TELL DE RENÉ MORAX

TELL de René Morax : La nationalisation d’un héros

Par Beyithan Yurtseven

« Il n’est pas de mythe plus connu que celui de Tell. Le symbole d’une idée est en même temps celui d’une nation. La Suisse qui le créa en a fait son plus beau titre de gloire.»

René MORAX, Tell, Lausanne, Cahier Vaudois, 1914. [1]

À l’arrière-plan de la photographie officielle du Conseil fédéral pour l’année 2019, on discerne les silhouettes du Cervin, d’un caquelon à fondue, d’un cor des Alpes, du Palais fédéral, de la croix suisse, d’un pont, d’un réveil-matin, d’une paire de skis, d’une vache à cornes et d’un couteau multilames. À cet ensemble de symboles helvétiques, il ne semble manquer que Guillaume Tell. Depuis le XVIe siècle, son histoire n’a cessé d’être considérée comme l’un des mythes fondateurs du pays, à l’égal de celle des trois Suisses du pacte de 1291 et du serment du Grütli de 1307. La figure de Guillaume Tell, arbalète sur l’épaule, demeure ancrée dans la conscience collective des Suisses comme l’incarnation de la résistance. À la veille de la Première Guerre mondiale, rien d’étonnant à ce que cette image ait connu un regain d’actualité. Le portrait du héros national figurait sur le billet de 5 francs mis en circulation par la BNS en 1914 – un billet qui connut une longévité exceptionnelle.

En mai de cette année 1914, René Morax, fondateur du Théâtre du Jorat, présente à Mézières, une pièce intitulée sobrement Tell. À l’heure où le dramaturge vaudois préparait sa mise en scène, les nationalismes atteignaient en Europe leur paroxysme. Les quatre actes de Tell étaient destinés, sinon exalter, du moins à entretenir en Suisse un sentiment national particulièrement vital. Aucune figure n’aurait pu être davantage unificatrice que celle de Guillaume Tell au moment où, accentué par les prémices de la Première Guerre mondiale, le fossé s’élargissait entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. L’atmosphère politique de l’époque a joué un rôle de catalyseur, bien que le dramaturge vaudois eût commencé à travailler sur ce drame avec son ami Gustave Doret [2] bien avant le déclenchement de la guerre [Fig. 1].

La question de l’identité helvétique n’était pas seulement au cœur de l’actualité politique, mais préoccupait aussi les intellectuels et les artistes. Morax, jusqu’alors coutumier des « sujets régionaux » [3], abordant un sujet national, se voit confronté à un paradoxe : comment écrire un texte dramatique sur Guillaume Tell après Schiller dont la pièce avait largement contribué à la réputation du personnage, non seulement en Suisse et en Allemagne, mais dans le monde entier ? Rappelons en effet que le succès de la pièce de Schiller, jouée pour la première fois dans le Théâtre de Weimar en 1804, fut immédiat. Morax a rendu un très bel hommage à ce qu’il tient pour un chef-d’œuvre en lui consacrant un sonnet qui renvoie sans doute à un monument (Schillerstein) dédié à Schiller [4]. Morax reconnaît que Guillaume Tell est devenu universellement célèbre grâce à Schiller, mais c’est justement cette universalité qu’il remet en question en cherchant à retrouver, dans le personnage, « un héros suisse ». La postface de Sylvain Fort à l’édition française de Guillaume Tell souligne quelques aspects de la pièce de Schiller qui vont rendre possible cette opération :

Affiche de la pièce Tell, 1914, Théâtre du Jorat à Mézières.
Fig. 1 : Affiche de la pièce Tell, 1914, Théâtre du Jorat à Mézières.

Tell est simple et sage. Mieux, il est gnomique. Il s’exprime de manière lapidaire et définitive. Il parle par proverbes ou par sentences. […] Le plus souvent, il ne parle pas. D’ailleurs, il est généralement absent. La plus grande partie de la pièce se déroule sans lui. Ses interventions sont des coups d’éclat qui ont des résonances historiques, mais qui ne président pas directement à l’évolution dramatique de la pièce. Très symboliquement, Tell n’est pas au Rütli.

Friedrich SCHILLER, Guillaume Tell [5]

Le Tell schillérien, en effet, aussi étrange que cela puisse paraître, n’est pas situé au centre du drame, bien qu’il en demeure indiscutablement le héros. De surcroît, il est fort sage pour un « Tell » (étymologiquement, un fou [6]).

Un Tell authentique 

Dans la préface de Tell, qui explicite ses motivations et ses intentions, Morax salue d’autres prédécesseurs avant de préciser ses intentions :

Goethe, le premier, reconnut au retour d’Italie la grandeur de ce thème poétique, dégagé de l’histoire. Il projette une épopée sur Tell, le contrebandier athlétique qui rapporte à son pays la liberté des républiques italiennes. Goethe n’accomplit point ce dessein et laissa à Schiller l’honneur de le réaliser avec le bonheur que l’on sait. Le poète de Wilhelm Tell, dans ce drame généreux, où la Suisse s’est reconnue, arrêta les grands traits de la légende et de ses personnages. Il eut pour guide le récit détaillé de Jean de Müller, le dernier et le plus ingénieux des chroniqueurs suisses. Après le génie allemand, le génie italien de Rossini devait accommoder à la mode romantique un Guillaume Tell à pourpoint et à fioritures.

René MORAX, Tell, 1914 [7]

Si Morax mentionne Rossini, ce n’est pas seulement pour rendre hommage au compositeur, mais pour rappeler que sa première intention était de réaliser une œuvre lyrique avec Doret. Le projet d’opéra fut rapidement abandonné en faveur d’un drame avec chœur, à l’instar du théâtre antique. Avant de revenir sur cette modification, soulignons deux points importants dans le passage cité : d’abord, la légende de Guillaume Tell est qualifiée de sujet poétique et c’est à ce titre qu’elle attira Goethe puis Schiller. Morax met donc l’accent sur la motivation artistique des écrivains allemands bien davantage que la portée politique du sujet ; ensuite, Morax rappelle que Schiller s’est inspiré de l’Histoire de la Confédération suisse de Jean de Müller, ouvrage qui l’influence dans la mise en évidence de deux événements majeurs : le pacte du 1er août 1291 et le serment du Grütli de 1307.

La genèse de Tell

Morax, à la recherche de sources les plus anciennes, va consulter le Livre blanc de Sarnen ; celui-ci correspond au témoignage le plus ancien des événements concernant Guillaume Tell [8]. Écrit dans les années 1470, cette chronique était tombée dans l’oubli jusqu’à ce qu’elle remontât à la surface dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’existence du Livre blanc de Sarnen ne fut très probablement jamais connue de Schiller et lorsque la chronique reparut, elle bénéficia de la gloire que lui-même avait redonné au personnage. On peut donc affirmer que le livre de Sarnen – qui narre la conjuration des trois Suisses au Grütli, l’affaire des châteaux et les aventures de Tell – n’a pas n’a pas été à l’origine du succès de la légende. C’est pourquoi il est si précieux pour Morax. Le dramaturge vaudois mentionne également parmi ses sources anciennes plusieurs récits – historiques, populaires ou littéraires – qui relatent les épisodes qui seront retenus au fil des siècles (le refus de saluer le chapeau du bailli, le tir sur la pomme et l’assassinat de Gessler) et qui inscriront le rebelle uranais dans la mémoire collective.

Chapelle de Tell, 1879, Édifice, Sisikon, (Photo tirée de l’Office national du Suisse tourisme).
Fig. 2 : Chapelle de Tell, 1879, Édifice, Sisikon.
Chapelle de Tell (architecte: Georges Epitaux ), 1915, Édifice, Lausanne. (Photo tirée du site notrehistoire.ch).
Fig. 4: Chapelle de Tell (architecte: Georges Epitaux ), 1915, Édifice, Lausanne.

Morax n’oublie pas de mettre également l’accent sur l’aspect religieux de la légende, lequel était dominant au XVIe siècle : « Tell devient une sorte de saint et patron local. [9] » souligne-t-il dans sa préface. On peut effectivement noter que, dès la fin du XIVe siècle, un processus de quasi-canonisation de Guillaume Tell est amorcé [Fig. 2, 3 et 4]. La première chapelle de Tell fut bâtie en 1388 à la Tellsplatte (« dalle de Tell ») sur les bords du lac des Quatre-Cantons. Dégradé par le temps, l’édifice a été reconstruit au XIXe siècle. Actuellement, il existe en Suisse plusieurs chapelles dédiées à Tell, dont l’une, érigée en 1915, se trouve au cœur de la capitale vaudoise. Il est intéressant de noter qu’elle a été financée par un legs de Daniel Iffla [10], célèbre mécène français d’origine juive, à la Ville de Lausanne.

Ernst Stückelberg, Saut de Tell hors de la barque de Gessler, 1879, Fresque, Sisikon. (Photo tirée l’Office national du Suisse tourisme).
Fig. 3 : Ernst Stückelberg, Saut de Tell hors de la barque de Gessler, 1879, Fresque, Sisikon.

Le fil de sa réflexion, à la fois historique et littéraire, porte Morax à s’indigner contre l’esprit du siècle des Lumières : « L’esprit critique du dix-huitième siècle a mis en doute la longue tradition populaire. En lui refusant l’authenticité de l’anecdote, la science a dégagé la vérité humaine et éternelle de l’acte symbolique [11] ». Certains historiens et philosophes du Siècle des Lumières avaient en effet interrogé la véracité de l’histoire de Tell. Morax pense manifestement à Voltaire qui avait mis en doute l’existence de Tell. Le héros, jusqu’alors intouchable, est peu à peu envisagé comme une figure légendaire. Un opuscule de 1760, écrit par Uriel Freudenberger, irrita fort les habitants de la Suisse centrale en démontrant les ressemblances entre Guillaume Tell et nombre de héros nordiques et anglais. 

De façon ingénieuse, Morax met en balance les documents historiques garantissant l’existence de Tell avec les légendes transmises par la littérature et la musique populaire pour conclure, qu’en fin de compte, personne ne peut assurément savoir si Tell est un personnage historique ou un mythe. À ses yeux, la question n’a pas de sens. Il pose alors cette question rhétorique : « L’existence réelle des héros de l’Iliade et de Roland est-elle nécessaire pour justifier leur rôle dans l’histoire de l’humanité ? [12] ». Pour Morax, que Guillaume Tell ait véritablement existé ou non, cela ne change rien à l’évidence et à l’importance de sa contribution à l’identité nationale de la Suisse.

Tell de Morax vs Guillaume Tell de Schiller

Delphine Vincent a bien mis en évidence les différences importantes entre les œuvres de Schiller et de Morax, en particulier en termes de succession des scènes [13]. Rappelons cependant que les deux drames rassemblent les éléments les plus connus du mythe sur une base à la fois commune et distincte : les ouvertures des deux pièces en témoignent. Celle de Schiller commence dans un paysage harmonieux et lumineux, et il est significatif que le poète allemand ait choisi comme décor le bord du lac des Quatre-Cantons ; à l’inverse, Morax a opté pour les hauteurs alpestres, aspirant visiblement à imposer un Tell robuste et vigoureux. Morax accorde en effet une importance capitale à l’aspect physique du héros [14] :

Nous avions essayé de revenir à la figure authentique de Tell, c’est-à-dire celle d’un homme jeune. On nous présente toujours un bourgeois barbu, un peu solennel et un peu doctoral, tandis que nous voulions voir en lui le chasseur de chamois, un montagnard, mais pas nécessairement avec une grande barbe et des airs de bon père de famille.

Le Théâtre du Jorat et René Morax, cité par Delphine VINCENT [15]

C’est ainsi qu’il veut distinguer son Tell « montagnard » et « authentique » du Tell bourgeois et assagi du dramaturge allemand. Dans le texte de Schiller, l’entrée du personnage est loin d’être spectaculaire, au contraire le Tell de Morax est appelé par le chœur qui entonne un chant patriotique, établissant un pont entre le passé et le présent, entre le peuple d’hier et d’aujourd’hui. Pour autant, les fils de l’intrigue restent les mêmes : il s’agit de mettre d’emblée l’accent sur la cruauté et l’arrogance des occupants autrichiens. Chez Schiller, Baumgarten, poursuivi par les hommes du bailli qu’il a tué à Rossberg, vient chercher de l’aide auprès des habitants du canton voisin. Ceux-ci comprennent le meurtre, car le bailli s’était glissé chez Baumgarten pour séduire sa femme pendant son absence [Fig. 5] :

WERNI

Vous avez bien fait, nul ne vous blâmera.

KUONI

Le bourreau ! Il a son compte, maintenant ! Depuis longtemps, ils lui devaient ça, les gens d’Unterwalden [16].

Ferdinand Hodler, Guillaume Tell, 1897, Huile sur toile, Kunstmuseum Solothurn.
Fig. 5 : Ferdinand Hodler, Guillaume Tell, 1897, Huile sur toile.

Dans les deux pièces, Tell prend l’initiative et soutient celui qui a besoin d’aide. Le canevas du récit traditionnel ne change pas : Gessler, le bailli impérial, fait suspendre un chapeau à un mât planté sur la place du marché à Altdorf et ordonne à tous les passants de le saluer. Guillaume Tell refuse de le faire. Arrêté sur-le-champ, l’arbalétrier doit subir, pour s’amender, une difficile épreuve : transpercer d’une flèche une pomme posée sur la tête de son propre fils. Le pari gagné, Tell est libéré. Gessler, qui a remarqué que Tell avait préparé une seconde flèche, lui en demande la raison. Ayant d’abord hésité, Tell finit par avouer que s’il avait tué son fils, la seconde flèche était destinée à Gessler. À la suite de cette réponse – formulée comme suit pour la première fois dans un chant intitulé Tellenlied :« Si j’avais atteint mon enfant, je vous le dis, seigneur bailli, j’avais décidé de vous transpercer après lui » [17] –, le bailli, rompant sa promesse, fait arrêter Tell et décide de le conduire dans une prison près de Küssnacht. Pendant la traversée du le lac des Quatre-Cantons, une tempête se déchaîne. Tell en profite pour s’enfuir. Peu après, il tue le bailli qui a survécu à la tempête et accosté. Ce dernier épisode se trouve dans Tell de Schiller maisMorax le supprime et change significativement le récit traditionnel. Pourquoi ?

Tout porte à croire que Morax a voulu éviter l’accusation d’assassinat. Attendre le passage de Gessler en se dissimulant aux abords du Chemin Creux, c’est bien préméditer de sang-froid un meurtre. Schiller a respecté la légende et la documentation historique, quand Morax modifie le récit du Livre blanc, dans le but de construire un personnage sans reproche : Tell tue le bailli pendant de la tempête sur le lac, dans le seul but de lui échapper. Regrettant ce meurtre, non prémédité, il se rend au Grütli afin de se soumettre au jugement des Confédérés. Ceux-ci qualifieront son acte de justifiable. Le sentiment de culpabilité qu’éprouve notre héros permet aussi opportunément à Morax de transporter son personnage vers la prairie du Grütli où aura lieu la conjuration.

Une deuxième scène distingue considérablement les œuvres de Morax et de Schiller. Le Tell du poète allemand n’est pas présent au Grütli au moment où les trois Suisses, au nom de leur canton, s’unissent contre les envahisseurs. Le héros de Morax, quant à lui, participe au Serment du Grütli en 1307. En plaçant Guillaume Tell au plus près des origines de la Confédération, le dramaturge vaudois s’écarte une fois encore du Livre blanc qui ne mentionne sa présence. Pour la plupart des chroniqueurs, l’assemblage « Guillaume Tell et les Trois Suisses » ne va pas de soi.  Certains cependant identifient Tell à l’un des trois Suisses, représentant le canton d’Uri en lieu et place de Fürst [18]. Chez Morax, Guillaume Tell se trouve aux côtés des trois Suisses (représentant les trois cantons primitifs), image fédératrice, placée en quelque sorte au-dessus des trois Confédérés. Cette image, que René Morax souhaite voir enracinée dans l’imaginaire national, se trouvera confrontée, deux ans plus tard, à celle d’un autre dramaturge vaudois.

Guillaume le Fou de Fernand Chavannes 

Fernand Chavannes est né en 1868 à Lausanne. Enseignant, il commence tardivement à écrire des poèmes et des pièces de théâtre. Dans sa carrière littéraire, surtout en tant que dramaturge, l’année de 1916 fut une année exceptionnelle car il présenta coup sur coup deux pièces qui allaient rester les plus connues du grand public. La première, Le Mystère d’Abraham, jouée au Temple de Pully, est la réécriture de l’une des plus anciennes pièces du théâtre religieux protestant (Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze). La deuxième, celle qui nous intéresse, est intitulée Guillaume le Fou et a été montée à la Comédie de Genève. « Le fou » renvoie à la signification primitive de « Tell » en langue germanique : le Tell de Chavannes n’est ni sage (Schiller), ni dévoué envers sa communauté (Morax). Le mot « fou » était apparu dans la bouche du Tell de Morax, pour être immédiatement désamorcé :

TELL

Tell, de Bürglen, près d’Altdorf

ERNI

Tell ?

TELL

Oui, Tell, le fou.

Ils m’ont donné ce nom chez moi.

Les gens du bas méprisent le chasseur.

Il ne laboure pas, ni ne moissonne [19].

Le héros de Morax, de fait, n’est jamais tenu pour fou par les Confédérés. À l’inverse, le Tell de Chavannes est clairement considéré comme un marginal par les siens, dans la mesure où il s’agit d’un homme libre, mû par ses seules convictions, caractérisé par ses éclats de rire et qui finira par être exclu de la communauté. Quoi qu’il en soit, en pleine Première Guerre mondiale, le choix consistant à mettre en scène un héros national présenté comme un fou solitaire était provocateur.

Le rideau se lève alors qu’une une bonne partie de la distribution se trouve déjà sur scène. Les personnages, assemblés devant un chalet d’alpage, parlent de la politique menée par les baillis autrichiens. Le décor est à peu près identique à celui du premier acte de Morax. Les hommes de la vallée d’Uri, même s’ils ne sont pas d’accord entre eux sur certains points, dénoncent une situation qui les prive de liberté. Le vieux Gautier, beau-père de Tell, prône la modération et met, pour ainsi dire, de l’eau dans son vin. Arrive Arnaud, un habitant d’un autre canton, qui fuit les hommes du bailli. Arnaud – Erni chez Morax – a frappé le valet du bailli qui prétendait, au nom de son maître, prendre deux bœufs qui appartenaient à son père. Cette histoire se trouve également dans Tell de Morax, non pas racontée par un personnage, mais se déroulant sur scène en présence de Guillaume. L’épisode figure dans le Livre Blanc, on peut donc en déduire que Chavannes s’en est lui aussi inspiré. Il est à noter qu’à son arrivée, Arnaud en appelle à l’alliance conclue entre Uri, Schwytz et Unterwald. Toutefois, malgré le pacte qui promet une mutuelle assistance, les hommes d’Uri ne sont pas enthousiastes à répondre à la demande d’asile :

Le vieux Gautier – Tu es dans ton tort devant la loi ; ça c’est sûr, simplement, ici ! Et d’ailleurs nous ne te connaissons pas ; il y en a tant de cette espèce à présent par chez nous.

Arnaud – Aide ! aide et asile !

Les hommes, qui ont reculé devant lui. – Ne nous demande pas ça ; ne nous demande pas de te recevoir chez nous, après ce que tu as fait.

– On voudrait peut-être bien, mais le risque est trop grand, tu dois bien le comprendre.

– On n’ose pas seulement pour soi. À la fin on se fait peur, c’est vrai, comme on est mené à présent.

– On n’ose plus souffler, on n’ose plus bouger ; on est là comme des moutons épouvantés quand il plane l’aigle au-dessus d’eux.[20]

Chez Chavannes, les Alliés sont loin de la révolte même s’ils se plaignent des abus de pouvoir des représentants de l’empereur. Ils se sont habitués à leur état de semi-esclavage. Arnaud, qui est inutilement tombé à genoux, est relevé par Guillaume qui revient de la chasse. Ayant appris ce qui lui est arrivé, il tient un langage tout différent de celui des siens :

Guillaume, le saisissant par les épaules et criant. – Venge-toi, frère, venge-toi ! Est-ce que tu n’entends pas une voix qui crie dedans ? C’est celle-là qu’il faut écouter qui te dit : venge-toi ! parce que c’est toujours celle-là qu’il faut écouter.[21]

Les autres personnages sont indignés par ces mots peu raisonnables, mots de la liberté que les Confédérés refusent d’entendre. Un autre personnage apparaît : c’est l’homme d’Alzelle – du canton d’Unterwald – qui cherche lui aussi refuge, car il a tué le bailli suite à l’outrage qu’il avait fait à sa femme. Comme Arnaud, l’homme d’Alzelle est repoussé. Non seulement les Confédérés ne sont pas courageux, mais ils ne respectent pas leur parole.

Un élément supplémentaire singularise la pièce de Chavannes : tous les épisodes qui ont bâti la légende de Tell sont racontés par d’autres personnages, comme s’ils n’étaient pas dignes d’être représentés sur scène. Ce n’est pas que Chavannes les remplacent par d’autres. L’important pour lui, c’est de montrer les relations que les Suisses entretiennent entre eux. L’acte II se déroule chez le vieux Gautier, où se trouvent les personnages principaux – la femme et le fils de Tell, Garnier et Arnaud – à l’exception de Tell, arrêté par le bailli. Les scènes du chapeau et de la pomme sont narrées par Marie, qui vient d’apprendre ce qui est arrivé à son époux :

Marie – Alors il fallait saluer un chapeau qui était sur une perche, au milieu de la place ? Que c’est drôle ! Saluer un chapeau ! Elle rit… Et est-ce que tout le monde le saluait ?.. Tout le monde le saluait, ha ha ! Et le père aussi l’a salué ! Geste du vieux Gautier.Il n’y a que Guillaume qui n’a pas voulu !… Lui tout seul !… […][22]

Au fur et à mesure que les témoins de l’épisode prennent la parole, on comprend ce qui s’est vraiment passé. Le vieux Gautier et Garnier accusent Guillaume d’avoir commis une grave erreur. Les femmes se prononcent en faveur de Tell, mais, elles ne sont pas écoutées. Tell revient après avoir tué le bailli et ce tyrannicide choque les Suisses (qui le qualifient de crime avant même d’en écouter le récit : « Fasse Dieu que tu n’aies pas commis ce crime ![23] »). Tell, lui, ne regrette rien :

Guillaume ––, Mais lui d’abord, qu’est-ce qu’il a fait ? Voilà ce qu’il faut demander, n’est-ce pas vrai ? Qu’est-ce qu’il a fait ! Il m’a fait tirer sur la tête de mon enfant –– cette chose horrible, –– et il m’a emmené prisonnier contre sa parole, quand moi je n’avais plus de force pour me défendre ; il m’a emmené dans son bateau pour me mettre en prison dans une fosse d’où je ne serais jamais sorti ! Mais le vent s’est levé, le vent qui descend de la montagne.[24]

Guillaume raconte la suite de l’histoire de manière touchante, en poète de la liberté. Chavannes ne se soucie pas de ménager l’image de son personnage : le bailli méritait d’être assassiné et le héros a accompli son œuvre avec joie. C’est tout. Le Tell de Chavannes chante la liberté non pas seulement contre les occupants mais contre les siens. C’est un héros solitaire parce qu’il n’a pas derrière lui les membres de sa communauté. Il va plus loin encore : il allume le feu de la liberté, il déclenche la révolte des Confédérés qui la remettaient toujours au lendemain. C’est ainsi qu’il rend possible la conjuration du Grütli. Chavannes fusionne ainsi deux moments de la fondation de la Confédération en un acte unique, accompli par le même héros. Le dénouement est encore plus extraordinaire : au Grütli, Tell sera tué par les siens parce qu’il n’accepte pas de rentrer dans le rang et qu’il veut rester seul et fidèle à lui-même.

Tout au long de la lecture, on prend conscience que Guillaume le Fou est une œuvre beaucoup plus sophistiquée que le Tell de Morax. Cela n’est pas seulement une question de dramaturgie, mais aussi une question de construction des caractères : celui du héros est, sinon tout à fait énigmatique, du moins fort complexe. Chavannes écrit pour ainsi dire envers et contre toutes les conventions sur le sujet : il rompt avec la pièce de Schiller, mais surtout avec la pièce de Morax qui avait pour but de concevoir un Tell suisse, solennisé par la musique de Gustave Doret. C’est peu de dire, avec Alfred Berchtold, que : « Chavannes a plus de truculence, de lyrisme, plus de force verbale que René Morax [25] ». Il emprunte surtout un tout autre chemin en rappelant à ses compatriotes que leur tempérament politique est plus prompt à la compromission qu’à l’héroïsme.

Conclusion

Morax a voulu renouveler le portrait physique du héros en imposant un Tell jeune et vigoureux. Il n’a pas hésité à changer le récit traditionnel afin de légitimer le tyrannicide : un Suisse ne peut tuer qu’en cas de légitime défense. Enfin, il fallait que Tell soit présent au Grütli, aux côtés des fondateurs de la Confédération : avant une guerre considérée comme inévitable, le Tell de Morax se présente comme le rassembleur de la nation [Fig. 6]. Résultat de ces trois opérations majeures effectuées sur le mythe, le Tell de Morax était conçu comme une réponse helvétique au Guillaume Tell de Schiller qui avait donné à la légende et au personnage leur universalité. Guillaume le fou de Chavannes est à son tour une réponse au Tell de Morax : Guillaume le fou défend une idée de la liberté bien plus qu’un héros national rassembleur. Tell est sans doute une pièce admirablement réussie au niveau scénique et l’utilisation du chœur y est remarquable, mais il n’est pas sûr que Morax soit parvenu à créer un héros libéré de tous les clichés, une véritable médiation entre le passé et le présent de la nation. C’est bien Chavannes qui apporte quelque chose de tout à fait neuf à la légende de Guillaume Tell.

Johann Heinrich Füssli, Les trois Confédérés prêtant serment sur le Grütli, 1780, Huile sur toile, Kunsthaus Zürich.
Fig. 6 : Johann Heinrich Füssli, Les trois Confédérés prêtant serment sur le Grütli, 1780, Huile sur toile.

[1] MORAX René, Tell, Lausanne, Cahier Vaudois, 1914, p.11.

[2] Delphine Vincent fait remarquer que « ce projet est évoqué pour la première fois dès 1908 ». VINCENT Delphine (éd.), Mythologies romandes : Gustave Doret et la musique nationale. Berne, Peter Lang, 2018, p.54.

[3] Ibid.

[4] Au cœur de ce pays que tu n’as jamais vu,
Mais qui livra son rêve à ton âme sincère,
Mon peuple t’a voué ce rude autel de pierre,
Que le vent du glacier et la vague ont battu.

Ton œuvre, épanouie au grand souffle venu,
Des sommets éternels où respire la terre,
Sonne comme l’écho, dans la plaine étrangère,
Du long cri que jeta la faneuse aux pieds nus.

Ma barque dans ton ombre, en silence, a longé
L’assise colossale et noire du rocher
Qui défend le trésor de l’antique légende.



Et j’ai vu, lumineuse et paisible, émerger
La planète, qui luit comme un feu de berger
Sur ma Patrie, à qui j’apporte mon offrande.

[5] SCHILLER Friedrich, Guillaume Tell, Paris, L’Arche, 2003, p. 159.

[6] Nous reviendrons à ce sujet dans la partie consacrée à Guillaume le fou de Chavannes.

[7] MORAX René, Tell, op.cit., p.12.

[8] Pour cette chronique et d’autres anciens textes concernant Tell, voir Guillaume Tell et la Libération des Suisses, Neuchâtel, Société d’histoire de la Suisse romande, 2010, passim.

[9] MORAX René, Tell, op.cit., pp.11-12.

[10] Il a également offert à la ville de Lausanne la statue de Guillaume Tell devant le Palais de justice et la synagogue.

[11] MORAX René, Tell, op.cit., p.12.

[12] Idem

[13] Voir VINCENT Delphine (éd.), Mythologies romandes : Gustave Doret et la musique nationale, op.cit., 56.

[14] Delphine Vincent a examiné à fond cette question de l’apparence physique. Voir VINCENT Delphine (éd.), Mythologies romandes : Gustave Doret et la musique nationale, op.cit., pp. 53-55.

[15] Le Théâtre du Jorat et René Morax, cité par VINCENT Delphine (éd.), Mythologies romandes : Gustave Doret et la musique nationale, op.cit., p.54.

[16] SCHILLER Friedrich, Guillaume Tell, Paris, L’Arche, 2003 [1804], p. 17.

[17] NAEF Henri, Guillaume Tell et Les Trois Suisse, Lausanne, SPES, 1942, p. 97.

[18] Voir sur ce sujet le chapitre « À la recherche des héros » in NAEF Henri, Guillaume Tell et Les Trois Suisse, op.cit, pp. 63-75.

[19] MORAX René, Tell, op. cit., p. 39.

[20] CHAVANNES Fernand, Guillaume le fou, Lausanne, Edition des Cahiers Vaudois, 1916, p. 14.

[21] Ibid., p.17.

[22] CHAVANNES Fernand, Guillaume le fou, op.cit., p. 34.

[23] Ibid., p. 47.

[24] Ibid., p. 45.

[25] BERCHTOLD Alfred, La Suisse Romande au cap du XXe siècle, Lausanne Payot, 1963, p. 513.