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La croyance
Page 90MaussLa magie est, par définition, objet de croyance. Mais les éléments de la magie, n’étant pas séparables les uns des autres et même se confondant les uns avec les autres, ne peuvent pas être l’objet de croyances distinctes. Ils sont, tous à la fois, l’objet d’une même affirmation. Celle-ci ne porte pas seulement sur le pouvoir d’un magicien ou la valeur d’un rite, mais sur l’ensemble ou sur le principe de la magie. De Page 91même que la magie est plus réelle que ses parties, de même, la croyance à la magie en général est plus enracinée que celle dont ses éléments sont l’objet. La magie, comme la religion, est un bloc, on y croit ou l’on n’y croit pas. C’est ce qu’on peut vérifier dans les cas où la réalité de la magie a été mise en doute. Quand de pareils débats s’élevèrent, au début du moyen âge, au XVIIe siècle, et là où ils se poursuivent encore obscurément de nos jours, nous voyons que la discussion porte sur un seul fait. Il s’agit, chez Agobard [1], par exemple, plutôt des faiseurs de mauvais temps ; plus tard, de l’impuissance causée par maléfice ou du vol aérien des suivantes de Diane ; chez Bekker [2] (de betooverde werld. Amsterdam, 1693), de l’existence des démons et du diable ; chez nous, du corps astral, des matérialisations, de la réalité de la quatrième dimension. Mais, partout, les conclusions sont immédiatement généralisées et la croyance à un cas de magie entraîne la croyance à tous les cas possibles. Inversement, une négation fait crouler tout l’édifice. C’est, en effet, la magie elle-même qui est mise en question. Nous avons des exemples d’incrédulité obstinée ou de foi enracinée cédant tout d’un coup à une expérience unique.
Quelle est la nature de cette croyance à la magie ? Ressemble-t-elle aux croyances scientifiques ? Celles-ci sont a posteriori, perpétuellement soumises au contrôle de l’individu, et ne dépendent que des évidences rationnelles. En est-il de même de la magie ? Évidemment non. Nous connaissons même un cas, qui est en vérité extraordinaire, celui de l’Église catholique, où la croyance à la magie fut un dogme, sanctionné par des peines. En général, cette croyance n’est que mécaniquement diffuse dans toute la société Hubert ; on la partage de naissance. En cela la croyance à la magie n’est pas très différente des croyances scientifiques, puisque chaque société a sa science, également diffuse, et dont les principes ont été quelquefois transformés en dogmes religieux [3]. MaussMais, tandis que toute science, même la plus traditionnelle, est encore conçue comme positive et expérimentale, la croyance à la magie est toujours a priori. La foi dans la magie précède nécessairement l’expérience : on ne va trouver le magicien que parce qu’on croit en lui ; on n’exécute une recette que parce qu’on a confiance. Encore de nos jours, les spirites n’admettent chez eux aucun incrédule, dont la présence empêcherait, pensent-ils, la réussite de leurs opérations.
Page 92La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. Dans les procès-verbaux du procès d’un magicien, Jean Michel, qui fut brûlé à Bourges, en 1623, nous voyons que ce pauvre homme, menuisier de son état, a passé sa vie à faire des expériences manquées ; une seule fois, il arriva près du but, mais, pris de peur, il se sauva [4]. Non attribuéChez les Cherokees, un envoutement manqué, loin d’ébranler la confiance qu’on a dans le sorcier, lui donne plus d’autorité. Car son office devient indispensable pour pallier les effets d’une force terrible qui peut se retourner contre le maladroit qui l’a déchaînée mal à propos. MausC’est là ce qui se passe dans toute expérimentation magique : les coïncidences fortuites sont prises pour des faits normaux et les faits contradictoires sont niés.
Néanmoins, on s’est toujours préoccupé très vivement de citer, à l’appui de la croyance à la magie, des exemples précis, datés, localisés. Mais, là où nous avons sur la question toute une littérature, en Chine ou dans l’Europe du Moyen Age, on constate que les mêmes récits passent sempiternellement de textes en textes. Ce sont des preuves traditionnelles, des contes magiques anecdotiques, qui ne sont pas différents de ceux par lesquels s’entretient, dans toute l’humanité, la croyance à la magie. Observons que ces soi-disant anecdotes sont étrangement monotones. C’est que, dans tout ceci, il n’y a aucun sophisme conscient, il y a seulement exclusive pré-possession. Les preuves traditionnelles suffisent ; on croit aux contes magiques comme aux mythes. Même dans le cas où le conte magique est une plaisanterie, c’en est une qui peut toujours mal tourner. La croyance à la magie est donc quasi obligatoire, a priori, et parfaitement analogue à celle qui s’attache à la religion.
Cette croyance existe à la fois chez le sorcier et dans la société. Mais comment est-il possible que le magicien croie à une magie dont il est constamment à même d’apprécier, à leur juste valeur, les moyens et les effets ? C’est ici que nous rencontrons la grave question de la supercherie et de la simulation en magie.
Pour la traiter, prenons l’exemple des sorciers australiens. Page 93Parmi les agents de magie, il en est peu qui semblent avoir été plus convaincus de l’efficacité de leurs rites. Mais les meilleurs auteurs nous attestent aussi que, jamais, pour aucun des rites pratiqués dans des états normaux, le sorcier n’a vu, ni cru voir, l’effet mécanique de ses actes [5]. Considérons les méthodes de magie noire. Elles peuvent, en Australie, se réduire presque à trois types, pratiqués ou concurremment ou isolément dans les diverses tribus. Le premier type, le plus répandu, est l’envoûtement proprement dit, par la destruction d’une chose qui est censée faire partie d’une personne ou la représenter, restes de nourriture, débris organiques, traces de pas, images. Il est impossible de s’imaginer que jamais le magicien ait été mis expérimentalement à même de croire qu’il tuait en brûlant un reste de nourriture mêlé de cire ou de graisse, ou en transperçant une image. Ce qui établit bien que l’illusion n’est jamais que partielle, c’est le rite mentionné par MM. Spencer et Gillen, qui consiste à percer d’abord un objet représentant l’âme de l’être incanté, pour lancer ensuite ce même objet dans la direction de sa résidence. Le deuxième type de ces rites, pratiqué tout particulièrement dans les sociétés du sud, du centre, de l’ouest, est ce qu’on peut appeler l’enlèvement de la graisse du foie. L’enchanteur est censé s’approcher de la victime endormie, lui ouvrir le flanc avec un couteau de pierre, retirer la graisse du foie, fermer la cicatrice ; il part, et l’autre meurt lentement sans s’être aperçu de rien. Il est bien évident que c’est un rite qui n’a jamais pu être vraiment pratiqué. Le troisième type, usité au nord et au centre de l’Australie, est le lancement de l’os de mort. L’enchanteur est censé frapper sa victime d’une substance mortelle. Mais, en réalité, dans quelques cas cités par M. Roth, l’arme n’est même pas lancée ; dans d’autres, elle l’est à une distance telle qu’il n’est évidemment pas possible de penser qu’elle arrive jamais au but et transmette, par contact, la mort. Souvent, on ne la voit pas partir et jamais on ne l’a vue arriver aussitôt après l’avoir lancée. Bien qu’un certain nombre de ces rites n’aient jamais pu être complètement réalisés, bien que l’efficacité des autres n’ait jamais pu être vérifiée, ils sont pourtant, nous le savons, d’un usage courant, prouvé par les meilleurs témoins, démontré par l’existence d’objets nombreux qui en sont les instruments. Qu’est-ce à dire, si ce n’est que des gestes sont pris, sincèrement mais volontairement, par des sorciers, pour des réalités, et des commencePage 94ments d’actes, pour des opérations chirurgicales ? Les préliminaires du rite, la gravité des démarches, l’intensité du danger couru (car il s’agit d’approcher d’un camp où être vu c’est mourir), le sérieux de tous ces actes démontre une véritable volonté de croire. Mais il est impossible de s’imaginer que jamais sorcier australien ait ouvert le foie d’un enchanté sans le tuer sur le coup.
Cependant, à côté de cette volonté de croire, on nous atteste une croyance réelle. Les meilleurs ethnographes nous assurent que le magicien croit très profondément avoir réussi ces envoûtements. Il réussit à se mettre dans des états nerveux, cataleptiques, où il peut vraiment être en proie à toutes les illusions. En tout cas, le sorcier, qui n’a peut-être qu’une confiance mitigée dans ses propres rites, qui sait, sans aucun doute, que les soi-disant pointes de flèches incantées, extraites du corps des rhumatisants, ne sont que des cailloux qu’il tire de sa bouche, ce même sorcier recourra infailliblement aux services d’un autre homme-médecine quand il est malade et il guérira ou se laissera mourir, suivant que son médecin le condamne ou prétend le sauver. En somme, la flèche que les uns ne voient pas partir, les autres la voient arriver. Elle arrive sous forme de tourbillon, de flammes qui sillonnent l’air, sous forme de petits cailloux que, tout à l’heure, le sorcier verra extraire de son corps, alors qu’il ne les extrayait pas lui-même du corps de son malade. Le minimum de sincérité qu’on puisse attribuer au magicien, c’est qu’il croie, à tout le moins, à la magie des autres.
Ce qui est vrai pour les magies australiennes l’est pour les autres. Dans l’Europe catholique, il y a eu au moins un cas où l’aveu des sorcières n’est pas suspect d’avoir été arraché par l’inquisition du juge ; au début du Moyen Age, le juge canonique et le théologien refusaient d’admettre la réalité du vol des sorcières à la suite de Diane. Or, celles-ci, victimes de leur illusion, s’obstinaient à s’en vanter à leurs dépens, au point qu’elles ont fini par imposer leur croyance à l’Église. Chez ces gens à la fois incultes, nerveux, intelligents et légèrement dévoyés qu’ont été partout les sorciers, la croyance sincère est d’une véritable ténacité et d’une incroyable fermeté.
Cependant, nous sommes bien forcés d’admettre qu’il y a toujours eu chez eux, jusqu’à un certain point, simulation. Il n’est même pas douteux pour nous que les faits de magie comportent un « faire accroire » constant, et que même les Page 95illusions sincères du magicien ont été toujours, à quelque degré, volontaires. M. Howitt [6] raconte, à propos des pierres de quartz que les sorciers murrings tirent de leur bouche, et dont l’esprit initiateur est censé leur farcir le corps, qu’un de ces sorciers lui disait : « Je sais à quoi m’en tenir, je sais où on les trouve » ; nous avons d’autres aveux, non moins cyniques.
Mais, dans tous les cas, il ne s’agit pas de simple supercherie. En général, la simulation du magicien est du même ordre que celle qu’on constate dans les états de névrose, et, par conséquent, elle est, en même temps que volontaire, involontaire. Quand elle est primitivement volontaire, elle devient peu à peu inconsciente et finit par produire des états d’hallucination parfaite ; le magicien se dupe lui-même, comme l’acteur qui oublie qu’il joue un rôle. En tout cas, nous avons à nous demander pourquoi il simule d’une certaine façon. Il faut bien se garder de confondre ici le magicien véritable avec les charlatans de nos foires ou les brahmanes jongleurs que nous vantent les spirites. Le magicien simule parce qu’on lui demande de simuler, parce qu’on va le trouver, et qu’on lui impose d’agir : il n’est pas libre, il est forcé de jouer, soit un rôle traditionnel, soit un rôle qui satisfasse à l’attente de son publie. Il peut arriver que le magicien se vante gratuitement, mais c’est qu’il est irrésistiblement tenté par la crédulité publique. MM. Spencer et Gillen ont trouvé, chez les Aruntas, une foule de gens qui disaient avoir été aux expéditions magiques dites des Kurdaitchas où l’on enlève, soi-disant, la graisse du foie de l’ennemi. Un bon tiers des guerriers s’étaient, par conséquent, désarticulé les orteils, car c’est une condition de l’accomplissement du rite. D’autre part, toute la tribu avait vu, vraiment vu, des kurdaitchas rôder autour des camps. En réalité, la plupart n’avaient pas voulu demeurer en reste de fanfaronnades et d’aventures ; le « faire accroire » était général et réciproque dans le groupe social tout entier, parce que la crédulité y était universelle. Dans de pareils cas, le magicien ne peut pas être conçu comme un individu agissant par intérêt, pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire investi, par la société, d’une autorité à laquelle il est engagé à croire lui-même. En fait, nous avons vu que le magicien était désigné par la société, ou initié par un groupe restreint, auquel celle-ci a délégué son pouvoir de créer des magiciens. Il a tout Page 96naturellement l’esprit de sa fonction, la gravité d’un magistrat ; il est sérieux, parce qu’il est pris au sérieux et il est pris au sérieux, parce qu’on a besoin de lui.
Ainsi, la croyance du magicien et celle du public ne sont pas deux choses différentes ; la première est le reflet de la seconde, puisque la simulation du magicien n’est possible qu’en raison de la crédulité publique. C’est cette croyance, que le magicien partage avec tous les siens, qui fait que ni sa propre prestidigitation, ni ses expériences infructueuses ne le font douter de la magie. Il a toujours ce minimum de foi qui est la croyance à la magie des autres, dès qu’il devient assistant ou patient. En général, s’il ne voit pas agir les causes, il voit les effets qu’elles produisent. En somme, sa croyance est sincère dans la mesure où elle est celle de tout son groupe. La magie est crue et non pas perçue. C’est un état d’âme collectif qui fait qu’elle se constate et se vérifie dans ses suites, tout en restant mystérieuse, même pour le magicien. La magie est donc, dans son ensemble, l’objet d’une croyance a priori ; cette croyance est une croyance collective, unanime, et c’est la nature de cette croyance qui fait que la magie peut aisément franchir le gouffre qui sépare ses données de ses conclusions.
Qui dit croyance, dit adhésion de tout l’homme à une idée et, par conséquent, état de sentiment et acte de volonté, en même temps que phénomène d’idéation. Nous sommes donc en droit de présumer que cette croyance collective à la magie nous met en présence de sentiments et de volitions unanimes dans tout un groupe, c’est-à-dire, précisément, des forces collectives que nous cherchons. Mais on pourra nous contester la théorie de la croyance dont nous nous prévalons, et nous objecter que des erreurs scientifiques individuelles, d’ordre naturellement intellectuel, peuvent, par leur propagation, donner naissance à des croyances qui deviennent unanimes à leur heure, croyances que nous n’aurons pas de raison de ne pas considérer comme collectives et qui pourtant ne procèderont pas de forces collectives ; on pourrait citer, comme exemples de semblables croyances, les croyances canoniques au géocentrisme et aux quatre éléments. Nous devons maintenant nous demander si la magie ne repose que sur des idées de ce genre, mises hors de doute par le seul fait qu’elles sont devenues universelles.Non attribuéPage 97
[1] Saint Agobard (v.779-840), Archevêque de Lyon. Le livre dont Mauss et Hubert font état s’intitule : Livre contre l’absurde croyance du vulgaire à propos de la grêle et des coups de tonnerre.
[2] Balthasar Bekker (1634-1698), Le Monde enchanté ou Examen des communs Sentiments touchant les esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration et leurs opérations et touchant les effets que les hommes sont capables de produire par leur communication et leurs vertus. Traduit du hollandais, Amsterdam, 4 vol. in 12° 1694. La première édition hollandaise a été publiée à Leeuwarden en deux livres, in 8°, 1691. L’édition d’Amsterdam, publiée in 4° en quatre livres, est parue de 1691 à 1693 chez Daniel van den Daelen.
[3] Dans une fiche, Hubert a découpé et collé l’extrait d’un article de presse, sans en citer la provenance. En voici la transcription : « M. Hansen écrit en tête de son histoire que la notion de la magie, telle que nous la rencontrons au XVIe siècle, s’est élaborée dans l’Eglise, que ce n’est pas une superstition (Aberglaube), mais que c’est une croyance officielle, obligatoire, revêtue du caractère de dogme et que l’on ne peut douter, sans tomber dans l’hérésie et sous le coup de ses sanctions, que les sorcières traversent les airs, tuent les petits enfants, sont les amantes du diable et l’adorent au sabbat. Il démontre amplement cette proposition générale ».
[4] © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Hubert a rédigé cette fiche sur l’histoire de Jean Michel.
[5] Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert intercale plusieurs fiches, dont une intitulée « Croyance à l’ensorcellement » ; et une autre « sabbat ».
[6] Howitt, Alfred William (1830-1908). Deux de ses travaux ont été particulièrement discutés par Durkheim et Mauss dans l’Année sociologique : Kamilaroi and Kurnai (publié en 1880 avec Lorimer Fison) mais surtout The Native Tribes of South-East Australia (1904).