A la télé publique, numérique et archives font bon ménage

Les Archives de la Radio Télévision Suisse (RTS) sont plus visibles que jamais grâce à leur usage efficace des réseaux sociaux. L’ère du digital ouvre en effet un vaste éventail de possibilités aux documentalistes de l’audiovisuel public. Rencontre avec les archivistes Soazig Vaucher et Vincent Sériot.

Par Marie Sandoz, octobre 2017.

«Au sein de la RTS, le compte Facebook des Archives est leader des consultations, avant Nouvo ou 26 Minutes» lance non sans fierté Vincent Sériot, responsable des contenus du service Documentation et Archives (D+A). En effet, depuis quelques années, de nombreux instants d’histoire de la télévision suisse rencontrent un franc succès sur différents espaces numériques. En témoignent les 20’000 visiteurs·euses hebdomadaires du site web des Archives et les 10 millions de vues au total que comptabilise la chaine Youtube.  Quant aux  abonné·e·s Facebook, leur nombre est passé de 400 en 2015 à 200’000 aujourd’hui. Et le service D+A continue d’étendre sa présence sur internet avec la plus récente ouverture d’un compte Instagram.

Réseaux sociaux et poly-compétence

Vincent Sériot occupe l’un des deux seuls postes entièrement dédiés à la valorisation des fonds audiovisuels auprès du grand public, avec celui consacré au site internet. Quant à ses collègues, ils et elles jonglent entre les autres tâches quotidiennes du service, qui se multiplient. C’est le cas de la documentaliste Soazig Vaucher, dont le temps de travail est consacré à archiver les émissions télévisées et à répondre aux besoins en images et en informations des rédactions RTS. Elle est également en charge de la formation continue à D+A, d’alimenter régulièrement le compte Instagram rtsarchives et d’éditer des contenus pour les plateformes numériques.

«Editer». Le mot est lâché. Cette activité ne faisait a priori pas partie du cahier des charges d’un·e documentaliste. Or, avec la numérisation des archives audiovisuelles et l’investissement des réseaux sociaux, les compétences requises se diversifient. Et c’est justement ce travail «d’édition», voire de «rédaction», que souhaite développer le service D+A. «Notre compte Facebook ou Instagram n’est pas un simple relai de nos fonds ni de notre site web, explique Vincent Sériot. Nous agissons sur les contenus de manière différenciée selon le vecteur visé». C’est ainsi qu’une vidéo d’une quinzaine de minutes sur les skateurs vaudois des années 1970 sera diffusée telle quelle sur Youtube, remaniée dans un format de 2 à 3 minutes pour Facebook et finalement réduite à une minute essentielle pour Instagram. Cela implique des opérations de montage, de découpage ou de remaniement du son et des commentaires qui peuvent aller jusqu’à changer la chronologie originale des séquences pour «dynamiser la capsule». Du texte explicatif ou des sous-titres peuvent aussi être incrustés. De même, des fondus lissent le passage d’un plan à l’autre ou adoucissent la fin d’une séquence. Selon leur nature et leur esthétique, des contenus sont exclusivement réservés à une seule plateforme, et il arrive encore aux documentalistes de littéralement créer un court film à partir de plusieurs documents d’archive. Par exemple, une vidéo publiée dernièrement retrace la mode vestimentaire chez les jeunes romands dans les années 1990 grâce à un patchwork d’images télévisées qui jalonnent la décennie.

 

 

En dévoilant les nombreux traitements qu’ils effectuent sur les documents audiovisuels, tant Soazig Vaucher que Vincent Sériot insistent sur le fait qu’ils font «très attention à ne pas les dénaturer». Mais que signifie cette notion et quelle est sa limite ? Sortir les archives de leur contexte, raccourcir les vidéos, parfois jusqu’à l’extrême, et les diffuser sur des plateformes qui, comme les documentalistes le disent eux-mêmes, ont leur propres codes et langage auxquels le document s’adapte, n’est-ce pas justement les dénaturer? Répondre à ces interrogations dépasse les limites de cet article. Elles nous pousseraient d’ailleurs à réfléchir à la réelle faisabilité, voire à la pertinence dans ce contexte donné, de ne pas vouloir «dénaturer». La nécessité d’une réflexion critique et inscrite dans la longue durée, propre au métier d’historien·ne, n’est donc pas remise en cause par ces nouvelles pratiques. Celles-ci permettent en revanche de visibiliser la richesse du patrimoine audiovisuel de la télévision et de la radio publiques, et d’éventuellement légitimer leur sauvegarde auprès de l’opinion publique. Ces petites tranches du passé romand, distillées sur les réseaux sociaux, suscitent par ailleurs des émotions chez celles et ceux qui s’en saisissent. Peut-être donneront-elles simplement l’occasion de rire ou de s’étonner. Peut-être provoqueront-elles parfois le sentiment d’appartenir à une histoire culturelle, politique ou sociale commune. « Les gens s’intéressent à leur passé. Nos archives parlent à ceux qui les regardent, nous dit Soazig Vaucher. Nous recevons d’ailleurs de nombreux commentaires de remerciement et d’encouragement. »

Sauvegarde et valorisation: chemin de croix?

Malgré leur agenda garni, les documentalistes en charge de la valorisation s’approprient avec plaisir ces nouveaux usages, heureux « de trouver des perles et de leur donner une seconde vie ». D’ailleurs, ils et elles y sont pour beaucoup dans la reconnaissance de ces nouvelles pratiques. En effet, leur émergence au sein de la RTS n’est pas le fruit d’une politique venue du haut. Au contraire. Ainsi, avant que cela ne devienne son activité principale, Vincent Sériot a identifié très tôt le potentiel des réseaux sociaux : «c’est un peu dans mon coin que j’ai commencé à réfléchir aux possibilités qu’ils offraient et à les utiliser dans mon travail». C’est seulement une fois le succès de la démarche entériné qu’elle s’est institutionnalisée. Quant à Soazig Vaucher, elle souligne l’importance d’étendre les formations des documentalistes à ces nouveaux domaines : «il peut être parfois délicat de faire reconnaitre la nécessité de qualifications nouvelles, même si elles me semblent essentielles pour mettre en valeur nos ressources de manière professionnelle.»

En regard du passé récent, assurer la sauvegarde des fonds d’archives radio et télévision et légitimer leur mise en valeur s’assimile à un chemin de croix. Dans un article de 2013, les historiens Olivier Pradervand et François Vallotton (Université de Lausanne) dressent le bilan de la politique helvétique en matière de conservation des archives audiovisuelles. Ils soulignent notamment le caractère récent de la notion de «patrimoine audiovisuel», dont l’émergence se situe au tournant des années 1980. Il se produit à cette époque «une prise de conscience de l’intérêt culturel et historique de formes relevant non seulement de la création, comme dans le cas du cinéma, mais également et plus largement des médias et de l’information.»

En Suisse, malgré des discussions dès le milieu des années 1980, une politique volontariste en matière de conservation, d’accessibilité et de valorisation du patrimoine audiovisuel émerge seulement en 1995, avec la création de Memoriav. Cette association fédère un réseau d’institutions intéressées par la question, comme la SSR, la Cinémathèque ou encore la Bibliothèque nationale. Mémoriav assure non seulement une mission de préservation mais c’est aussi dans son cadre que les premiers projets de valorisation sont élaborés. Les deux historiens rendent cependant attentif aux limites de ce système décentralisé. La question de la sauvegarde des ressources radio et télévision est certes plus ou moins réglée et des démarches de mise en valeur sont initiées. Mais l’accessibilité publique à la documentation reste aléatoire.

A la RTS, les archives sont longtemps cantonnées à un usage essentiellement interne : « jusque dans les années 1980, voire 1990, le potentiel patrimonial de nos archives n’est pas vraiment pris en compte, confirme Vincent Sériot. On a longtemps perçu ces documents comme n’étant que du matériel d’illustration à bas coûts, sans considérer leurs qualités propres. » L’avènement du numérique va cependant offrir de nouveaux outils techniques, alors que les mentalités, elles aussi, évoluent. En 2005, la création de la Fondation pour la sauvegarde du patrimoine audiovisuel de la Radio Télévision Suisse (FONSART) constitue à cet égard un moment clé. Non seulement instituée pour assurer la numérisation à grande échelle des archives de la RTS, la FONSART a également pour mission de favoriser l’accès du grand public à ce patrimoine. Dans cette perspective, le site web Les Archives de la RTS voit le jour en 2005, dans la foulée du travail réalisé pour le 50e anniversaire de la TSR. En 2009, c’est la plateforme notrehistoire.ch qui est mise sur pied. Cet espace en ligne a pour but d’encourager les particuliers à partager leurs propres documents, que ce soit des photographies, des vidéos ou des témoignages écrits. Ces nouveaux terrains, encore élargis par les réseaux sociaux, ont modifié le travail des documentalistes de la section D+A : «l’utilité des archives à l’usage des rédactions n’est désormais pas la seule priorité, explique Soazig Vaucher. Maintenant, on peut partir à la recherche de trésors et les faire découvrir pour ce qu’ils sont.»

 

Publication du compte Instagram rtsarchives, 25.9.17.

 

«Si No Billag passe, tout trépasse»

Quant aux projets d’avenir, l’esprit de Vincent Sériot en déborde. Il suffit de jeter un œil à la multitude de post-it éparpillés sur son bureau et sur lesquels il semble noter une idée par minute. Actuellement, il se passionne par exemple pour la réalité virtuelle ou augmentée et la vision à 360 degrés. Une prochaine collaboration avec la Fête des Vignerons 2019 va dans ce sens : «nous réfléchissons à un dispositif immersif qui permettrait d’effectuer un voyage dans le temps grâce à nos archives des Fêtes précédentes.» Soazig Vaucher exprime quant à elle son envie d’améliorer le graphisme des contenus diffusés et de rendre les incrustations de texte plus dynamiques. L’usage d’un programme informatique spécialisé dans ce domaine est à l’agenda. Autre ambition de ces hyperactifs : filmer des chercheurs et chercheuses en train de travailler sur les ressources de la RTS, et éventuellement créer de courts films où ils et elles présenteraient leurs travaux que des images d’archive viendraient illustrer. Un projet similaire à vu le jour à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en France, qui a réalisé cette idée sous le nom de « Bref, je cherche ». Dans la vidéo ci-dessous, l’historienne et responsable de la valorisation scientifique à l’INA, Géraldine Poels, se prête au jeu.

 

 

Plus généralement, le service D+A ambitionne de renforcer les liens avec le monde académique. Cette volonté pourrait être favorisée par le déménagement d’une partie des locaux de la RTS sur le campus de l’Université de Lausanne, à l’horizon 2021. «Nous ne savons pas encore quelle forme cet échange pourrait prendre, s’interroge Vincent Sériot. Il serait stimulant de rassembler des historiens, des informaticiens, des archivistes et d’autres spécialistes pour réfléchir à comment, concrètement, valoriser et utiliser les ressources audiovisuelles de la radio et de la télévision.»

Les idées fleurissent, certes. Mais une menace plane : l’initiative pour la suppression de la redevance radio et télévision. «Si No Billag passe, tout trépasse», résume non sans ironie Soazig Vaucher. L’obligation de conserver les archives serait sûrement maintenue, notamment grâce à la FONSART et à l’aide de ses fonds privés, mais on peut craindre que les activités seraient réduites au strict minimum. «Notre pierre à l’édifice dans la campagne contre No Billag? Montrer au mieux la richesse du patrimoine audiovisuel romand, et donc l’importance du service public qui le produit, le protège et tend à le rendre accessible à tous».

 

Références principales

Rencontre avec Soazig Vaucher et Vincent Sériot le jeudi 28 septembre 2017 à la RTS à Genève.

Olivier Pradervand et François Vallotton. “Le patrimoine audiovisuel en Suisse?: genèse, ressources, reconfigurations.” Sociétés & Représentations, (35), 2013, pp.  27–39.

 

En plus

Viviane Clavier et Céline Paganelli. “Patrimoine et collections numériques?: politiques, pratiques professionnelles, usages et dispositifs.” Les Enjeux de l’information et de la communication, 2 (16), 2017, pp. 5–13.

L’interview du directeur de la RTS Pascal Crittin dans l’Uniscope d’octobre 2017, le magazine de l’Université de Lausanne: Nadine Richon, « Il connait la chanson », Uniscope 627, octobre 2017, pp. 16-17.

Les sites des Archives de la RTS,  de Memoriav, de la FONSART et de la plateforme collaborative notrehistoire.ch