailleurs cette possessions non seulement il voit en lui une personne, la présence d’une personne étrangère à lui même, mais encore sa personnalité s’abolit tout à fait, c’est en réalité le démon qui parle par sa bouche »
[30] Ce passage du manuscrit de Mauss n’a pas été repris dans le texte final : « On voit combien tout ces mythes du magicien rentrent les uns dans les autres. Nous n’aurions pas eu à en occuper si longuement s’ils n’atteint les signes des opinions sociales dont il est l’objet. De même que le magicien est défini par ses relations avec des animaux, de même il est défini par ses relations avec les esprits et en dernière analyse par les qualités de son âme. La comparaison faite entre le magicien et l’esprit va d’ailleurs jusqu’à la confusion complète ».
[31] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert ajoute ici cette note
[32] Dans deux fiches, Hubert précise sur ce point : « remarquons que les cérémonies sacrificielles ont ici pour but de mettre l’initié en relation non pas avec les dieux d’une société particulière mais avec les planètes et les astres, c’est-à-dire avec des agents universels dont le rôle est défini par la science mais qui sont transformés en puissance mystiques et divines. Le magicien tient sa puissance de son accointance avec les forces de la nature. C’est ce que signifient les sept anneaux donnés à Apollonius de Tyane par le brahmane Jarchas. Dans la moindre de ses opérations le pouvoir qu’il en tire est impliqué, c’est ce que signifie entre autres choses la répétition constante des sept voyelles [ill] représentant les planètes dans les incantations. Les portes de la terre sont ouvertes, les portes du ciel sont ouvertes, la route des fleuves est ouverte, la route de la mer est ouverte, s’écrie le magicien, mon esprit a été entendu par tous les dieux et par tous les génies, mon esprit a été entendu par l’esprit de la terre, mon esprit a été entendu par l’esprit de la mer, mon esprit a été entendu par l’esprit des fleuves. Le magicien assyrien associe [ill] l’univers tout entier à ses œuvres et le sorcier australien emprunte les pouvoirs par exemple à l’arc-en-ciel. Cette participation aux forces de la nature fait dire que le magicien n’est plus (…) ». Dans une autre fiche, il ajoute : « Comme le prêtre, le magicien égyptien s’identifie avec le dieu dont il utilise la puissance ou il s’associe à lui. D’où tient-il son droit ? Et d’où vient que la proclamation de ce droit ne soit pas considérée comme une vaine [ill]. »
[33] Hubert et Mauss publient simultanément une étude sur ce point précis, cette fois avec références bibliographiques : « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes », Rapports annuels de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Section des Sciences Religieuses, Paris, pp. 1-55.
[34] Dans une fiche intercalée, Hubert ajoute : « C’est une bonne fortune que de posséder un texte comme le livre de Moïse qui nous expose en détail les phases de la cérémonie purificatoires, rites sacrificiels, invocations, et pour couronner le tout révélation de la [ill] qui explique le secret du monde. Kroll, de oracoli, p. 56 »
[35] Ogdoê Mouseôs : « Huitième [livre] de Moïse ».
[36] Il s’agit de : Albrecht Dieterich, Abraxas : Studien zur Religionsgeschichte des spätern Altertums, Leipzig, Teubner, 1891
[37] On peut lire dans une fiche d’Hubert : « Le caractère sacré de la doctrine est protégé par le secret. Celui-ci est imposé par serment au nouvel initié. L’initiation paraît se transmettre d’individu à individu, de maître à disciple, c’est une espèce de filiation. Mais elle ne se borne pas à la simple communication de recettes. L’indication de celles-ci est précédée d’une révélation cosmologique dont la forme est plus mythique que philosophique. Telle est la révélation d’Isis à Horus ou celle de Comacius Cléopâtre dans les livres alchimiques.
C’est une gnose dont la communication paraît suffire à modifier la condition de l’initié. Dés qu’il y participe il peut appliquer avec succès les méthodes qu’on lui explique ensuite. En somme nous rencontrons dans la magie une [ill], une initiation analogue à celle des sociétés religieuses fermées. Cette initiation comporte d’ailleurs d’autres cérémonies que la simple communication d’une doctrine mystique.
[38] On peut lire dans une fiche d’Hubert : « Les magiciens sont des professionnels qui se qualifient eux-mêmes et que la société de son côté qualifie parallèlement. Ils ont conscience de ce caractère professionnel et ils en donnent les dehors. »