Une télévision allumée. Les arts dans le noir et blanc du tube cathodique

Compte-rendu d’ouvrage.

L’ouvrage collectif Une télévision allumée. Les arts dans le noir et blanc du tube cathodique dirigé par Viva Paci et Stéphany Boisvert est sorti en janvier 2018 aux Presses Universitaires de Vincennes. Marie Sandoz et Roxane Gray en ont rédigé le compte-rendu, publié dans la revue d’histoire du cinéma 1895 (n°86/hiver 2018). Notre site en partage un extrait. 

Par Roxane Gray et Marie Sandoz, octobre 2019.

 

 

L’ouvrage collectif Une télévision allumée. Les arts dans le noir et blanc du tube cathodique est tiré du colloque éponyme qui s’est déroulé du 25 au 28 mars 2015 à la Cinémathèque québécoise dans le cadre du Festival International du Film sur l’Art. Les contributions analysent les relations entre différentes formes d’art et la télévision durant la période d’émergence et d’institutionnalisation du média, entre 1940 et 1970.

Elles ont été réunies par Viva Paci, professeure de théories du cinéma à l’Université du Québec à Montréal, et Stéfany Boisvert, chercheuse postdoctorale au Departement of Art History and Communications Studies de l’Université de McGill. Les auteur·e·s, essentiellement des spécialistes du cinéma, de la télévision et de la vidéo, sont issus de départements dédiés au cinéma, aux communications ou aux médias d’Universités d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. Soulignons également la présence enrichissante de praticiens et praticiennes ; artistes, vidéastes et cinéastes. Les espaces géographiques traités dans l’ouvrage témoignent, par ailleurs, de ces « allers et retours entre Europe et Amériques » (p. 8). Les études de cas demeurent néanmoins circonscrites aux États-Unis et aux grands pays européens, au premier rang desquels la France, mais aussi l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne.

Un art télévisuel ?

Dans Une télévision allumée, la notion d’art se décline de différentes manières au fil des chapitres. Tantôt comprise comme la peinture, le théâtre, le cinéma ou la musique classique et populaire, tantôt incarnée par des artistes, elle peut aussi être plus généralement synonyme d’une forme d’esthétisme et de créativité que permet de développer le média télévision. Cette dernière acception de l’art ouvre la voie à l’étude d’un « art télévisuel ». A cet égard, la réflexion de William Uricchio (« La télévision et les arts. Au-delà de la traduction et de la transmission ») invite à dépasser une conception de la télévision comme simple vecteur de représentation et à penser la télévisualité en termes d’ambition esthétique et de potentiel artistique. L’auteur propose ainsi d’étudier ce qu’il appelle un « excès de médialité » (p. 35), soit les propriétés formelles et matérielles de la télévision qui s’immiscent dans la réception de l’œuvre d’art. De la sorte, le contact d’autres arts avec la télévision permet tout autant de comprendre les modalités de transformation et de réappropriation d’œuvres d’art lors de leur passage à la télévision que de faire surgir les potentialités esthétiques et les capacités expressives du média lui-même.

 

Nuit des princes (1930), dernier film muet du cinéaste et réalisateur TV, Marcel L’Herbier

 

Ces différentes définitions de la notion d’art, les niveaux d’analyses variés qu’elles impliquent ainsi que le principe de télévision comme art auraient cependant bénéficié d’une discussion théorique plus approfondie, absente de l’introduction de l’ouvrage. Il serait en outre intéressant de se demander dans quelle mesure le concept même d’« art télévisuel » participe d’une stratégie de légitimation de l’objet de recherche télévision par ses spécialistes.

Les différentes contributions illustrent toutefois de manière stimulante cette approche de l’histoire du média par la notion d’art. L’un des apports essentiels du livre est de penser cette relation dans une perspective intermédiale. Les dynamiques de réciprocité, de co-construction et d’emprunt entre la télévision naissante et différentes formes d’art traversent en effet l’ensemble des textes. Dans cette perspective, l’examen de la relation entre art et télévision dévoile un processus complexe de construction identitaire par lequel passe le nouveau média. Sur ce point, le choix du cadre chronologique revêt toute son importance : étudier les débuts de la télévision signifie s’intéresser à des décennies propices aux expérimentations et durant lesquelles le média se cherche. L’ensemble des communications aborde d’une manière ou d’une autre cette question de l’identité (instable) de la télévision. Celle-ci s’affirme contre, se construit avec, s’adapte et se mêle à différentes expressions artistiques, au sein d’une relation dynamique.

Un cadre d’analyse élargi

Cette approche stimulante inscrit Une télévision allumée dans le regain de l’historiographie sur la télévision qui se déploie depuis plusieurs années en histoire des médias et des cultures visuelles. Les apports de la notion d’intermédialité dans ces champs d’études ont effectivement été soulignés par de nombreux auteur·e·s, dont certains figurent parmi les contributeurs et contributrices de l’ouvrage. Concernant l’histoire croisée de la télévision et des arts, l’ouvrage résonne notamment avec celui de Caroline Tronz-Carroz (La boîte télévisuelle : Le poste de télévision et ses artistes, INA, 2018) qui s’intéresse aux décennies 1960-1990, alors que l’intérêt pour les premières années du média fait par exemple écho à la publication dirigée par Gilles Delavaud et Denis Maréchal (Télévision : Le moment expérimental. De l’invention à l’institution 1935-1955, INA, 2011).

En interrogeant les débuts de la télévision au prisme de ses interactions avec le cinéma, l’introduction de V. Paci témoigne de ce renouvellement historiographique. Le chercheuse souligne en effet la pertinence et les apports d’une perspective intermédiale pour étudier la construction du média télévisuel. Ces lignes introductives témoignent toutefois plus d’une réflexion approfondie sur les relations entre cinéma et télévision – objet de recherche de l’auteure – qu’elles ne donnent un cadre problématique et méthodologique clair à l’ouvrage.

Cette cohérence de l’ensemble est néanmoins apportée par son organisation thématique. Les quatorze chapitres sont en effet répartis en quatre sections qui abordent respectivement les liens entre la télévision et les arts comme « une histoire intermédiale », « une histoire de créateurs entre les arts », « une histoire d’enseignement » et « une histoire de résistance ». Chaque partie offre ainsi un regard particulier sur les modes d’interpénétration d’un espace artistique à un autre et sur les mélanges esthétiques auxquels ils donnent lieu.

Glenn Gould au studio de télévision CBC (1954-1977)

 

Qu’il s’agisse des thématiques étudiées ou des approches adoptées, l’intérêt de cet ouvrage réside dans le cadre d’analyse élargi qu’il propose. L’approche intermédiale, en premier lieu, sous-tend cette réflexion collective. Présentée comme constitutive de l’identité télévisuelle et comme une condition de légitimation du média, l’intermédialité n’est pas seulement avancée comme un objectif de recherche mais apparaît d’une manière très concrète dans l’ensemble des communications. Cette ouverture se manifeste également dans la matière exploitée, mise en valeur par la variation des échelles utilisées. Le récit de parcours atypiques, de collectifs éphémères, d’émissions oubliées ou de projets avortés offre un regard renouvelé sur une histoire de la télévision en-dehors de ses limites institutionnelles et de ses acteurs privilégiés.

Cette démarche et ses résultats stimulants font écho aux travaux hétérogènes qui s’effectuent sous l’appellation « archéologie des médias » (cf. Parikka, Jussi, What is media archaeology? Cambridge: Polity Press, 2012). Ce courant de la littérature prône en effet un décentrement du regard vers des formes médiatiques marginales, qu’elles soient oubliées, expérimentales, rêvées ou qu’elles aient échoué et permet ainsi de rompre avec une histoire des médias linéaire et focalisée sur les expériences et acteurs dominants. La problématique d’Une télévision allumée apparaît particulièrement féconde en regard des objectifs et méthodes développés par cette approche. La réflexion ainsi dirigée sur les expérimentations artistiques de/à/avec la télévision aboutit de fait sur des histoires marginales et extrêmement diversifiées. En matière d’art, l’archéologie des médias suggère en outre de dépasser la séparation entre les travaux académiques et les pratiques des artistes, qui peuvent notamment exploiter des matériaux d’archives dans leurs créations. De cette manière, l’archéologie des médias ne se réduit pas à une méthode historienne mais peut se décliner en pratique artistique. Ce dernier point résonne tout particulièrement avec les travaux rassemblés par V. Paci et S. Boisvert.

Une autre force du livre est d’offrir une plongée dans la diversité des pratiques qui jalonnent les premières décennies de la télévision. En effet, la réflexion sur l’identité malléable, adaptable et multiple du média apparaît de manière transversale au fil d’Une télévision allumée. Elles révèlent ainsi des années 1950-1970 qui témoignent d’évolutions importantes et d’expériences hétérogènes. Les auteur·e·s mettent en avant tout autant les intérêts d’une époque pour les spécificités d’un média que, dans une perspective synchronique, la diversité des stratégies institutionnelles et individuelles, politiques et artistiques qu’on lui assigne.

Sandmännchen, programme d’animation pour enfants créé en 1959 en Allemagne de l’Est 

 

Les chapitres incitent ainsi à établir des nuances et distinctions plus fines au sein d’une période d’étude qui n’est pas problématisée dans l’introduction. Les années 1940-1970 y sont effectivement caractérisées comme le « début de l’ère de la télévision » « le nouveau média, s’il n’est pas encore de masse était déjà résolument domestique » (p. 7). Les phases d’avènement et d’institutionnalisation de la télévision cachent en fait des logiques de développement plus subtils et voient naître des pratiques télévisuelles variées, bien loin d’un usage du média uniquement domestique.

Quant aux espaces géographiques traités, bien que diversifiés, leur étude s’est essentiellement cantonnée à des cadres nationaux. Le rôle de l’international apparaît néanmoins de manière stimulante dans plusieurs chapitres, à l’instar de la promotion, par le réalisateur français M. L’Herbier, d’une collaboration intermédiale strictement nationale entre la télévision et le cinéma face à l’influence croissante du cinéma étasunien. Autres exemples parmi d’autres, la conférence internationale Open Circuits ou le profil des invités de l’émission Bleu comme une orange témoignent du croisement non seulement intermédial mais aussi transnational des réflexions, acteurs et pratiques liés au média télévision dans les années 1940-1970.

Finalement, la confrontation aux normes techniques, institutionnelles et esthétiques semble constitutive des relations entre art et télévision telles qu’analysées dans Une télévision allumée. Elle peut tout d’abord être propice à la créativité artistique, voire en être le cœur. En jouant avec les contraintes de production et de réception, les artistes explorent des ressources méconnues du média. La norme est ainsi détournée dans une pratique artistique expérimentale qui questionne les limites du média. L’art constitue ici un moyen de se distancer de cette norme, voire de la critiquer. La nature de la relation change lorsque la pratique artistique s’institutionnalise et se défait de son statut expérimental. Ce faisant, elle tend justement à se normaliser.

En définitive, les interactions complexes avec les normes cristallisent la tension inhérente à la construction d’un média qui oscille entre la recherche d’une identité propre et l’acquisition d’une légitimité dans l’espace médiatique. Ces deux processus sont en effet omniprésents dans Une télévision allumée, ouvrage qui dépasse ainsi l’analyse des relations entre l’art et la télévision pour proposer une étude vaste et diversifiée sur le petit écran.