Bâtir et contempler l’union nationale : Le Village suisse à l’Exposition nationale de Genève de 1896
Par Rafaël Santianez et Samuel Goy
La seconde moitié du XIXe siècle voit l’émergence des expositions universelles et nationales. Foires où se conjuguent innovations techniques, industrie et arts, elles sont, d’une part, l’expression d’une culture matérielle bourgeoise qui tend à imposer ses normes sur le reste de la société, et d’autre part, l’affirmation sans précédent des États-nations qui parachèvent leur édification. En 1896, Genève accueille la deuxième édition d’un tel évènement à l’échelle nationale. L’exposition remporte un succès d’une ampleur considérable au regard de la population suisse de l’époque : plus de deux millions de visiteurs [1].
Le Village suisse, reconstitution grandeur nature idéalisée d’un élément du paysage helvétique, est la « great attraction, le “clou” de l’Exposition de Genève »[2]. Chalets, montagnes, églises, pâturages et cascade se côtoient dans une atmosphère idyllique. Le public y rencontre une Suisse rurale où se mélangent paysage alpin et architectures vernaculaires. Le Village est considéré par les organisateurs et les artistes associés comme « le vrai lien de Fraternité et d’Amour, […] l’amplification de la devise : Un pour tous, tous pour un »[3].
Cette vision patriotique, qui mêle le pittoresque et le grandiose, cherche à rassembler dans un même lieu des langues et des cultures qui, bien que fédérées, ont gardé une forte autonomie. Elle tente également de réparer les fissures sociales qui pourtant, à l’aube du XXe siècle, n’ont cessé de se creuser.
Dès lors, comment appréhender ces logiques contradictoires, dont le Village suisse, et plus largement l’exposition tout entière, se font l’écho ? En se basant notamment sur la lecture du Poème alpestre de Daniel Baud-Bovy, peut-on comprendre sur quel système de valeurs et d’imaginaires le Village suisse est bâti ?
À la montagne : construire un paysage suisse
Ce n’est qu’en 1894, c’est-à-dire plus d’une année après la finalisation du projet d’Exposition nationale, que l’idée de créer un Village Suisse est soumise au Comité Central, par son vice-président Charles Haccius [4]. Dans les premières maquettes, il s’agissait avant tout de mettre en avant des chalets, des bovins et des laiteries [5]. C’est Charles Henneberg, un entrepreneur genevois, qui décide de revoir le projet et de faire du Village une synthèse de la Suisse pastorale et alpestre. Pour l’emplacement, dès décembre 1894, la commission chargée du projet choisit la jonction de l’Arve et de l’Aire au bois de la Bâtie — aujourd’hui les Vernets. Elle estime que le cadre est particulièrement adéquat, avec ses perspectives sur le Salève, le Jura, les falaises du Rhône et le petit bois. Nommé à l’époque « Californie », ce quartier populaire est très rapidement investi par les autorités et ses habitants sont délogés [6]. Un texte écrit par Daniel Baud-Bovy, qui montre bien les paradoxes de l’événement, revient sur cet épisode :
Californie fort tranquille assurément, retraite paisible de gens modestes, se donnant, avec un carré de légumes et une masure faite des étranges matériaux, l’illusion d’une exploitation rurale et d’une propriété à la campagne. Pauvres gens ! Le premier souci de la Commission du Village fut de les déloger, eux, leurs bicoques et leurs plantations, et c’est sur une plaine parfaitement unie que les terrassiers commencèrent leurs opérations.
Daniel BAUD-BOVY, in Le Village suisse à l’Exposition nationale suisse de Genève 1896 [7].
Si le terrain semble suffisamment grand et en retrait pour offrir au visiteur une aire de repos dans son parcours à travers l’exposition, le fait qu’il soit plat le met au même niveau que les pavillons industriels, empêchant le sentiment d’isolement requis par la création de cette utopie alpestre. Pour remédier au problème, Charles Henneberg, aidé par le paysagiste Jules Allemand et le peintre Francis Furet, décide de donner du relief au terrain en construisant une montagne dont la charpente – constituée entièrement de bois importé de Belgique (Fig. 1) – sera recouverte de terre et de rochers artificiels afin que le visiteur puisse avoir le sentiment de marcher dans les Alpes. Le terrain aux alentours est également surélevé afin de créer un dénivèlement censé rappeler les chemins de montagne. Toute la zone est ainsi modifiée dans le but de créer une coupure totale avec le reste de l’exposition. C’est Dominique Emilien Fasanino, sculpteur et décorateur qui est chargé de la réalisation des pierres factices destinées à recouvrir la montagne. Pour cela, il se rend au Salève afin de recueillir les moules pour les 2’000 mètres carrés de rochers en staff peint (rochers qui seront repeints plusieurs fois durant l’exposition car les couleurs résistaient mal aux fortes pluies [8]).
La commission ajoutera au projet une cascade avec des rochers en ciment – plus solide que le staff – puis un ruisseau activant un moulin et débouchant dans un lac artificiel, qui causera d’importantes infiltrations d’eau dans la structure (Fig. 2). On prévoit également deux petits ponts afin de créer une démarcation entre le Village, avec ses auberges et ses industries locales, et les « Alpes » avec ses mazots et ses étables. Aux éléments factices, le paysagiste Jules Allemand mêle de vrais arbres et cultive de véritables pâturages, réservés aux différents troupeaux d’animaux et accessibles au public uniquement lors du dernier jour de l’exposition. Il est important de souligner que la montagne à elle seule a coûté près de 100’000 francs (au lieu des 76’000 francs initialement prévus [9]).
Les décors ne sont pas seulement reconstitués, mais également formés d’éléments authentiques transportés de différentes parties du pays [10]. Les rues sont construites de façon à ce que la promenade de chaque visiteur le conduise au Panorama, représentant l’Oberland bernois et la chaîne du Jura, réalisé quelques années plus tôt par Auguste Baud-Bovy, Eugène Burnand et Francis Furet dans le cadre de la World’s Columbian Exhibition de Chicago de 1893 (qui disparaîtra dans un cyclone en 1903 à Dublin [11]). À Genève, la toile est soutenue par une structure qui vient la déployer dans le vide à l’intérieur de la charpente de la montagne, créant ainsi un paysage totalement immersif pour le visiteur, lequel se retrouve complètement isolé du reste du village et de l’exposition (Fig. 3). Paysage naturel et paysage peint se confondent en raison de la taille de l’œuvre, mais également parce que la toile est directement en contact avec des éléments en relief comme les pierres ou la fausse montagne [12]. Cela produit une illusion d’optique chez celui qui regarde, annihilant la coupure traditionnelle qui existe entre nature et tableau, entre réalité et représentation. La nature peinte ne se démarque pas du paysage réel. La montagne, par le biais de la toile devient un monument identitaire, symbole des libertés helvétiques et de l’histoire nationale, le paysage devient peinture d’histoire [13].
C’est dans cette optique que nous pouvons considérer, à l’instar d’Armand Brulhart, que le Village suisse matérialise un modèle culturel. Pour les visiteurs suisses, la scénographie architecturale signifie le retour aux origines alpestres d’une nation qui cherche à se rassembler autour d’une identité commune par le prisme d’une Suisse mythique et naturelle, en plein contraste avec le développement urbain et la modernité économique [14]. La Confédération ne caresse aucun rêve jacobin cherchant à éradiquer la diversité culturelle, mais il s’agit de rendre manifeste une volonté de cohésion citoyenne autour de certains mythes fondateurs [15] portés par le paysage, peint ou architectonique, et facilement reconnaissables. Ainsi, le « bricolage », pour reprendre le terme employé par Bernard Crettaz et Juliette Michaelis (et emprunté à Claude Lévi-Strauss), devait ainsi permettre de rassembler science, mythe et art en incluant le visiteur dans un mouvement collectif visant sa conversion à des valeurs communes, voire à une origine commune [16]. Si cette origine est historiquement difficile à cerner, il est loisible de l’incarner par la représentation du Suisse au travail, inscrit dans un décor naturel idéalisé, protégé par des figures. Et à l’image du Lioba représenté par Auguste Baud-Bovy (Fig. 4), le Poème alpestre rédigé par son fils doit permettre au visiteur de se préparer à ce que l’on pourrait qualifier de triple immersion, visuelle, sonore et kinesthésique, le tout dans une ambiance festive, dans une Suisse utopique.
Le Festspiel permet de réunir ces trois composantes puisqu’il consiste en une sorte d’opéra populaire auquel participent de très nombreux exécutants, musiciens, chanteurs et danseurs, tant professionnels qu’amateurs, portant les costumes traditionnels de chaque canton et déclamant des odes exaltant la Suisse et ses citoyens [17]. C’est le poème alpestre de Daniel Baud-Bovy [18] qui est choisi par le compositeur, Émile Jaques-Dalcroze, qui le met en musique. La première représentation du Poème alpestre a lieu le 27 mai 1896 dans la Salle des Fêtes de l’Exposition nationale, mais il est également déclamé dans le Village suisse (Fig. 5). Il se présente sous la forme d’un grand spectacle lyrique en deux parties intitulées respectivement La nature et l’Homme et l’Homme et la nature. La première partie se déroule dans le monde des légendes et fait intervenir le Génie et la Fée de la Montagne ainsi que tout un petit peuple de gnomes, esprits, servants, bergers, prétextes à de nombreux chœurs et ballets évoquant la vie des Alpes, la beauté et la générosité de la nature. Cette dernière est étroitement liée au divin puisque les bergers en appellent directement à Dieu afin qu’il protège leur travail d’une tempête imminente. Une fois les figures sacrées de la montagne convoquées par le Génie, elles acceptent de favoriser le travail des bergers. Les follets acceptent de guider leurs pas dans la nuit ; les sylphes, génies de l’air, acceptent d’orner de rose et de lueurs irisées les rayons du matin ; les ondines, génies de l’eau, garantissent l’alimentation du moulin ; les fées promettent de fleurir l’Alpe et la plaine [19].
Le poème, comme nous venons de le voir, exalte les charmes et les vertus de la montagne et des créatures qui la peuplent. Ces dernières règnent sur la destinée des bergers, lesquels doivent apporter des offrandes aux créatures légendaires pour pouvoir survivre dans des conditions parfois hostiles. Une lecture métaphorique du poème suggère que la montagne n’est clémente que pour ceux qui savent reconnaître ses exigences et qui la respectent. La montagne serait en réalité la seule à décider de la destinée des bergers, devenant le centre de la représentation musicale. Preuve en est que c’est Oros, personnification de la montagne, qui est le génie le plus important, celui qui a le pouvoir de contrôler les autres esprits. Si l’on replace la lecture du poème de Daniel Baud-Bovy dans son contexte, celui-ci entre parfaitement en écho, non seulement avec la montagne artificielle, mais également avec le panorama d’Arthur Baud-Bovy qui mettent pareillement les Alpes au premier plan.
Avec la glorification de la nature dans cette première partie du poème, nous retrouvons donc l’un des premiers objectifs du Village suisse, qui est celui d’exalter une des spécificités les plus fortes du pays, c’est-à-dire ses paysages. Ceux-ci, à travers leur personnification et leur animation deviennent d’une certaine façon les héros et les mythes fondateurs d’une identité commune. Cette identité, reposant sur un décor, fait encore aujourd’hui partie de l’imaginaire helvétique. Elle est étroitement liée avec la valorisation du travail que la fin de la première partie du poème met en avant à travers la figure d’Oros.
Au village : composer une identité suisse
Outre la montagne, l’architecture vernaculaire constitue le second volet essentiel du Village suisse. Dans sa composition et sa signification, le bâti cherche à manifester des valeurs fortes imprégnant les habitants. Gaspard Vallette, correspondant genevois pour la Neue Zürcher Zeitung, décrit avec enthousiasme la dimension de l’attraction qui lui semble le plus essentiel : sa véracité.
Le Village Suisse est aujourd’hui achevé. On peut dire, sans crainte d’être contredit, qu’il justifie et dépasse tout ce que nous avaient permis d’espérer l’ingénieuse conception de ses initiateurs et le grand talent de ses architectes. […] Les rieurs aujourd’hui ne seraient pas du côté de ceux qui ne sentiraient pas le charme et l’intérêt de cette création artistique, dont la valeur réside essentiellement dans la scrupuleuse fidélité des architectes à la vérité.
Gaspard VALLETTE, « Avant-propos », in Le Village suisse [20].
Cette authenticité apparaît à tous les niveaux : les amateurs d’architecture ont, grâce au Village, un sujet d’étude sans précédent ; les curieux d’économie peuvent y découvrir les petites industries locales et les activités artisanales qui animent les chalets ; les théoriciens politiques y trouveront l’harmonie des lignes et des couleurs que ces constructions d’origines si diverses arrivent à former [21]. Cet éloge, issu d’un ouvrage rétrospectif, exprime un double mouvement cherchant à affirmer une identité suisse forte mais riche de particularismes. Cette apparente contradiction est le reflet d’une époque ; les classes dirigeantes essayent d’ériger un État-nation dans un pays institutionnellement décentralisé où les régions conservent une forte autonomie et des identités locales marquées. Le Village suisse cherche à gommer ces particularismes pour faire ressortir une iconographie commune, une harmonie architecturale et des valeurs qui composent le ciment d’une identité fragmentée.
L’objectif poursuivi par le comité d’organisation a été sur le plan architectural de proposer une synthèse urbaine et rurale de la Suisse [22]. Si les aspects industriels et artisanaux se devaient d’être présents, c’est avant tout un caractère pastoral et champêtre qui est recherché. Pour résoudre ces contradictions, les organisateurs imaginent une ascension. Le visiteur est invité à amorcer sa visite à partir d’une petite ville (tout à la fois du Plateau et des Préalpes) ; puis à monter progressivement les versants de la montagne pour découvrir un paysage architectural alpestre et, à terme, atteindre le cœur de la montagne artificielle d’où il contemplera le panorama de l’Oberland bernois.
L’architecture accompagne ce parcours : l’entrée rappelle les bourgs médiévaux des petites villes suisse (Fig. 6). Ainsi l’entrée fait se côtoyer des réinterprétations du Pont de la Chapelle de Lucerne, de la Maison du Chevalier de Schaffhouse et de la Maison des États de Moudon. Le spectateur arpente ensuite la Grand-Rue bordée de treize bâtiments (Fig. 7). Pour cette partie du village, ce sont essentiellement des bâtisses de petites villes alémaniques qui ont servi de modèles. Le visiteur arrive ensuite sur une place : l’église, d’inspiration grisonne, constitue l’élément central et s’inscrit dans un environnement exclusivement boisé (voir Fig. 2). Enfin, c’est au tour de la haute-montagne de se dévoiler avec une large gamme de chalets, de raccards et de mazots d’origines principalement romandes (Fig. 8) [23].
Nous pourrions encore multiplier les références tant les organisateurs ont pris un soin minutieux à documenter leurs travaux de recherches. Cependant, l’important n’est pas tant les provenances disparates des bâtisses que leurs traits d’union. Il a explicitement été demandé, d’une part, que ces ouvrages aient l’air vieux ; d’autre part, qu’ils aient une dimension rustique et paysanne. Remarquons que nulle part le Village suisse ne met en avant des éléments historiques identifiables : par exemple, la région du lac des Quatre-cantons est étrangement écartée. Il s’agit en priorité de faire émerger un esprit national qui échappe au récit des origines de la Confédération :
L’anachronisme s’imposait, la juxtaposition, la mitoyenneté confondaient des édifices d’époques, de provenances, de styles différents, les transitions nécessaires exigeaient de spécieux amalgames.
Il fallut décidément subordonner la science pure à une fantaisie rationnelle, l’archéologie, à l’art.
Daniel BAUD-BOVY, « Caractère du Village suisse », in Le Village suisse [24].
La volonté ouvertement affichée par Daniel Baud-Bovy est de proposer à travers l’architecture les « symboles de notre Esprit National » [25]. Mais cette volonté dépasse le bâti, et est portée par les habitants du Village. En effet, durant toute l’Exposition, aubergistes, artisans, musiciens et danseurs sont chargés d’animer cet espace [26].
Le Village Suisse est donc bien, au point de vue architectural, industriel et agricole, la représentation exacte de ce que l’on trouve dans nos campagnes suisses.
Léon GENOUD, « L’agriculture en Suisse », in Le Village suisse [27].
Les professions présentes sont principalement rattachées aux métiers ruraux traditionnels : on y trouvera notamment des fromagers, des bûcherons, des tisserands et des forgerons (Fig. 9 et 10). En parallèle, la musique et la danse insufflent au Village un caractère festif. C’est donc comme le souligne Léon Genoud une véritable « fête du travail » qui est :
[…] dû d’abord à un goût naturel pour le travail, qui distingue la majorité́ de nos populations suisses. Cela est dû surtout à l’initiative individuelle, encouragée par les efforts réunis de la Confédération et des cantons, dans tous les domaines de l’économie nationale.
Léon GENOUD, « L’agriculture en Suisse », in Le Village suisse [27].
Daniel Baud-Bovy intègre lui aussi la dimension du labeur en fête au sein de son Poème alpestre. Après avoir posé dans la première partie les Alpes comme cadre iconographique, la population des montagnes apparaît en cortège en respectant l’ordre de ce qui se révèle être leur caractéristique première : leur profession. Bûcherons, laboureurs et tisserands chantent en cœur leur amour du travail qui certes « courbe le corps » mais « fait des cœurs libres et forts » sur lesquels flottent « les bannières fédérées ». Au terme de ce poème, montagne et travail forment avec la paix, la sainte trinité qui règne sur la Confédération [28].
Au travers de l’Exposition et du Poème alpestre, le labeur est ouvertement énoncé comme la valeur qui anime chaque Suisse. Il s’agit de l’affirmation brutale d’une idéologie du travail qui au tournant du siècle, dans le contexte des mouvements sociaux, prend des allures de conservatisme combattant avec vigueur le socialisme [29]. Non sans un certain cynisme, le premier mai, lors de l’inauguration de l’Exposition, Gustave Ador, alors président du Conseil d’État genevois, prononce son discours avec une verve agressive :
Si le peuple suisse reste fidèle à ses traditions historiques et séculaires, si le souffle du vrai libéralisme l’anime toujours, si, sans se laisser séduire par les fausses théories d’un collectivisme ou d’un socialisme d’État qui ne sont que décevantes illusions et mirages trompeurs [Vigoureux applaudissements], il développe dans une pensée de solidarité et d’amour toutes ses énergies individuelles, l’avenir alors peut être envisagé sans crainte.
Gustave ADOR, « Discours inaugural du Village suisse, prononcé au nom du Conseil d’État de Genève » [30].
Comme le souligne l’historien Hans Ulrich Jost, ces « fêtes du travail » se configurent tant dans leurs discours que dans leurs motivations comme des remparts idéologiques élevés contre la « question sociale » [31]. L’ouvrier est invité à abandonner ses revendications politiques et à n’avoir plus que le bien commun de la nation à cœur.
Paysage et travail : une idéologie nationale
Mazots, église, pâturages, bovins, artisans et montagne artificielle se rencontrent dans ce Village suisse de 1896 où le faux côtoie le vrai, où les Alpes deviennent une échappatoire à une évidente industrialisation. Incohérences voulues ou non, les organisateurs désirent la création d’une identité commune, ou du moins l’illusion d’une cohésion basée sur un mélange architectural et décoratif censé représenter les régionalismes helvétiques. Ce désir passe par la représentation d’un imaginaire alpestre dont le panorama des Alpes bernoises devient le point culminant, lequel se mélange à une immersion active du visiteur aux sons du poème alpestre de Baud-Bovy fils. « Nous sommes Suisses avant d’être patron ou ouvriers », tel est le leitmotiv, le travail étant présenté comme la clé d’une union pacifique unissant les citoyens. Le labeur devient symbole de nation, motif de réunion, motif de non-contestation, car qui oserait contester ce qui devrait unir ?
Aujourd’hui, au regard du « Made in Switzerland » dans lequel nous baignons aujourd’hui, ne serait-il pas possible d’affirmer que l’identité helvétique, telle qu’elle a été mise en place au tournant des XIXe et XXe siècle, est plus qu’un spectacle cantonné à une scène ou à un parc, plus durable qu’une fête ? Recouvrant le territoire national d’une carte imaginaire, ne cache-t-elle pas plus efficacement que jamais, aux yeux des indigènes et des visiteurs, les fractures politiques et sociales que le XXe siècle n’a fait qu’accentuer ?
[1] Plus précisément, 2’289’000 visiteurs sont comptabilisés et la population suisse pour l’année 1896 s’élève à 3’182’880 personnes. Ces chiffres sont établis par les Archives fédérales suisses sous demande de la commission de gestion du Conseil des États. Tiré de: GERMANN, Urs (dir.), Die Landesausstellungen 1883, 1896, 1914, 1939 und 1964, Antwort des Bundesarchivs auf die Anfrage der GPK-SR vom 17. November 2000.
[2] Tiré de : GAVARD, Alexandre, Exposition nationale suisse, Genève, 1er mai – 15 octobre 1896 guide officiel, Genève : [s. l.], 1896, p. 91.
[3] BAUD-BOVY, Léon, « Harmonies, costumes et fêtes » in Le Village suisse à l’Exposition nationale suisse de Genève 1996, Jacques Mayor, et. al. Genève : Commission du Village suisse, 1896, pp. 145-146.
[4] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », in Bulletin annuel du Musée d’ethnographie de la Ville de Genève, 1984/25-26, p. 75.
[5] BRULHART, Armand, « Le village suisse de Genève à Paris, 1896-1900 ou La fabrication du rétro », in Genève 1896 : regards sur une exposition nationale, EL WAKIL, Leïla (dir.), Pierre VAISSE (dir.), Chêne-Bourg/Genève ; Paris : Georg, 2001, pp. 111.
[6] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », art. cit., p. 82.
[7] BAUD-BOVY, Daniel, Le Village suisse à l’Exposition nationale suisse de Genève 1996, Genève : Commission du Village suisse, 1896, p. 14.
[8] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », art. cit., p.84.
[9] Ibid., p. 86.
[10] BRULHART, Armand, « Le village suisse de Genève à Paris, 1896-1900 ou La fabrication du rétro », p. 116.
[11] KAENEL, Philippe, Eugène Burnand : la peinture d’après nature, Yens-sur-Morges : Éd. Cabédita, 2006 (Archives vivantes romandes), pp. 81-82.
[12] Ibid.
[13] KAENEL, Philippe, Eugène Burnand : la peinture d’après nature, Yens-sur-Morges : Éd. Cabédita, 2006 (Archives vivantes romandes), pp. 81-82.
[14] BRULHART, Armand, « Le village suisse de Genève à Paris, 1896-1900 ou La fabrication du rétro », in Genève 1896, op. cit., p. 116.
[15] CENTLIVRES, Pierre, « Expositions nationales et nation helvétique : la quête d’identité », in Revue européenne des sciences sociales, 2006/135, p. 124.
[16] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », art. cit., p. 66.
[17] CENTLIVRES, Pierre, « Expositions nationales et nation helvétique : la quête d’identité », art. cit., p. 133.
[18] Fils d’Auguste Baud-Bovy.
[19] BAUD-BOVY, Daniel, Poème alpestre, Genève : C. Eggimann, 1896, pp. 25-31.
[20] Tiré de : VALLETTE, Gaspard, « Avant-propos », in Le Village suisse, op cit., p. 1.
[21] Ibid., pp. 1-2.
[22] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », art. cit., p. 134.
[23] Ibid. Les deux auteurs de cette ouvrages collectifs documentent avec minutie chaque référence employée pour le bâti village, pp. 142-145.
[24] Tiré de : BAUD-BOVY, Daniel, « Caractère du Village suisse », in Le Village suisse, op, cit., pp. 30-31.
[25] Ibid.
[26] CRETTAZ, Bernard, Juliette MICHAELIS-GERMANIER, « Une Suisse miniature ou les grandeurs de la petitesse », art. cit., pp. 102-117. Les deux auteurs, à nouveau en se basant sur la documentation archivistique laissée par les organisateurs, décrivent avec précision le rôle des protagonistes engagés pour l’animation et l’encadrement du Village suisse.
[27] GENOUD, Léon, « L’agriculture en Suisse », in Le Village suisse, op. cit., p. 28.
[28] BAUD-BOVY, Daniel, Poème alpestre, op. cit., p. 57.
[29] HEIMBERG, Charles, « Le mouvement ouvrier dans le contexte de l’exposition nationale de 1896 », in Genève 1896, op. cit., pp. 47-53.
[30] ADOR, Gustave, « Discours inaugural du Village suisse, prononcé au nom du Conseil d’État de Genève », in Journal de Genève, 2 mai 1896, p. 5.
[31] JOST, Hans Ulrich, « Les expositions nationales et leurs enjeux » in Genève 1896 : regards sur une exposition nationale, op. cit., pp. 29-33.