Par Matthieu Péry
Adolphe Ribaux et le «Théâtre national»
M. Ribaux a déjà publié une douzaine de volumes, des poésies pour commencer, puis des nouvelles, enfin un roman. Le succès lui est venu avec Nos paysans, série d’études neuchâteloises. On lui doit en outre quelques actes en ver. C’est, comme on le voit, un écrivain très abondant. Le temps fera dans ses œuvres le triage nécessaire.
« Julia Alpinula », in La Revue, Organe du parti démocratique et fédéraliste vaudois, Lausanne no 230, vendredi 29 septembre 1893.
Difficile, quand on connaît le sort que le temps a réservé à l’œuvre d’Adolphe Ribaux [Fig.1], de ne pas sourire à la lecture de la dernière phrase de ce portrait. Auteur aujourd’hui quasiment oublié, Ribaux se trouve en quelque sorte dans le purgatoire de la littérature romande. L’accès à ses œuvres n’est déjà pas une mince affaire : disparus depuis longtemps des rayonnages des libraires, certains de ses textes sont disponibles uniquement aux Archives cantonales, en « consultation surveillée », ou n’existent simplement plus dans les bibliothèques vaudoises.
Néanmoins, il fut un auteur prolifique, à la fois poète, romancier, et dramaturge. Nous aborderons ici cette dernière facette de sa production, plus particulièrement les pièces appartenant à ce qu’il appelle le « théâtre national ». Quatre œuvres, regroupées pour la plupart sous l’étiquette de « drames historiques », puisent en effet leurs intrigues et leurs personnages dans le répertoire d’une histoire suisse largement teintée de mythes : Julia Alpinula, qui connut deux séries de représentations dans les arènes d’Avenches, en 1893 et en 1894, Charles-le-Téméraire, joué à Grandson en 1897, La Reine Berthe, à Payerne en 1899, et pour finir Divico, représenté à Bevaix (NE) en 1908[1].
Le projet de Ribaux est en lien avec toute une série d’autres acteurs, avec lesquels il a collaboré : sociétés locales, comités d’organisation, municipalités et, bien entendu, les populations locales. Étant donné le caractère inexistant de la littérature critique et l’absence de fonds d’archives de l’auteur, les lignes qui suivent proposent un premier état de la question, en attendant une éventuelle résurrection de Ribaux. Il s’agira d’interroger les thématiques évoquées par le « théâtre national » en cherchant à cerner quelles visions de l’identité nationale il véhicule. S’agit-il finalement d’une entreprise cohérente, ou plutôt, suivant la formule utilisée à son propos par l’auteur Virgile Rossel, du « rêve » d’un dramaturge ?
De Bevaix à Paris et retour : trajectoire d’un écrivain régional
Neuchâtelois originaire de Bevaix, village auquel il restera attaché toute sa vie, Adolphe Ribaux est issu d’un milieu modeste : son père est agriculteur et buraliste postal[2]. Auteur prolifique, le fils ne s’est pas limité au théâtre. Au contraire, l’essentiel de sa production se compose de romans, de nouvelles et de poésie. Ainsi que le mentionnait en 1893 l’extrait du quotidien La Revue cité en ouverture, c’est manifestement au travers de ses recueils de nouvelles dépeignant le quotidien de la paysannerie de sa région d’origine que l’auteur s’est fait un nom[3]. Contrastant avec cet ancrage régional, Ribaux a par ailleurs mené une (brève) carrière de poète et dramaturge à Paris. Tout laisse à penser qu’il y a fait ses armes au théâtre ; une de ses pièces est même jouée à l’Odéon[4]. Cet épisode parisien, qui reste néanmoins mal documenté, est attesté par l’Anthologie des poètes français du XIXème siècle publiée par le grand éditeur, Alphonse Lemerre, en 1887-1888[5]. Ribaux y apparaît dans le dernier tome, aux côtés des plus prestigieux poètes français de l’époque. Néanmoins, cette première période parisienne ne semble pas avoir connu de suites.
Un portrait littéraire d’Adolphe Ribaux, publié en 1897 à l’occasion de la création de Charles-le-Téméraire, seconde pièce de son « théâtre national », nous renseigne un peu plus sur l’auteur. Ce témoignage est d’autant plus intéressant qu’il émane cette fois-ci de la plume, non pas d’un journaliste, mais de Virgile Rossel, figure de premier plan des lettres romandes à l’époque. Bien loin d’être dithyrambique, les lignes qu’il consacre au dramaturge se révèlent teintées d’un certain paternalisme, et même d’une pointe de condescendance :
Je suis d’autant plus à l’aise pour vous entretenir de M. Ad. Ribaux – dont M. le rédacteur de la Revue du Dimanche m’a demandé de parler – que, personnellement, je ne le connais à peine et qu’il m’en a peut-être voulu d’éloges par trop conditionnelles à adressés à son premier drame, Julia Alpinula. […] Je n’ai plus revu M. Ribaux, depuis les journées d’Avenches ; nous sommes devenus des étrangers l’un pour l’autre. […]
M. Ribaux est jeune encore. Il n’a pas trente-cinq ans. Sa biographie tient en deux lignes : il habite Bevaix, il travaille et vit de sa plume. […]
M. Ribaux a la grâce, l’harmonie, le charme, à défaut de la couleur et de la force. Il ne vole pas très haut, sans doute, mais il a l’aile légère et la voix mélodieuse. Ses vers chantent la jolie chanson d’un cœur tendre et pur. […]
Ses histoires ne nous révèlent point des prodiges d’invention. C’est la vie, ce sont les gens de chez nous […] le tout idéalisé, car M. Ribaux n’est pas et ne sera jamais un réaliste. Sa psychologie ne va pas au fond des consciences, son imagination se plaît à mi-côte. […] Il est populaire, sans rien sacrifier à la vulgarité ou à l’effet.
ROSSEL Virgile, « Notes biographiques. L’œuvre de M. Ribaux », in La Revue du Dimanche, supplément gratuit de La Revue, Lausanne, 27 juin 1897.
On y apprend ainsi que l’auteur vit de sa plume, ce qui n’est pas une évidence en Suisse romande ; il fut à ce titre rédacteur en chef d’une revue littéraire, La Suisse romande, dont l’aventure ne durera qu’une année[6]. Outre ses nouvelles, poésies et romans et son activité de dramaturge, Ribaux publie régulièrement des textes dans la presse romande, surtout dans La Revue, quotidien auquel il semble très lié ainsi qu’un feuilleton dans la Feuille d’Avis de Vevey en 1902[7]. Mais revenons à ce fameux « théâtre national », inauguré avec Julia Alpinula en 1893, et laissons toujours la parole à Virgile Rossel, qui termine son portrait par une évocation plus détaillée de cette facette de l’œuvre d’A. Ribaux :
À la gerbe du poète et du conteur, M. Ribaux ajoutait naguère les épis du dramaturge. Sa Julia Alpinula, « drame national » en cinq actes et en prose a été jouée à Avenches, en 1893 et 1894 ; cette pièce, très différemment appréciée, contient quelques scènes d’homme de théâtre et même une scène imposante. Des acteurs improvisés l’ont représentée d’une façon très remarquable. Julia Alpinula n’est point un chef-d’œuvre, certes ; ce n’est pas une œuvre quelconque, cependant, et si M. Ribaux avait moins brodé sur le canevas de la vieille légende, s’il n’avait pas introduit des éléments inutiles dans son drame […] je suis certain que son coup d’essai eût presque été un coup de maître. Mais le théâtre, plus que tout autre genre littéraire, exige un long apprentissage. J’ai la conviction que, dans Charles-le-Téméraire, M. Ribaux aura mis à profit les leçons qu’il a tirées de Julia Alpinula, et je ne serais pas surpris qu’il nous donnât là le vrai commencement du « Théâtre national » qu’il a rêvé de créer.
ROSSEL Virgile, « Notes biographiques. L’œuvre de M. Ribaux », in La Revue du Dimanche, supplément gratuit de La Revue, Lausanne, 27 juin 1897.
Rossel souligne sans ambiguïté la réception mitigée de la pièce. Sa critique principale semble d’ailleurs porter sur la structure de l’œuvre et met, de fait, en doute les qualités d’auteur de Ribaux. Mais ce que l’on retiendra ici, c’est surtout la manière dont ce projet de « théâtre national » est présenté, à savoir comme une initiative personnelle de l’auteur, « un rêve », bref une lubie du dramaturge.
Typologie des pièces
Bien que le « théâtre national » soit présenté par V. Rossel comme une utopie, la presse de l’époque, ainsi que les textes des pièces publiés par l’auteur attestent non seulement de leur existence effective mais encore de leur notoriété. Il semble en revanche que cette initiative soit celle du seul dramaturge. On ne peut raisonnablement parler d’un mouvement plus large. Il s’agit du projet d’un homme, dont la mise en œuvre effective au travers de quatre pièces s’étendra tout de même sur une quinzaine d’années, impliquant à chaque fois des individus et des lieux différents, dépassant de ce fait la simple utopie[8].
Tout laisse à penser que Ribaux a cherché à se faire un nom et à asseoir sa carrière au travers de ce projet, dont les composantes fédéralistes et l’évocation d’une identité nationale devaient indéniablement entrer en résonnance avec les préoccupations de l’époque. L’épithète « national » ne semble pas choisie au hasard. Les expositions nationales, les centenaires de l’entrée de cantons romands dans la Confédération – le Festival vaudois et ses équivalents genevois et neuchâtelois –, ainsi que les fêtes des Vignerons, ancrent le projet d’un « théâtre national » dans l’air du temps. Quels sont les traits propres à cette série de pièces d’Adolphe Ribaux ? Est-il possible d’y déceler une certaine unité dans les thématiques abordées ? Bref, en quoi ce théâtre est-il « national » et quelle image de la nation véhicule-t-il ?
Dans les quatre pièces examinées, l’intrigue et les personnages appartiennent à chaque fois à un répertoire à mi-chemin entre l’histoire et le mythe, terreau fertile de l’imaginaire national helvétique et pierre angulaire de la construction d’un sentiment national unifié. Cette double composante est d’ailleurs directement thématisée dans les prologues de Julia Alpinula et de La Reine Berthe qui mettent en scène un dialogue entre deux allégories, La Légende et L’Histoire. Les figures centrales qui donnent leur nom aux pièces appartiennent plus particulièrement au terroir romand, tout en se gardant bien de ménager le reste du pays. Ils offrent une vision de la Suisse dépassant les clivages linguistiques et cantonaux. Dans Julia Alpinula, le personnage principal est inspiré d’une légende locale longtemps tenue pour un fait historique[9]. L’action se déroule en Helvétie romaine, dont l’indéniable latinité la situe dans une Suisse à l’état quasi originel, où l’Helvète patriote glorifiait son pays en appelant à la résistance contre une force extérieure susceptible de pervertir la pureté des mœurs locale (l’Empire romain déjà décadent). La Reine Berthe met elle aussi en scène la vie d’une figure dont le fondement historique s’est largement teinté des couleurs du mythe. Incarnation de la bonne ménagère, pieuse et travailleuse, Berthe sillonne la campagne sur sa blanche jument, filant la laine à la rencontre de ses gens pour qui elle fait office de figure maternelle[10]. Reprenant un épisode marquant de l’histoire des guerres de Bourgogne, la pièce Charles-le-Téméraire met quant à elle l’accent sur la victoire des Confédérés à Grandson, unis dans l’adversité. On pourrait ainsi résumer la particularité des pièces de Ribaux par, d’une part un ancrage dans le terroir local (à l’échelle du canton de Vaud ou de la Romandie, en tout cas), et de l’autre par le ménagement, dans un souci tout fédéraliste, d’une identité transcendant ces régionalismes, à travers l’évocation d’un « esprit » helvétique dont tout laisse à penser qu’il cherche à dépasser les clivages cantonaux ou linguistiques.
Ces pièces ont en outre indéniablement une visée édifiante ; leur contenu est largement moralisateur et se fait le vecteur d’une idéologie typique de la construction identitaire nationale à cette époque, cimentée autour de valeurs fortes (travail, religion, amour de la terre et de son pays, etc.) qu’on retrouve incarnées chez Ribaux sous la forme d’un passé aux accents mythiques, présenté explicitement comme un miroir pour les Suisses de son temps[11].
Un théâtre par le peuple et pour le peuple ?
Les quatre pièces du « théâtre national » de Ribaux sont à chaque fois créées pour des représentations ponctuelles, dans des lieux bien particuliers [Fig. 2]. C’est un point fondamental : elles sont à chaque fois l’occasion d’une collaboration étroite entre Ribaux et une communauté locale. En cela, elles rejoignent d’autres manifestations suisses analogues et de grande ampleur. C’est le cas notamment des spectacles populaires liés au genre du Festspiel dont la particularité est d’être joués par des amateurs dans des contextes ponctuels[12].
Bien que l’auteur refuse, dans la préface à sa première pièce, toute assimilation au genre du Festspiel, il s’agit aussi d’entreprises avant tout populaires : « […] Le Comité de la Société pour le Développement qui, dès le début des pourparlers, lui demanda non un Festspiel à la mode allemande, mais un drame ayant un commencement, un milieu et une fin, et d’où l’amour ne fût point exclu. » [13]. Les photographies des représentations de Julia Alpinula, conservées aux archives communales de la ville [Fig. 3], montrent d’ailleurs le cortège formé par les acteurs et figurants défilant dans les rues d’Avenches, prolongeant ainsi la représentation et lui donnant un caractère indéniablement festif et communautaire.
L’ensemble des pièces du « théâtre national » de Ribaux semblent recourir à un mode opératoire similaire. Le dramaturge s’associe systématiquement à un comité d’organisation composé de membres de la société civile du lieu où elles seront représentées. Le texte n’est jamais préexistant, mais rédigé pour l’occasion et soumis au comité[14]. Dans le cas de Julia Alpinula, première création qui ouvre ce cycle de pièces, l’initiative n’émane pas, à l’origine, du dramaturge. Ribaux est en réalité mandaté par la Société de développement d’Avenches[15]. On peut légitimement se demander dans quelle mesure cette première collaboration ne servira pas de modèle aux pièces qui suivront, dont certaines seront cette fois-ci créées à l’initiative du dramaturge. C’est le cas notamment de la seconde pièce du théâtre national, Charles-le-Téméraire, dont Ribaux a cette fois-ci proposé le projet à la ville de Grandson. Ce dernier précise dans la préface du texte publié la constitution d’un comité d’organisation constitué en 1895, soit deux ans avant les représentations, « afin d’étudier la proposition que nous venions de faire d’écrire un drame sur les guerres de Bourgogne », détaillant ensuite le processus de création de la pièce qui reçut à nouveau la « sympathie » des habitants. [16].
Évènements dépassant largement le cadre local, les créations de Ribaux ont connu un rayonnement à l’échelle du canton de Vaud, si ce n’est de la Romandie. Des documents publiés autour de la pièce La Reine Berthe permettent de se faire une idée plus précise des représentations et de leur organisation : un album de photographies publié par l’éditeur Dupertuis à Payerne immortalise décors et acteurs, tout en nous renseignant sur le fonctionnement des représentations.[17] La couverture de l’ouvrage insiste déjà sur l’implication d’acteurs locaux, précisant qu’il s’agit d’un spectacle « [r]eprésenté à Payerne par la population et sous les auspices d’un comité de cette ville ». Les deux dernières planches de la plaquette montrent par ailleurs les différents comités, posant devant les décors en arrière-fond ; au comité principal chargé de l’organisation s’ajoutent six « sous-comités » (décors, constructions, gendarmerie et pompiers, finances, presse et police) [Fig. 4 et 5]. Les deux représentations de Julia Alpinula en 1893 et 1894 sont, elles aussi, bien documentées. Les archives communales d’Avenches en conservent un album de photographies. Aux portraits individuels des principaux acteurs [Fig. 6 et 7] s’ajoutent des tableaux d’ensemble des différentes scènes. Ces derniers donnent une bonne idée de l’ampleur et de la qualité des décors et des costumes, ainsi que du nombre des figurants [Fig. 8 et 9].
Les quatre pièces « nationales » de Ribaux ont justement la particularité d’être portées sur scène par des acteurs exclusivement amateurs, le plus souvent recrutés parmi la population locale. Dans le cas de Julia Alpinula, plusieurs d’entre eux endossent d’ailleurs des rôles qui rejoignent, de manière cocasse, leur vie quotidienne : le percepteur des impôts, Diomède, est incarné par le préposé aux poursuites d’Avenches, alors que le personnage de Felix, un chrétien nazaréen qui convertit miraculeusement un Romain en visite chez les Helvètes est porté par un étudiant en théologie[18]. Au-delà des acteurs endossant les rôles principaux, les quatre drames historiques de Ribaux mobilisent chacun plusieurs centaines de figurants : deux cents pour Julia et Divico ; trois cents pour Berthe et pour Charles le Téméraire [19].
Les représentations sont par ailleurs systématiquement ancrées dans un lieu auquel l’action des pièces se trouve directement liée. La scène et ses décors sont en quelque sorte prolongés par le lieu, bien réel, où est jouée la pièce : l’amphithéâtre, vestige le plus marquant de l’Avenches romaine pour Julia Alpinula ; la ville de Payerne et son abbatiale médiévale évoquant le règne de la mythique Reine Berthe (la légende voulant que cette dernière soit enterrée dans l’abbatiale) ; le château de Grandson, à proximité duquel s’est déroulé une bataille décisive des Confédérés contre Charles-le-Téméraire.
Évènements dépassant largement le cadre local, les créations de Ribaux ont connu un rayonnement à l’échelle du canton de Vaud, si ce n’est de la Romandie. Des documents publiés autour de la pièce La Reine Berthe permettent de se faire une idée plus précise des représentations et de leur organisation : un album de photographies publié par l’éditeur Dupertuis à Payerne immortalise décors et acteurs, tout en nous renseignant sur le fonctionnement des représentations.[20] La couverture de l’ouvrage insiste déjà sur l’implication d’acteurs locaux, précisant qu’il s’agit d’un spectacle « [r]eprésenté à Payerne par la population et sous les auspices d’un comité de cette ville ». Les deux dernières planches de la plaquette montrent par ailleurs les différents comités, posant devant les décors en arrière-fond ; au comité principal chargé de l’organisation s’ajoutent six « sous-comités » (décors, constructions, gendarmerie et pompiers, finances, presse et police) [Fig. 4 et 5]. Les deux représentations de Julia Alpinula en 1893 et 1894 sont, elles aussi, bien documentées. Les archives communales d’Avenches en conservent un album de photographies. Aux portraits individuels des principaux acteurs [Fig. 6 et 7] s’ajoutent des tableaux d’ensemble des différentes scènes. Ces derniers donnent une bonne idée de l’ampleur et de la qualité des décors et des costumes, ainsi que du nombre des figurants [Fig. 8 et 9].
Les quatre pièces « nationales » de Ribaux ont justement la particularité d’être portées sur scène par des acteurs exclusivement amateurs, le plus souvent recrutés parmi la population locale. Dans le cas de Julia Alpinula, plusieurs d’entre eux endossent d’ailleurs des rôles qui rejoignent, de manière cocasse, leur vie quotidienne : le percepteur des impôts, Diomède, est incarné par le préposé aux poursuites d’Avenches, alors que le personnage de Felix, un chrétien nazaréen qui convertit miraculeusement un Romain en visite chez les Helvètes est porté par un étudiant en théologie[21]. Au-delà des acteurs endossant les rôles principaux, les quatre drames historiques de Ribaux mobilisent chacun plusieurs centaines de figurants : deux cents pour Julia et Divico ; trois cents pour Berthe et pour Charles le Téméraire [22].
Les représentations sont par ailleurs systématiquement ancrées dans un lieu auquel l’action des pièces se trouve directement liée. La scène et ses décors sont en quelque sorte prolongés par le lieu, bien réel, où est jouée la pièce : l’amphithéâtre, vestige le plus marquant de l’Avenches romaine pour Julia Alpinula ; la ville de Payerne et son abbatiale médiévale évoquant le règne de la mythique Reine Berthe (la légende voulant que cette dernière soit enterrée dans l’abbatiale) ; le château de Grandson, à proximité duquel s’est déroulé une bataille décisive des Confédérés contre Charles-le-Téméraire.
Populaires à plusieurs titres, les pièces le sont tant du point de vue des acteurs que du choix de l’intrigue qui porte, comme on l’a relevé précédemment, sur des épisodes de l’histoire locale volontiers entremêlés d’éléments mythiques rapprochant à nouveau les pièces de Ribaux du Festspiel. Néanmoins, ils s’en distinguent par la volonté du dramaturge de donner à ses créations une intrigue, plutôt qu’une série de tableaux successifs ; d’en faire de véritables pièces de théâtre, en somme. C’est surtout le cas pour Julia Alpinula et Divico. La Reine Berthe et Charles-le-Téméraire sont quant à eux plutôt construits comme un enchaînement de tableaux, suivant toutefois le déroulement logique d’une intrigue. Autre différence majeure : la place peu importante donnée à la musique. Le Festspiel se caractérise en effet par son recours constant à la danse, à la musique et au chant[23]. Ces derniers ne sont pas totalement absents des pièces de Ribaux, mais n’apparaissent que très ponctuellement, servant seulement d’intermèdes entre deux scènes [Fig. 10 et 11].
Des entreprises lucratives
Les pièces du « théâtre national » de Ribaux ont assurément dû constituer des évènements importants dans la région, s’approchant à ce titre de différentes manifestations populaires. À leur caractère rassembleur pour les communautés impliquées et leur composante festive s’ajoute un volet plus concrètement littéraire. Contrairement à d’autres spectacles populaires, Ribaux mise avant tout sur le texte, lequel se révèle long et dense, au point de constituer sans doute le point faible de ses créations.
Ces entreprises n’en sont pas moins exemptes d’autres motifs, notamment économiques, et Ribaux a sans doute tiré parti du succès des pièces. De nombreuses annonces accompagnant les articles consacrés aux différentes représentations signalent au passage la publication de leurs textes, dont on sait qu’un nombre important a été écoulé. Plusieurs journaux donnent un écho du succès financier qu’a constitué Julia Alpinula, laissant penser que les pièces de Ribaux ont aussi dû être des entreprises lucratives, dont certaines ont pu générer des bénéfices loin d’être négligeables :
Julia Alpinula – On évalue à 10’000 fr. la recette totale des représentations de samedi et dimanche derniers. On a vendu 2000 exemplaires du texte du drame qui vient de paraître, aux prix de 1fr. 50, chez M. H. Mignot, éditeur à Lausanne. Vu le succès obtenu et cédant à de nombreuses demandes, le comité a décidé d’organiser, outre la représentation de samedi prochain exclusivement réservée aux écoles (tous les billets à 1 fr.), une représentation populaire à prix réduit, pour le lendemain, dimanche 17 juin. Ce jour-là, les places réservées à 20 francs ne coûteront que 3 francs, les autres places de l’arène 2 fr. et toutes les autres places assises des gradins, 1 fr.
Journal de Vevey, 14 juin 1894. Voir aussi « Derniers échos de « Julia Alpinula » », in La Revue, Organe du parti démocratique et fédéraliste vaudois, Lausanne, no du 30 juin 1894.
Pour les deux pièces dont nous avons consulté le traitement par la presse vaudoise, à savoir les représentations de Julia Alpinula sur deux années consécutives, ainsi que La Reine Berthe, le succès semble avoir été au rendez-vous. En 1894, la Feuille d’Avis de Neuchâtel estimait par exemple entre 4’000 et 5’000 le nombre de spectateurs ayant assisté à une des représentations de Julia Alpinula.
Feuille d’Avis de Neuchâtel, 13 juin 1894.
Réception
Le traitement des pièces de Ribaux dans la presse vaudoise dresse leur portrait en creux. À l’aune de la notice de Virgile Rossel citée plus haut, on constate un décalage entre le succès populaire de ses pièces et leur réception critique auprès d’acteurs légitimes du champ littéraire romand[24].
Les journaux vaudois de l’époque montrent que la pièce fut très largement couverte par la presse locale. La plupart des quotidiens consacrent en effet un ou plusieurs articles aux diverses représentations de Julia Alpinula, surtout, mais aussi Charles-le-Téméraire et La Reine Berthe. Sur l’ensemble des articles consultés, la grande majorité émet des avis généralement positifs. Toujours dans le cas de Julia Alpinula, on loue avant tout le courage de l’entreprise conjointe de Ribaux et de la Société de développement et son succès populaire. À l’issue de la seconde représentation de cette pièce, donnée à Avenches en 1894, Le Nouvelliste Vaudois, révèle que les organisateurs ont justement misé sur la presse pour obtenir une visibilité et une publicité maximale :
En gens intelligents qui comprennent l’art de la réclame et savent utiliser la puissance de la presse, les organisateurs des représentations de Julia Alpinula avaient fait, à ce point de vue aussi, très grandement les choses. Parmi les journaux invités aux représentations de samedi et dimanche, de Julia Alpinula, se trouvaient représentés : de Lausanne : Le Nouvelliste, la Gazette, la Revue, la Tribune, la Feuille d’Avis, l’Estafette, le Courrier suisse, le Grütli, la Famille ; de Genève : le Journal, le Genevois, la Tribune, la Semaine littéraire ; de Vevey : La feuille d’Avis, le Journal ; de Montreux : le Journal des étrangers ; de Neuchâtel : la Feuille d’Avis, le National Suisse, le Messager du vignoble ; de Fribourg : la Liberté, le Murtenbiet, le Journal, l’Union ; de Zurich : la Nouvelle Gazette ; d’Yverdon, le Journal et le Peuple ; d’Orbe, le Journal ; de Bâle : la National Zeitung ; du Pays-d’Enhaut, le Journal ; de Payerne, le Journal et le Démocrate ; de Chàteau-d’Œx : le Progrès ; de Ste-Croix, la Feuille d’Avis.[25]
La situation se répète quelques années plus tard lors des représentations de La Reine Berthe à Payerne. Le 5 juin 1899, lors de la première, La Revue consacre un article qui laisse entrevoir le succès de la représentation, mais aussi les maladresses d’une entreprise portée par des amateurs. Ralliant héroïquement la capitale broyarde depuis Lausanne à bicyclette, le reporter, victime d’une crevaison à quelques kilomètres de l’arrivée, envoie son compagnon en éclaireur réserver une table dans une auberge « car les hôtels seront pris d’assaut à l’heure du dîner »[26]. Des trains spéciaux sont affrétés depuis les principaux chefs-lieux de Suisse romande afin d’acheminer les spectateurs venus en nombre. Pendant la représentation, certains s’inquiètent d’ailleurs pour le retour, car l’heure tourne : vers 19 heures, et « en dépit de la diligence du metteur en scène », après cinq heures d’un spectacle qui n’est pas encore terminé, des spectateurs en viennent à craindre de rater le dernier train de retour. Rassurant, le régisseur « les retient en annonçant que le départ du train spécial Payerne-Yverdon sera retardé d’une demi-heure et que pour accélérer la représentation on supprimera, pour aujourd’hui, le 11e tableau. » Comme l’évoquait Le Nouvelliste dans le cas de Julia Alpinula, le comité d’organisation du spectacle de La Reine Berthe semble aussi avoir ménagé les relations avec la presse. C’est en tout cas ce que suggère les derniers mots du rédacteur de La Revue, qui termine son article en ces termes : « les représentants des journaux, en particulier, se souviendront des attentions qu’a eues pour eux le comité de presse que préside M. Comte, receveur. »[27]
Conclusion
La figure de Ribaux, dont on ne peut saisir, pour l’heure, que les contours, ne subsiste que dans quelques lignes d’anthologies ou de dictionnaires, le temps s’étant montré impitoyable envers ses œuvres. Il n’empêche que ses pièces et son ambition de constituer un « théâtre national » illustre une facette de la création littéraire et théâtrale au tournant du XIXe siècle et entre en résonnance avec les préoccupations des contemporains à la recherche de récits historiques et fédérateurs[28]. Ses créations pourraient aussi être mises en relation avec des œuvres d’art de l’époque, autre volet de la construction de l’imaginaire national. On pense notamment à La Fuite de Charles-le-Téméraire (1894-5) d’Eugène Burnand, quasi contemporain de la pièce de Ribaux, ou du tableau de Charles Gleyre Les Romains passant sous le joug (1845), à laquelle le dramaturge fait explicitement référence dans la pièce Divico.
Une lecture croisée de ses pièces et des traces de leurs représentations avec d’autres manifestations de l’époque révèle qu’elles participent d’un mouvement plus large de quête ou de construction d’une identité nationale suisse, mais aussi régionale. Que Ribaux ait disparu et fait, dès l’origine, figure d’« outsider » jette une lumière sur les acteurs plus légitimes du champ littéraire et théâtral de l’époque, sur leurs préoccupations et leurs valeurs. Le dramaturge a toujours été relégué aux marges, condamné à l’étiquette ambiguë d’auteur populaire dont le succès relatif a sans nul doute nui à sa reconnaissance institutionnelle. La carrière de Ribaux reste ainsi dans l’ombre de celle d’autres artistes formant un réseau serré, omniprésent dans les festivités nationales de cette période : les Daniel Baud-Bovy, Gustave Doret, Jean Morax et Émile Jaques-Dalcroze. Un couplet attribué à Jaques-Dalcroze, résume à lui seul l’ironie mordante avec laquelle ils ont pu percevoir Adolphe Ribaux :
[1] Ribaux Adolphe, Julia Alpinula : Drame en cinq actes et huit tableaux, en prose. Lausanne : H. Mignot, Paris : Grassart, 1894 ; Charles le Téméraire : Drame en 9 tableaux, en prose. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1897 ; La Reine Berthe : Pièce en 12 tableaux, en prose, avec prologue et épilogue en vers. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1899 ; Divico : Drame en cinq actes en prose. Neuchâtel : A. G. Berthoud, Paris : Fischbacher, 1908.
[2] Borel Pierre-Arnold, Borel Jacqueline, Monographie et généalogies d’Adolphe Ribaux, homme de lettres ; communier de Bevaix (Neuchâtel). Société suisse d’études généalogiques 1988.
[3] La Revue, op. cit.
[4] Borel Pierre-Arnold, Borel Jacqueline, op. cit.
[5] « Adolphe Ribaux », in Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Alphonse Lemerre, éditeur, 1888. Disponible sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Anthologie_des_poètes_français_du_XIXème_siècle/Adolphe_Ribaux
[6] Maggetti Daniel, « Adolphe Ribaux », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS). Hauterive : G. Attinger, 2002-2014. http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16001.php, consulté le 25.02.19.
[7] Des textes d’Adolphe Ribaux y paraissent notamment en 1901 et entre 1904-1908.
[8] La presse appose régulièrement le qualificatif « théâtre national » aux créations de Ribaux. Un article du Nouvelliste Vaudois (samedi 30 sept. 1893), en donne justement un écho plus approfondi et permet aussi de comprendre la réception de ce terme dans le contexte de l’époque.
[9] Voir, à propos de la légende de Julia Alpinula, le décryptage qu’en donne Daniel Maggetti dans Julia Alpinula à la trace, Lausanne, Éditions Zoé, 2005.
[10] Kaenel Philippe, « Le mythe de la reine Berthe au XIXe siècle en Suisse romande », in Nos monuments d’art et d’histoire : bulletin destiné aux membres de la Société d’Histoire de l’Art en Suisse, no 33, 1982.
[11] Preuve de cette composante quasi pédagogique, des représentations réservées aux écoles ont notamment été organisées, ainsi que le précise par exemple la Feuille d’Avis de Lausanne dans son édition du 1er juin 1894.
[12] Voir à ce propos Budry Paul, Bovet Joseph, Bundi Gian, La Suisse qui chante : Histoire illustrée de la chanson populaire, du chant choral et du Festspiel en Suisse. Lausanne : R. Freudweiler-Spiro, 1932. Un article de la Feuille d’Avis de Neuchâtel (13 juin 1894) mentionne la proximité entre un spectacle de Ribaux et le Festspiel, sous l’angle du divertissement populaire.
[13] Ribaux Adolphe, Julia Alpinula, pp. 3-4, ainsi que p. 8-9 : « Loin de nous, certes, la pensée de dénigrer les Festspiele. C’est un genre littéraire aussi acceptable que d’autres, et nous en reconnaissons les mérites le plus volontiers du monde, à condition qu’on ne nie pas ceux des œuvres composées […]. Tout au moins nous concédera-ton que ceci demande autrement d’imagination et d’ingéniosité qu’une suite de tableaux sans unité – pour ne point parler du tour de main spécial au théâtre, dont un Festspiel peut plus aisément se passer. ».
[14] Voir à ce propos les préfaces de Julia Alpinula et de Charles-le-Téméraire où Ribaux évoque ce processus.
[15] Op. cit., pp. 1-3.
[16] Ribaux Adolphe, Charles le Téméraire : Drame en 9 tableaux, en prose. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1897, p. 33.
[17] La Reine Berthe : Pièce en 12 tableaux, par Adolphe Ribaux : Souvenir des représentations de juin 1899 à Payerne. Payerne : L. Dupertuis, 1899.
[18] « Chronique Vaudoise – Julia Alpinula », in Feuille d’Avis de Vevey, no du 11 juin 1894. Les légendes des photographies des représentations conservées par la commune d’Avenches précisent par ailleurs la fonction « civile » des différents acteurs.
[19] Leur nombre est signalé dans la distribution des pièces. Voir à ce propos leurs éditions en bibliographie.
[20] Budry Paul, Bovet Joseph, Bundi Gian, op. cit., passim.
[21] Rossel note par ailleurs au passage que« MM. V. Tissot et S. Cornut [n’ont] pas cru devoir accorder même un bout de page à M. Ribaux dans leur récente édition de morceaux choisis des Prosateurs de la Suisse romande. », signalant bien sa position visiblement la périphérie du champ littéraire romand et son absence de légitimité.
[22] « Julia Alpinula », in Le Nouvelliste, Journal libéral-démocratique, Lausanne, no du 14 juin 1894.
[23] « La première de La Reine Berthe », in La Revue, Organe du parti démocratique et fédéraliste vaudois, Lausanne n°129, lundi 5 juin 1899.
[24] Un article du Journal de Vevey et Vevey-Montreux (le 10 juin 1899) souligne lui aussi l’amabilité des membres du comité d’organisation envers la presse.
[25] Voir à ce propos l’article du Nouvelliste Vaudois, samedi 30 sept. 1893. Article intitulé « Théâtre national ».