« Proto-histoire » d’une coopération
Les relations entre sport et télévision apparaissent de nos jours aller de soi. Il n’en a pas toujours été ainsi. Retour sur le cas suisse des années 1950 et 1970, une période que l’on pourrait qualifier de « proto-histoire » du football dans les programmes TV de la SSR. Car si les grands changements en matière de retransmission interviennent dans les années 1980-1990, ceux-ci prennent appui sur la coopération mise en place 30 ans plus tôt.
Par Philippe Vonnard, juin 2020.
Le COVID-19 a bien révélé la place importante prise par la thématique sportive dans les médias, et en particulier à la télévision. En l’absence de compétitions, le sport a quelque peu « déserté » les grilles des programmes, les téléspectateurs et téléspectatrices devant essentiellement se contenter de revivre des anciennes compétitions propres à raviver la mémoire collective. Mais la pandémie a aussi rappelé un fait connu mais parfois occulté: la très grande importance des médias dans le financement de certains sports. En effet, l’apport financier des télévisions est devenu, au fil des années, l’un des principaux revenus – si ce n’est le plus important – pour les athlètes, clubs, ligues et fédérations nationales et internationales. Certes, des différences existent entre les sports et entre les espaces nationaux – sous cet angle le domaine sportif suisse apparaît moins touché que celui de ses grands voisins – ; cependant, on peut estimer que médias et sport constituent indéniablement les deux faces d’une même pièce.
Si les relations entre télévision et sport apparaissent de nos jours aller de soi, il n’en a pas toujours été ainsi. Le but de cet article est de brièvement revenir sur l’établissement de cette coopération en s’arrêtant sur le cas du football en Suisse, thématique qui n’a jusqu’ici que très peu retenu l’attention de la recherche.
Le texte est divisé en trois parties. La première, qui va de 1953 à 1959, revient sur les diffusions initiales de rencontres de football à la télévision suisse. La deuxième traite des premières conventions signées entre les deux parties et aborde les années 1960-1968. La troisième couvre les années 1969 à 1979, période qui voit les relations devenir conflictuelles et qui remet en question, pour un temps du moins, les bases de coopération préalablement établies.
Une relation à établir
Dès l’entre-deux-guerres, le football est investi par la presse écrite (généraliste et sportive) helvétique, puis par la radio. Ce processus renforce indéniablement la popularité d’un sport dont l’élite connaît une première phase de professionnalisation. En matière de radiodiffusion, dès 1936 une convention est signée entre la SSR et l’Association suisse de football (ASF) – l’association faîtière du football suisse. Désormais, les auditeurs et auditrices ont le loisir d’écouter la plupart des matchs de l’équipe nationale en direct ainsi que les deuxièmes mi-temps de quelques parties du Championnat suisse.
Les premiers temps de la télévision au début des années 1950 ne bouleversent pas cette donne. Quelques essais montrent cependant que le jeu dispose d’un avenir télévisuel. On peut mentionner la rencontre entre la Suisse et l’Allemagne disputée à Bâle en avril 1954 mais surtout la dizaine de matchs en direct diffusés à l’occasion de la première saison de l’Eurovision lancée par l’Union européenne de radiodiffusion (UER) lors de la Coupe du monde de 1954 qui se déroule en Suisse.
En comparaison avec d’autres spectacles sportifs, le football d’élite contient quelques atouts spécifiques pour sa diffusion télévisuelle. En effet, l’espace de jeu peut être capté de manière relativement aisée, avec une ou deux caméras postées en hauteur. Le coût de production est donc moindre en comparaison d’autres sports qui se déploient dans un cadre plus large et accidenté, comme le ski. Le rythme du jeu, plus lent que celui du basket ou du hockey sur glace, permet par ailleurs de suivre la partie sans trop de difficulté sur son petit écran. Enfin, il y a peu de risque de déprogrammation en raison de la météo.
Les dirigeants du football suisse sont toutefois réticents vis-à-vis de la télédiffusion des matchs, le petit écran faisant courir le risque de vider les stades, notamment en cas de mauvais temps ou lors de la retransmission d’une partie plus attractive en termes de niveau de jeu, voire d’intérêt sportif. Il faut rappeler qu’à cette époque, la billetterie constitue la source de revenus la plus importante, et ceci pour les clubs mais aussi pour l’ASF qui encaisse d’importantes sommes sur les rencontres de l’équipe nationale suisse. Dès lors, les milieux footballistiques envisagent de limiter cette concurrence, soit par une interdiction de retransmission, soit par la demande d’une indemnité compensatoire correspondant au manque à gagner estimé lié à la perte potentielle de public.
Ces réticences se retrouvent dans d’autres pays et sont thématisées lors du premier congrès officiel de l’Union des associations européennes de football (UEFA) organisé en mars 1955 à Vienne. Jusqu’à la fin des années 1950, la télédiffusion des rencontres de football en Suisse reste donc marginale et concerne surtout des matchs internationaux, en particulier les finales de la Coupe des clubs champions européens, diffusées en Eurovision.
Un premier accord
Un changement s’opère au début des années 1960. Le sport à la télévision se structure progressivement avec notamment la création d’un embryon de Service des sports et des commissions relatives aux problèmes de la télévision au sein des organismes footballistiques sont mis en place. Après plusieurs mois de correspondances, une rencontre entre dirigeants de la télévision et du football accouche d’une double convention en juin 1960. Le premier accord est scellé entre la SSR et l’ASF et porte sur les matchs de l’équipe nationale et de la Coupe de Suisse (à partir des demi-finales). Le deuxième est conclu entre la SSR et la Ligue nationale de football – organisme qui régit le football d’élite depuis 1933 – et traite des questions relatives au Championnat suisse de première et de deuxième division.
Que nous disent ces deux documents qui, au passage, contiennent des clauses relativement proches ? Tout d’abord, les milieux du football obtiennent que la retransmission des rencontres sur le petit écran, en direct ou en différé, ne soit possible qu’avec leur accord. Ensuite, la primauté des compétitions domestiques – championnat et coupe – est rappelée : aucun match international ne doit venir concurrencer les rencontres disputées sur le sol national. En outre, la rencontre ne doit pas être annoncée à la radio ou dans les grilles de programmes publiées dans la presse spécialisée ; de fait, l’information ne sera indiquée aux téléspectateurs et téléspectatrices que quelques minutes avant le début de la partie. Enfin, pour chaque retransmission, la SSR verse des indemnités aux acteurs du football qui s’élève à 4’000 CHF pour un match en direct de Ligue nationale A, à 3’000 CHF pour la seconde mi-temps et la moitié environ pour les rencontres en différé. Le prix est plus élevé lorsqu’il s’agit d’un match international puisque les acteurs de la télévision doivent s’acquitter de la somme de 10’000 CHF pour une rencontre en direct de l’équipe de Suisse.
Ces accords ont une teneur similaire à ceux conclus, au même moment, à l’échelle européenne entre l’UER et l’Union des associations européenne de football (UEFA). Outre un contrat au sujet de la retransmission des finales de la Coupe des clubs champions européens, les deux organismes s’entendent sur des « principes généraux » en matière de télédiffusion susceptibles de fournir une base de collaboration entre acteurs de la télévision et du football à l’échelle nationale.
Les conventions SSR-ASF et SSR-LN ont le mérite de poser un cadre. Toutefois, les clauses vont rapidement être rediscutées, en particulier en raison d’enjeux financiers. Certes les budgets de la télévision suisse augmentent, ce qui lui confère l’avantage d’étoffer son offre. Mais c’est surtout la nouvelle phase du professionnalisme que connaît le football helvétique qui entraîne avec lui une hausse des charges pour les clubs. Cette situation implique de trouver de nouvelles sources de financement, mais surtout de pérenniser celles qui existent.
De fait, pour les dirigeants du football, il est impératif que la télévision ne nuise pas au nombre de spectateurs et spectatrices dans les stades. En 1965, une nouvelle convention est signée et les prix sont effectivement majorés par rapport à ceux fixés cinq ans auparavant. Désormais, une rencontre en direct coûte 6’000 CHF à la SSR et la somme à fournir pour un match en différé s’élève à 2’000 CHF.
Le nouvel accord marque néanmoins quelques avancées dans la coopération. Ainsi, les téléspectateurs et téléspectratrices auront désormais la possibilité de suivre, chaque dimanche dès 18 heures 15, la deuxième mi-temps en différé d’une rencontre du Championnat suisse. Cependant, la retransmission ne doit pas être annoncée à la radio ou dans la presse, mais simplement être notifiée comme suit : « Match de football de ligue nationale A ou B, télévision en différé d’une mi-temps d’un match de championnat du … (date) ». Signe qu’un intérêt commun se dessine, les dirigeants du football acceptent de limiter la présence de la publicité dans les stades lors des retransmissions et ceux de la télévision indiquent qu’ils sont prêts à faire de « la propagande » pour les rencontres de football et à donner les résultats des paris sportifs (Sport-toto).
Alors que le sport s’installe de plus en plus à la télévision suisse – les grandes compétitions constituent des piliers des retransmissions en Eurovision – et que les Jeux olympiques d’hiver de 1968 à Grenoble sont les premiers à être diffusés en couleurs, les conventions SSR-ASF/SSR-LN sont renouvelées en 1968, et ce pour une durée de deux ans.
Redéfinir les contours de la relation
De nouvelles négociations entre l’UER et l’UEFA débouchent sur un accord pour une durée de quatre ans. Il concerne la télédiffusion des finales des principales compétitions européennes de football. Malgré cette avancée significative, le début des années 1970 marque en Suisse le début d’un désaccord entre acteurs de la télévision et du football.
Ainsi, pour les demi-finales de la Coupe de Suisse de la saison 1971/1972, le Servette de Genève et le Lausanne-Sports s’accordent sur un montant global de 20’000 CHF pour une retransmission en différé, soit quatre fois le montant indiqué pour ce type de rencontre dans la nouvelle convention signée une année plus tôt ! Cette proposition est refusée par la SSR. Cependant, la télévision est également mise sous pression par des téléspectateurs et des téléspectatrices qui, depuis plusieurs années, utilisent les courriers des lecteurs de magazines spécialisés afin de demander davantage de retransmission de football. Ces requêtes obligent les dirigeants de la SSR à devoir régulièrement s’expliquer sur cette situation.
Une année plus tard, la retransmission en direct de la finale de la Coupe de Suisse va être le théâtre d’un sérieux conflit entre les dirigeants de l’ASF et de la SSR. Pour les dirigeants du football suisse, cette rencontre est l’illustration même de la concurrence néfaste que peut faire le petit écran. La finale met en opposition Zurich et Bâle, soit les deux meilleures formations du pays. Les organisateurs du match s’attendent donc à voir un stade comble (54’000 spectateurs), d’autant plus que quelques semaines avant l’événement, la billetterie battait son plein. Tenant compte de cette situation, ils autorisent la télévision à retransmettre en direct le match et à l’annoncer en avance dans la presse. Toutefois, la finale ne réunit « que » 38’000 personnes. Pour l’ASF, la cause de cet échec est simple : la télédiffusion en direct de la rencontre.
Précautionneux, les dirigeants de l’ASF ont toutefois fait ajouter une clause dans le contrat de diffusion permettant d’assurer leurs arrières, à savoir que la SSR devrait s’acquitter d’une compensation pour la perte de public. Si cette disposition a été acceptée par les acteurs de la télévision, un désaccord réside sur le montant à verser. Pour la SSR, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et désormais, ses dirigeants vont jouer plus serrés dans les discussions avec leurs homologues du football. Conséquence de cette nouvelle donne, les conventions SSR-ASF et SSR-LN, qui arrivaient à échéance en été 1972, ne sont pas reconduites. Commence alors une séquence de plusieurs mois marquée par une coopération fortement entravée.
En fait, dans les années 1970, la relation entre acteurs de la télévision et du football est chaotique. Au milieu de la décennie, un nouveau conflit éclate, cette fois sur le thème de la publicité. En effet, les clubs de l’élite arborent de plus en plus de sponsors sur leur maillot – souvent des marques locales. Or, même si la publicité existe à la télévision suisse, les promoteurs de la SSR ne voient pas d’un bon œil cette place grandissante de la publicité dans le domaine du ballon rond, en particulier pour des raisons économiques. Les annonceurs ne payent en effet rien à la SSR en contre-partie. Leur démarche s’apparente donc à de la publicité gratuite.
Il va falloir attendre la fin des années 1970 pour qu’une entente plus solide entre la SSR et le duo ASF/LN se réalise. Il faut dire que, désormais, la télévision est bien ancrée au sein de la société suisse. Il apparait difficile pour les dirigeants du football de l’ignorer. En outre, le football helvétique est en train de réaliser sa mue. Le passage au professionnalisme est marqué par l’arrivée de nouveaux dirigeants qui ne voient plus forcément le petit écran comme une concurrence mais le considère au contraire comme une opportunité autant financière qu’en termes d’image. Outre la somme engagée par la SSR – pour chaque match de l’équipe nationale, la SSR verse 70’000 CHF à l’ASF, soit en tenant compte du renchérissement, près de 3,5 fois la somme convenue dix-huit ans plus tôt dans la première convention ASF-SSR – la nouvelle convention de 1979 stipule comme autre nouveauté que toutes les rencontres de l’équipe nationale seront diffusées en direct par la télévision suisse.
Au début des années 1980, une véritable coopération, voire une alliance, entre les dirigeants du football et de la télévision suisse s’engage: les téléspectateurs et téléspectatrices helvétiques auront désormais le loisir de voir de nombreuses rencontres de football en direct. Certes, le contexte apparait désormais comme étant plus favorable mais il faut constater que le modus operandi décidé s’appuie globalement sur celui mis en place deux décennies plus tôt.
Références
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Archives
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Archives de l’ASF (dossier « relation avec la radio et la télévision » dans cote 721-722, boîte : BD 671-676).
Radio TV. Je vois tout (lecture générale pour les années 1950-1970).
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Littérature
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