LA FÊTE DE JUIN 1914

La Fête de Juin, 1914, à Genève : un spectacle patriotique hybride entre tradition et modernité

Par Jean-Rodolphe Petter

La commémoration du centenaire de l’arrivée du canton de Genève dans la Confédération suisse eut lieu dans l’ensemble de la ville en juillet 1914. Du samedi 4 au dimanche 12 juillet, le théâtre du centenaire – construit pour l’occasion – a accueilli plusieurs dizaines de milliers de spectateurs et spectatrices pour célébrer « l’arrivée des Suisses » au Port-Noir le 1er juin 1814. Les quatre actes, représentés à sept reprises, ont été mis en scène par Aloys Hugonnet [1], responsable des décors, et Firmin Gémier [2], régisseur général. Les paroles du Festspiel ont été écrites par Daniel Baud-Bovy [3] et Albert Malsch [4] et la musique composée par Émile Jaques-Dalcroze [5]. Ces trois derniers ont contribué à inscrire le Festspiel dans la tradition genevoise, marquant en beauté la fin l’âge d’or du genre à l’aube de la Première Guerre mondiale.

Il existe peu de littérature spécialisée portant sur La Fête de Juin. Encore aujourd’hui, ce sont uniquement les sources conservées aux Archives d’État de Genève (AEG) qui documentent ce spectacle patriotique. La Fête de Juin a été un événement très important non seulement pour les Genevois mais pour tous les Suisses. Sa diffusion a en effet largement dépassé les frontières du canton. La Société Générale d’Affichage à Genève a investi toutes les gares principales du pays. De plus, les Genevois et Genevoises résidant à l’étranger ont également pu participer de loin à la commémoration en faisant parvenir leurs vœux par voie postale. Dix mille affiches ont été produites à l’occasion de l’événement[6]. À cela s’ajoute l’impression du Journal officiel du Centenaire, du Livret du Centenaire et de la partition pour chant et piano de La Fête de Juin. La presse de l’époque est pourtant unanime, la qualifiant d’« œuvre admirable et audacieuse »[7].

Le théâtre du festival genevois a compté 1200 exécutants et « synthétise d’une part toutes les phases de la glorieuse histoire de Genève, depuis les époques les plus reculées jusqu’à la réunion à la Suisse ; d’autre part tous les aspects du génie infiniment variés [du] grand musicien romand [E. Jaques-Dalcroze] ». Le spectacle apparaît hybride, croisant tradition et avant-gardisme. Les décors classiques exécutés par A. Hugonnet dialoguent avec la Rythmique d’E. Jaques-Dalcroze et les dispositifs scéniques d’Adolphe Appia, chers au chorégraphe. Marie L. Bablet-Hahn relève que le scénographe genevois « n’a participé que de « loin » [à l’établissement des plans] » contrairement à ce qui est souvent affirmé. « [Adolphe Appia] n’aurait pu donner son acquiescement à ce “portique” décoratif tout à fait hors de propos »[8]. Ce jugement met en évidence les rapports entre tradition et modernité de ce spectacle qui, comme le mentionne Édouard Combe, « [s’est éloigné] du véritable esprit du Festspiel »[9].

La proposition d’organiser un Festspiel pour commémorer centenaire genevois a été lancée par le Conseil d’État le 17 mars 1910. Selon le procès-verbal de l’assemblée, « il faudra aussi une contrepartie, un festspiel, par exemple, qui pourra donner des recettes car nous aurons de très fortes dépenses »[10]. Henry Fazy (1842-1920), président du Conseil, écrit que ce spectacle patriotique « [devra] comprendre les principales phases de [l’histoire de Genève] et retracer le développement [des] libertés et [de] l’indépendance, mais il faudra que rien ne puisse blesser quiconque et qu’on y puisse voir aucune allusion pouvant porter ombrage à la population étrangère »[11]. Il s’agit bien évidemment de ménager les voisins français.

Le 14 novembre 1910 [12], un appel à candidature pour l’élaboration du livret est lancé. Ce document contient une explication du thème du Festspiel, une liste d’événements historiques jugés importants pour le spectacle, les documents que les concurrents devront fournir, les conditions pour participer au concours, ainsi que les noms des membres du Jury. Parmi ces derniers, nous pouvons noter la présence de Gustave Doret (1866-1943) auteur de la partition de la Fête des Vigneronscinq ans auparavant, et celle de René Morax (1873-1963), directeur du Théâtre du Jorat. La participation de ces deux artistes témoigne de l’intérêt des édiles genevoises pour le savoir-faire développé dans le canton de Vaud en matière de grands spectacles historiques.

Du 2 au 5 juin 1911, le Comité du Centenaire genevois siège à Genève pour élire le ou les vainqueurs du concours. Aucun projet n’a pourtant été retenu par le jury, toutes les propositions présentant « un caractère uniforme de médiocrité »[13]. Embarrassé par cet échec, le jury n’eut d’autre alternative que d’élargir les conditions de participation au concours. Daniel Baud-Bovy et Albert Malsch, le 19 septembre 1911, purent ainsi présenter leur projet, alors qu’ils n’avaient pu s’inscrire au premier concours car ils faisaient l’un et l’autre partie du Comité Central. Le projet fut approuvé à l’unanimité pour sa « haute valeur littéraire et artistique »[14]. Émile Jaques-Dalcroze y est associé officiellement le 26 mars 1912. Il est sollicité pour l’écriture de la partition de La Fête de Juin sur la recommandation de Baud-Bovy et de Malsch.

Le spectacle de La Fête de Juin se concentre sur une chronologie que nous pouvons diviser en deux parties : le premier acte (de l’Antiquité à la Révolution française) et une seconde partie composée de trois actes (de la lecture de la proclamation le 1er janvier 1814 à l’arrivée des Suisses au Port-Noir le 1er juin 1814). La différence de rythme entre les deux parties témoigne des choix narratifs de Baud-Bovy et Malsch. Le premier acte représente les visions qui s’imposent au veilleur de Saint-Pierre alors qu’il guette l’arrivée des Autrichiens qui doivent libérer Genève de la présence française. Ces visions sont présentées sous forme de toiles peintes reproduisant les tableaux vivants photographiés par Fred Boissonnas, photographe principal du Centenaire. La présentation des toiles est ponctuée de chorégraphies exécutées par des groupes de rythmiciennes, accentuant leur caractère onirique. Les trois actes suivants sont pris en charge par des groupes de figurants représentant le peuple genevois. Le dernier acte se termine en apothéose avec l’ouverture de la scène sur pilotis du Théâtre du Centenaire et avec l’arrivée d’un bateau, dont les passagers, les Suisses, descendent directement sur la scène. Cette conclusion spectaculaire restera la prouesse esthétique et logistique de ce Festspiel.

Fred Boissonnas, in Genève Suisse, Souvenirs des fêtes du Centenaire (1814-1914), Archives privées, AEG, 272.12.26, [s.p.].
Fig. 1 : Souvenirs des fêtes du Centenaire, Fred Boissonnas.

Le spectacle articule tradition et modernité à plusieurs niveaux : la mise en scène, les décors et l’iconographie développée dans la communication du Festspiel. La mise en scène de La Fête de Juin est marquée par l’insertion de groupes de rythmiciennes dirigées par Émile Jaques-Dalcroze [Fig. 1 et 2]. La cantate, « genre ancien [consistant] en un certain nombre de morceaux reliés par l’unité du sujet »[15], dialogue avec la gestuelle du corps. À la différence du Festspiel traditionnel dans lequel les masses d’exécutants restent figées, « la formule de l’art futur » [16] dalcrozien apporte « une connaissance approfondie [des] synergies et antagonismes corporels »[17]. Par cela, « c’est la musique qui fera le miracle de grouper cette foule, de la dissocier, de l’animer comme de l’apaiser, de l’« instrumenter » et de l’« orchestrer », selon les principes d’une rythmique naturelle »[18]. Les rythmiciennes sont vêtues de tuniques blanches évoquant la statuaire antique et font écho au portique élaboré par Aloys Hugonnet. Ces costumes avaient été utilisés à Hellerau, au nord de Dresde, dans le laboratoire de recherche expérimentale sur le théâtre dirigé par Jaques-Dalcroze et créé un an avant le Centenaire genevois[19]. Les recherches d’Émile Jaques-Dalcroze, en compagnie d’Adolphe Appia entre autres, portent sur les relations qu’entretiennent les mouvements du corps avec les étoffes et la lumière. À ce titre, la couleur du costume est un élément important à considérer dans la maîtrise de l’art de la lumière au théâtre. En reprenant les mots de Jaques-Dalcroze, aux côtés de l’art des sons, « [l’éclairage] va nous permettre d’utiliser la musique et la lumière simultanément, tel un seul art, et d’agir ainsi soudainement sur notre personnalité »[20].

Fred Boissonnas, Rythmicienne, 06/07.1914, diapositive noir/blanc colonisée sur verre, 83 x 83 mm, Bibliothèque de Genève.
Fig. 2 : Rythmicienne, Fred Boissonnas.

La « vie esthétique des corps », comme l’écrit Jaques-Dalcroze, entre en dialogue avec une autre composante hybride du Festspiel : les décors. Si Baud-Bovy et Malsch ont permis à Jaques-Dalcroze de rejoindre l’organisation artistique de La Fête de Juin, Adolphe Appia, lui, n’en a pas eu la possibilité. Il semblerait que la requête formulée par son associé d’Hellerau n’a pas été retenue par le Conseil d’État puisque Hugonnet a été désigné pour élaborer les décors du théâtre du Centenaire. Néanmoins, d’après les recherches de Marie L. Bablet-Hahn, Jaques-Dalcroze et Appia ont réussi à obtenir que des escaliers soient édifiés sur les côtés du portique d’Hugonnet pour varier les postures et les circulations des danseuses. Aux pieds de ces colonnes antiques à chapiteaux ioniques ont donc été placées des marches. Cet élément du décor n’est pas anodin et témoigne de l’autre pan de recherche effectuée dès l’installation dans le théâtre d’Hellerau en octobre 1911[21]: un décor en dialogue avec les corps, la musique et la lumière [Fig. 4]. En reprenant les mots d’Adolphe Appia, « [les escaliers] sont chargés de donner un “style” aux évolutions rythmiques du corps humain sous les ordres de la musique : des “portées” sur lesquelles les corps viendront se placer et se mouvoir tels des notes »[22][Fig. 3]. Amovibles, à plusieurs niveaux, ces éléments dynamisent la scène et s’intègrent dans une composition « [libérant le théâtre] de son étau réaliste »[23]. Amplifiant les rythmes corporels, ces réflexions artistiques s’insèrent dans les avant-gardes picturales à l’instar de La Danse (1910) d’Henry Matisse, Rythme coloré (1912) de Robert et Sonia Delaunay, ainsi que dans les recherches symbolistes exaltant le corps humain de Ferdinand Hodler [24].

Adolphe Appia, Le Jeu des collines (essai de géographie rythmique), [s.d.], in Adolphe Appia, Marie L. Bablet-Hahn (éd. élaborée et commentée), OEUVRES COMPLÈTES III, Lausanne : L’ÀGE D’HOMME, 1988, p. 81.
Fig. 3 : Le Jeu des collines (essai de géographie rythmique), Adolphe Appia.

Photographe anonyme, Démonstration de rythmique, 1912, in ibid., p. 115.
Fig. 4 : Démonstration de rythmique, Photographe anonyme, 1912.

Les arts visuels mènent vers la troisième hybridation du spectacle historique genevois : l’iconographie. Tandis que l’affiche du Centenaire, réalisée par l’affichiste Jules Courvoisier et reprise sur les timbres, témoigne d’une perception moderne du médium typique de l’affiche touristique romande de la Belle Époque (1905-1914)[25], les cartes postales reprennent l’esthétique éclectique de la fin du XIXe siècle, avec l’insertion d’éléments photographiques [Fig. 6]. La comparaison avec l’affiche de Carlo Pellegrini [Fig. 5] pour le funiculaire lausannois est éloquente. Ces images sont composées à l’identique d’une figure en portrait de trois-quarts tournée vers la scène dépeinte ou photographiée. En comparaison avec le travail de Courvoisier, nous percevons le glissement de perception de l’affiche qui, outil informatif et commercial, acquiert ainsi un statut artistique[26]. Les cartes postales et vignettes de l’événement effectuent le travail d’illustration et de promotion attendu. Les photographies relatant les festivités du Centenaire genevois témoignent contraire d’une certaine modernité dans le choix des points de vue. Effectuées par Fred Boissonnas, ces clichés ne représentent pas uniquement des vues d’ensemble du spectacle, mais proposent aussi des plans rapprochés, traduisant à leur manière les réflexions de Jaques-Dalcroze et d’Appia sur les rapports qu’entretiennent corps, décors et lumière. Principalement perceptible en relation avec les groupes de rythmiciennes, ce travail photographique rend compte des innovations esthétiques du spectacle de La Fête de Juin.

Bien qu’il ait été qualifié de « rendez-vous manqué du festspiel et de l’avant-garde »[27] par la critique artistique de l’époque, le succès public fut important. Ce spectacle patriotique témoigne, comme présenté dans cet article, d’une hybridité à plusieurs niveaux. Que ce soit par sa mise en scène réunissant d’importants groupes d’exécutants statiques aux côtés de rythmiciennes exprimant plastiquement la musique ; dans ses décors où portique et colonnades à l’antique dialoguent avec une version miniature et figée des recherches scéniques d’Adolphe Appia ; dans son iconographie dans laquelle modernité photographique est incorporée dans des compositions au style passé ; ou encore dans sa réception, entre réussite patriotique et déception artistique. Ces facteurs d’hybridation marquent la fin de l’âge d’or des Festspiele avec le début de la Première Guerre mondiale en juillet 1914.

Carlo Pellegrini, Chemin de fer funiculaire Lausanne-Signal, c. 1899, lithographie, 79x105cm.
Fig. 5 : Chemin de fer funiculaire Lausanne-Signal, Carlo Pellegrini.
GTR, Centenaire 1914, carte postale officielle, in Genève Suisse, Souvenirs des fêtes du Centenaire (1814-1914), Archives privées, AEG, 272.12.26, [s.p.].
Fig. 6 : GTR, Centenaire 1914, carte postale officielle.

[1] Aloys Hugonnet (1879 – 1938), artiste peintre suisse.

[2] Firmin Gémier (1869 – 1933), acteur, metteur en scène français et promoteur du Théâtre populaire.

[3] Daniel Baud-Bovy (1870 – 1958), écrivain, critique et historien d’art suisse, auteur du Poème alpestre, composé à l’occasion de l’Exposition nationale de 1896.

[4] Albert Malsch (1876 – 1956), professeur et homme politique suisse, secrétaire générale du DIP de Genève et directeur de l’enseignement primaire.

[5] Émile Jaques-Dalcroze (1865 – 1950), musicien, compositeur et pédagogue suisse, il est le créateur de la méthode de gymnastique rythmique qui porte son nom. Compositeur également du Poème alpestre (1896) et du Festival Vaudois (1903), il contribua à la popularisation du Festpiel.

[6] Devis de l’Imprimerie Centrale de Genève, [s.n.], 17.03.1913, AEG, Archives privées, 155.13.

[7] COMBE, Édouard, « Salut à Genève ! », in Les pages illustrées de la Gazette de Lausanne, 4.07.1914.

[8] APPIA, Adolphe, Marie L. BABLET-HAHN, Marie (éd. élaborée et commentée), OEUVRES COMPLÈTES III, Lausanne : L’ÂGE D’HOMME, 1988, p. 272.

[9] COMBE, Édouard, « Le Festpiel », in BUDRY, Paul, La Suisse qui chante : histoire illustrée de la chanson populaire, du chant choral et du Festpiel en Suisse, Genève : Slatkine, 1981, p. 228.

[10] Manuscrit d’un recueil documentaire sur le Centenaire confié par le Conseil d’État au chancelier Théodore Bret (jamais publié), Archives privées, AEG, 155.15, p. 7.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 9.

[13] Ibid., p. 27.

[14] Ibid., p. 30.

[15] COMBE, Edouard, op. cit., pp. 198-199.

[16] JAQUES-DALCROZE, Émile, Le Rythme, la musique et l’éducation, Lausanne : éd. Jobin & Cie, 1920, p. 8.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] APPIA, Adolphe, L. BABLET-HAHN, Marie (éd. élaborée et commentée), op. cit., p. 187.

[20] Ibid., p. 167.

[21] Ibid., p. 101.

[22] Ibid., p. 81.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 39.

[25] GIROUD, Jean-Charles, Les affiches du Léman, Genève : Georg Éditeur, 1998, pp. 17-18.

[26] Ibid., pp. 57-58.

[27] APPIA, Adolphe, L. BABLET-HAHN, Marie (éd. élaborée et commentée), op. cit., p. 272.