Black Mirror: miroir du présent ou du futur?

Regards croisés d’un spécialiste de science-fiction et de deux historiens des médias

La série d’anticipation britannique Black Mirror rencontre un succès international depuis son lancement en 2011. Outre pour son analyse sombre et lucide de nos relations aux nouvelles technologies, Black Mirror est applaudie pour sa capacité à pressentir l’avenir. A tort?

Par Marie Sandoz, mai 2017.

 

15 Million Merits, épisode 2 de la saison 1, Black Mirror, 2011.

 

D’innombrables articles de presse et de billets de blog encensent la série télévisée Black Mirror, dont les épisodes se déclinent entre science-fiction, anticipation et dystopie féroce. A raison ! Les trois saisons de cette anthologie posent en effet un regard pointu et dérangeant sur la numérisation capitaliste de la société actuelle… et de celle à venir ? Bon nombre de commentateurs/trices répondent à cette question par la positive.

Lors de l’élection de Donald Trump par exemple, une kyrielle de chroniques a prêté au créateur de la série, Charlie Brooker, des facultés de médium. Au centre de cet emballement, l’épisode de la saison 2 intitulé The Waldo Moment, diffusé pour la première fois en 2013. Dans un futur proche, un comique raté s’y présente aux élections sous la forme de l’ours bleu numérique qu’il anime, lors de sketches télévisés, via des manettes et autre détecteur de mouvement. Malgré ses propos haineux, sa misogynie et sa grossièreté, Waldo est élu ; et cette victoire est notamment portée par des vidéos virales sur les réseaux sociaux. Plusieurs ont fait le parallèle…

 

The Waldo Moment, épisode 3 de la saison 2, Black Mirror, 2013.

 

«La science-fiction ne prédit pas l’avenir»

A rebours de cette vision prophétique de la série télévisée britannique, celle de Marc Atallah est éclairante. Le directeur de la Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires d’Yverdon-les-Bains, affirme en effet que « la science-fiction est avant tout un art métaphorique qui puise son inspiration dans le monde réel, contemporain, qu’elle transforme et extrapole. » Cette dynamique d’exagération permet de rendre plus visibles les conséquences des technologies sur l’humain: « La technique et le décor futuristes sont des outils pour dévoiler des phénomènes anthropologiques. » Pour Marc Atallah, le genre de l’anticipation parle donc également, et exclusivement, de l’époque dans laquelle il est écrit, dessiné ou filmé.

Dans cette perspective, la lecture que l’on peut faire de Black Mirror est différente. The Waldo Moment n’a rien prédit: il dépeint par contre avec justesse un monde dans lequel les postures « anti-système » et les slogans politiques agressifs et creux rencontrent un terreau économique, social, mais aussi médiatique, favorable à leur triomphe. L’épisode dénonce entre autres la mise en scène de la politique par la télévision qui la transforme en divertissement futile et méchant; mais aussi galvanisant. Le plateau télé, relayé par internet, devient ainsi le lieu de la démagogie où l’émotion prime sur la réflexion.

Dans l’épisode qui ouvre la saison 3, Nosedive, on découvre un réseau social où les individus ne cessent de se noter mutuellement, ce qui a des effets sur le moindre aspect de leur vie sociale mais aussi intime. La hiérarchie ainsi créée permet aux « mieux notés » d’accéder à de meilleurs logements, aux lieux les plus huppés, aux jobs les plus prestigieux… alors que les autres sont méprisés. Encore une fois, il est peu probable que cette application pour smartphones apparaisse telle quelle dans le futur. Mais le cercle vertueux ou vicieux de la popularité sociale qui s’aligne sur la richesse financière et les privilèges culturels, dans une logique de compétition néolibérale entre les individus, fait notamment penser à la théorie des différentes formes de capitaux de Pierre Bourdieu, développée il y a une quarantaine d’années. Selon cet épisode donc, les réseaux sociaux et autres « nouveaux médias » d’aujourd’hui participent à renforcer cette logique.

 

Nosedive, épisode 1 de la saison 3, Black Mirror, 2016. Pour augmenter son score de popularité qui est « moyen », Lacey se rend chez un conseiller spécialisé.

 

Cette trame fait également écho à d’autres phénomènes contemporains, comme « la dictature des clics » que subissent les journalistes (parfois mieux payé·e·s quand leurs textes sont appréciés sur la toile) et qui entraîne inévitablement la victoire de la forme sur le fond. On peut encore mentionner les « Likes » (et leur absence) sur Facebook et autre plateforme digitale qui structurent – parfois cruellement – la vie des adolescent·e·s. En définitive, ce sont des mouvements de fond actuels que l’exagération permise par la fiction dévoile avec force.

« Oui mais… » répondent les historien·ne·s

Le débat est-il donc clos: Black Mirror ou tout autre production science-fictionnelle n’a rien à voir avec le futur? « Oui, mais… » répondent cependant certains historien·ne·s des médias, à l’instar du professeur d’histoire et esthétique du cinéma lausannois  François Albera et du professeur en media studies étatsunien William Uricchio. Les deux chercheurs ont en effet mobilisé des fictions de la fin du XIXe siècle pour écrire l’histoire de médias postérieurs, comme le cinéma et la télévision. L’ouvrage d’anticipation d’Albert Robida, Le Vingtième siècle, paru en 1883, occupe une place importante dans leurs travaux respectifs. L’illustrateur, journaliste et romancier français y décrit notamment un drôle d’objet: le téléphonoscope.

Le téléphonoscope: Albert Robida, Le Vingtième Siècle, Paris, G. Décaux, 1883.

Il s’agit d’un appareil audiovisuel qui ajoute l’image aux capacités du téléphone (1876), soit la communication à distance et en direct. En un mot, une sorte de Skype. Mais le téléphonoscope est également imaginé comme « simple » télévision (qui permet d’assister en direct à des spectacles depuis chez soi, image ci-contre) et comme outil de surveillance. William Uricchio remarque que cette idée selon laquelle la simultanéité du téléphone pourrait être étendue à l’image domine les inventions, les discours et l’imaginaire de l’époque. Ce constat lui permet d’affirmer que l’idée de télévision, en tant que média de la simultanéité, précède celle du cinéma. Or, les premières réalisations concrètes de ces deux médias se situent respectivement au milieu des années 1920 et autour de 1895. Le chercheur étasunien note d’ailleurs que les premières formes cinématographiques miment le direct : elles sont empreintes de l’idée de simultanéité propres au télévisuel, dont la concrétisation matérielle a été empêchée par les barrières technologiques de la période.

Cette démarche méthodologique est particulièrement bien exprimée par François Albera, dans son article paru en 2012, Le cinéma projeté. L’historien et critique de cinéma y propose « d’envisager les « utopies » des technologies de la communication qui fleurissent en particulier à l’âge industriel et technique (…) moins comme des anticipations que comme des actualisations des « possibles » des technologies qui leur sont contemporaines. » Pour François Albera, l’intérêt de ces fictions réside moins dans leur capacité à annoncer l’avenir de manière prophétique que dans leur facultés à « éclairer certaines dimensions des techniques existantes que l’histoire, privilégiant l’un des usages retenus (…), n’a pas exploitées. » On a donc pensé, dessiné, raconter la télévision bien avant qu’elle ne soit techniquement mise sur pied. Cette perspective fait ainsi lumière sur la longue histoire des médias, qui ne débute pas forcément par des objets tangibles, et qui fait de l’imagination humaine un lieu privilégié de l’invention technique.

Un miroir des possibles

Pour les deux spécialistes, le moment de l’émergence de nouvelles formes audiovisuelles est particulièrement intéressant à analyser car un « nouveau média » est caractérisé par une « flexibilité interprétative » (notion développée par les sociologues des techniques Wiebe E. Bijker et Trevor J. Pinch). Comme les contours et usages possibles du nouvel objet sont encore flous, l’imaginaire a le champ libre: la science-fiction constitue l’une de ses expressions. Cette dynamique est renforcée lorsque le contexte économique, technique et social global est lui-même incertain. William Uricchio soulève d’ailleurs à cet égard que ce début de XXIe siècle a beaucoup en commun avec la fin du XIXe en termes de bouleversements socioéconomiques.

En 1883, Albert Robida imaginait avec ironie le Paris du futur. Black Mirror, pur produit de ces années 2010, cauchemarde l’avenir. A une époque où les nouvelles technologies et leurs multiples usages prospèrent de manière chaotique, Charlie Brooker fait rimer l’audiovisuel à venir avec surveillance, contrôle, compétitivité, aliénation et violence symbolique autant que physique. Ce portrait féroce de notre monde intéressera peut-être quelques historiens et historiennes dans une centaine d’années.

 

Références

Black Mirror sur Netflix

Albera François, « Le cinéma projeté », Intermédialités: Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques (20), 2012.

Marc Atallah, L’art de la science-fiction, Chambéry: Yverdon-les-Bains, Les Ed. ActuSF; Maison d’Ailleurs, 2016.

Uricchio William, « Television’s first seventy-five years: the interpretive flexibility of a medium in transition », in: Kolker Robert, The Oxford Handbook of Film and Media Studies, Oxford; New-York, Oxford University Press, pp. 286-305.