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Observations générales
Page 85Hubert © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Le caractère indéfini et multiforme des puissances spirituelles, avec lesquelles les magiciens sont en relations, appartient bien à la magie tout entière. Les faits que nous avons rassemblés sont, à première vue, disparates. Les uns confondent la magie avec les techniques et les sciences, les autres l’assimilent aux religions. Elle est quelque chose d’intermédiaire, entre les unes et les autres, qui ne se définit ni par ses buts, ni par ses procédés, ni par ses notions. De tout notre examen, elle sort plus ambiguë, plus indéterminée que jamais. Elle ressemble aux techniques laïques par ses fins pratiques, par le caractère mécanique d’un grand nombre de ses applications, par le faux air expérimental de quelques-unes de ses notions principales. Elle s’en distingue profondément quand elle fait appel à des agents spéciaux, à des intermédiaires spirituels, se livre à des actes de culte et se rapproche de la religion par ses emprunts qu’elle lui fait. Il Page 86n’est presque pas de rite religieux qui n’ait ses équivalents dans la magie ; on y trouve même la notion d’orthodoxie, comme en témoignent les διαβολαί [1], les accusations magiques de rites impurs de la magie gréco-égyptienne. Mais outre l’opposition que les religions lui font et qu’elle fait aux religions (opposition qui, d’ailleurs, n’est ni universelle, ni constante), son incohérence, la part qu’elle laisse à la fantaisie, l’éloignent de l’image que nous sommes habitués à nous former des religions.
Pourtant, l’unité de tout le système magique nous apparaît maintenant avec plus d’évidence ; c’est là un premier gain que nous nous sommes assuré par ce circuit et ces longues descriptions. Nous avons des raisons d’affirmer que la magie forme bien un tout réel. Les magiciens ont des caractéristiques communes ; les effets produits par les opérations magiques ont toujours, malgré leur infinie diversité, quelque chose de commun ; les procédés divergents se sont associés en types et en cérémonies complexes ; les notions les plus différentes se complètent et s’harmonisent, sans que le total perde rien de son aspect incohérent et disloqué. Ses parties forment bien un tout.
Mais l’unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties. Car ces éléments, que nous avons considérés successivement, nous sont donnés simultanément. Notre analyse les abstrait, mais ils sont étroitement, nécessairement unis. Nous avons cru définir suffisamment les magiciens et les représentations de la magie, en disant que les uns étaient les agents des rites magiques, les autres les représentations qui leur correspondent, nous les avons rapportés aux rites magiques ; nous ne nous étonnons donc pas que certains de nos devanciers n’aient vu dans la magie que des actes. Mais nous aurions pu tout aussi bien définir les éléments de la magie par rapport aux magiciens : Ils se supposent les uns les autres. Il n’y a pas de magicien honoraire et inactif. Pour être magicien, il faut faire de la magie ; inversement, quiconque fait acte de magie est, à ce moment même, magicien ; il y a des magiciens d’occasion, qui, l’acte accompli, retombent immédiatement dans la vie normale. Quant aux représentations, elles n’ont pas de vie en dehors des rites. Elles n’ont pas, pour la plupart, d’intérêt théorique pour le magicien, qui ne les formule que rarement. Elles n’ont qu’un intérêt pratique et ne s’expriment guère, dans la magie, que par ses actes. Ceux qui Page 87les ont réduits les premiers en systèmes sont des philosophes et non pas des magiciens ; c’est la philosophie ésotérique qui a fourni la théorie des représentations de la magie. Celle-ci ne s’est même pas constitué sa démonologie : dans l’Europe chrétienne, comme dans l’Inde, c’est la religion qui a fait le catalogue des démons. En dehors des rites, les démons ne vivent que dans les contes ou dans la dogmatique. Il n’y a donc pas en magie de représentation pure ; la mythologie magique est embryonnaire et pâle. Tandis que, dans la religion, le rituel et ses espèces, d’une part, la mythologie et le dogmatique, de l’autre, ont une véritable autonomie, les éléments de la magie sont, par nature, inséparables.
La magie est une masse vivante, informe, inorganique, dont les parties composantes n’ont ni place ni fonction fixes. On les voit même se confondre ; la distinction, pourtant profonde, des représentations et des rites s’efface parfois à tel point qu’un simple énoncé de représentation peut devenir un rite : le venenum veneno vincitur [2] est une incantation. L’esprit que possède le sorcier, ou qui possède le sorcier, se confond avec son âme et sa force magique ; sorciers et esprits portent souvent le même nom. L’énergie du rite, celle de l’esprit et celle du magicien, ne font normalement qu’un. L’état régulier du système magique est une assez complète confusion des pouvoirs et des rôles. Aussi l’un des éléments peut-il disparaître, en apparence, sans que le caractère de la somme soit changé. Il y a des rites magiques qui ne répondent à aucune notion consciente, tels les gestes de fascination et bon nombre d’imprécations. Inversement, il y a des cas où la représentation absorbe le rite : dans les charmes généalogiques, l’énoncé des natures et des causes est à lui seul le rite. En résumé, les fonctions de la magie ne sont pas spécialisées. La vie magique n’est pas partagée en départements comme la vie religieuse. Elle n’a pas produit d’institutions autonomes comme le sacrifice et le sacerdoce. Aussi n’avons-nous pas trouvé de catégories de faits magiques, nous n’avons pu que décomposer la magie en ses éléments abstraits. Elle reste partout à l’état diffus. Dans chaque cas particulier, on est en présence d’un tout qui, comme nous le disions, est plus réel que ses parties. Nous avons donc démontré que la magie, comme tout, a une réalité objective, qu’elle est une chose, mais quel genre de chose est-elle ?
Nous avons déjà dépassé notre définition provisoire en étaPage 88blissant que les divers éléments de la magie sont créés et qualifiés par la collectivité. C’est un deuxième gain réel qu’il nous faut enregistrer. Le magicien est qualifié souvent par la société magique dont il fait partie, et, toujours, par la société en général. Les actes sont rituels et se répètent par tradition. Quant aux représentations, les unes sont empruntées à d’autres domaines de la vie sociale, telle l’idée d’êtres spirituels, et nous renvoyons aux études, qui porteront directement sur la religion, la tâche de démontrer que cette notion est ou n’est pas le produit de l’expérience individuelle ; les autres, enfin, ne procèdent pas des observations ni des réflexions de l’individu et leur application ne donne pas lieu à l’initiative de celui-ci, puisqu’il y a des recettes et des formules que la tradition impose et qu’on utilise sans examen.
Si les éléments de la magie sont collectifs, en est-il de même du tout ? Autrement dit, y a-t-il dans la magie quelque chose d’essentiel qui ne soit pas objet de représentations ou fruit d’activités collectives ? Mais n’est-il pas absurde et contradictoire de supposer que la magie puisse être, dans son essence, un phénomène collectif, alors que, justement, parmi tous les caractères qu’elle présente, nous avons choisi, pour l’opposer à la religion, ceux qui la rejettent hors de la vie régulière des sociétés. Nous l’avons dite pratiquée par des individus, isolée, mystérieuse et furtive, éparpillée et morcelée, enfin arbitraire et facultative. Elle paraît aussi peu sociale que possible, si du moins le phénomène social se reconnaît surtout à la généralité, à l’obligation, à la contrainte. Serait-elle sociale à la manière du crime, parce qu’elle est secrète, illégitime, interdite ? Mais elle ne peut l’être exclusivement ainsi, puisqu’elle n’est pas exactement l’envers de la religion, comme le crime est l’envers du droit. Elle doit l’être à la façon d’une fonction spéciale de la société. Mais comment la concevoir alors ? Comment concevoir l’idée d’un phénomène collectif où les individus resteraient aussi parfaitement indépendants les uns des autres ?
Il y a deux ordres de fonctions spéciales dans la société dont nous avons déjà rapproché la magie. Ce sont, d’une part, les techniques et les sciences, de l’autre, la religion. La magie est-elle une sorte d’art universel [3] ou bien une classe de phénomènes analogues à la religion ? Dans un art ou dans une science, les principes et les moyens d’action sont élaborés collectivement et transmis par tradition. C’est à ce titre que Page 89les sciences et les arts sont bien des phénomènes collectifs. De plus, l’art ou la science satisfont à des besoins qui sont communs. Mais, les éléments donnés, l’individu vole de ses propres ailes. Sa logique individuelle lui suffit pour passer d’un élément à l’autre et, de là, à l’application. Il est libre ; il peut même remonter théoriquement jusqu’au point de départ de sa technique ou de sa science, la justifier ou la rectifier, à chaque pas, à ses risques et périls. Rien n’est soustrait à son contrôle. Donc, si la magie était de l’ordre des sciences et des techniques, la difficulté que nous venons d’apercevoir serait écartée, puisque les sciences et les techniques ne sont pas collectives dans toutes leurs parties essentielles et que, tout en étant des fonctions sociales, tout en ayant la société pour bénéficiaire et pour véhicule, elles n’ont pour promoteurs que des individus. Mais il nous est difficile d’assimiler la magie aux sciences et aux arts, puisque nous avons pu la décrire sans jamais y constater une pareille activité créatrice ou critique des individus.
Il nous reste donc à la comparer à la religion, et, dans ce cas, la difficulté reste entière. MaussNous continuons, en effet, à postuler que la religion est un phénomène essentiellement collectif dans toutes ses parties. Tout y est fait par le groupe ou sous la pression du groupe. Les croyances et les pratiques y sont par nature obligatoires. Dans l’analyse d’un rite pris comme type, le sacrifice, nous avons établi que la société y était partout immanente et présente et qu’elle en était le véritable acteur, derrière la comédie cérémonielle. Nous avons été jusqu’à dire que les choses sacrées du sacrifice étaient des choses sociales par excellence. Pas plus que le sacrifice, la vie religieuse n’admet d’initiative individuelle : l’invention ne s’y produit que sous forme de révélation. L’individu se sent constamment subordonné à des pouvoirs qui le dépassent et l’incitent à agir. Si nous pouvons montrer que, dans toute l’étendue de la magie, règnent des forces semblables à celles qui agissent dans la religion, nous aurons démontré par là que la magie a le même caractère collectif que la religion. Il ne nous restera plus qu’à faire voir comment ces forces collectives se sont produites, malgré l’isolement où nous paraissent se tenir les magiciens, et nous serons amenés à l’idée que ces individus n’ont fait que s’approprier des forces collectives.Non attribuéPage 90
[1] Diabolai
[2] Le poison est vaincu par le poison.
[3] © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Sur cette question de la magie comme art, Hubert rédigea une fiche allant dans ce sens : « magie pourrait être un art religieux, une forme spéciale d’activité sociale, non un ordre d’activité sociale. Rappel Formation collective de la notion de magie. Etude de la magie par rapport à relig. »