Peter Goddard évoque l’histoire du journalisme d’investigation à la télévision
Alors qu’en Suisse romande, le cinquantième anniversaire du magazine de la RTS Temps présent mobilise chercheurs/euses et journalistes autour de son histoire, que peut-on dire du développement des programmes d’information en Grande-Bretagne? Pour nous éclairer sur la question, nous avons rencontré le professeur Peter Goddard qui a consacré un ouvrage sur le magazine World in Action, diffusé par ITV entre 1963 et 1998.
Par François Vallotton, décembre 2018
En avril prochain, le magazine de la RTS Temps présent fêtera ses 50 ans. Ce sera l’occasion d’une opération spéciale au sein du programme avec la réalisation de cinq reportages et la production d’un webdoc sur l’histoire de l’émission, fruit de la collaboration entre l’équipe du magazine et les Universités de Lausanne (sections d’histoire et de cinéma) et de Neuchâtel (Académie du journalisme et des médias).
Dans ce contexte, il nous a semblé intéressant, à titre comparatif, de nous interroger sur le développement du magazine d’information (appelé Current Affairs) en Grande-Bretagne. Celui-ci s’est en effet développé de manière précoce – Panorama, au sein de la BBC, est l’un des programmes toujours en activité les plus anciens de l’histoire de la télévision puisque créé dès 1953 – et fait l’objet aujourd’hui de débats nourris sur son maintien et son évolution dans le paysage médiatique contemporain.
Nous nous sommes entretenu avec Peter Goddard, professeur en Media et Communication de l’Université de Liverpool, qui compte parmi les meilleurs spécialistes du Current Affairs. Il a consacré un livre à World in Action, l’une des autres grandes références en la matière diffusée par ITV entre 1963 et 1998. Nous le remercions pour cet entretien.
François Vallotton : Pourrais-tu d’abord définir le type de format appelé «Current Affairs» et sa genèse dans le contexte britannique puis souligner la place qu’occupe ce type de programme dans l’historiographie des médias et de la télévision britannique?
Peter Goddard : Le format du Current Affairs est une émission d’actualités, hebdomadaire, qui présente un regard approfondi sur l’information, aussi bien nationale qu’internationale, et privilégiant un travail d’enquête et de mise en forme original. Le caractère distinctif du magazine d’information britannique est une combinaison de trois traditions médiatiques antérieures : celle du cinéma documentaire initiée par John Grierson dans les années 1930, celle du développement des Talks and Features («exposés et chroniques») propres à la radio et celle du journalisme d’investigation de la presse écrite. Dans le même temps, ce type de programme est intimement lié à l’idée du service public incarnée par la BBC, même si celle-ci mettra quelque temps à investir le domaine de l’information en télévision. Panorama est créé en 1953 et sera «concurrencé», sur ITV, par deux autres programmes de référence This Week (Associated-Rediffusion) dès 1956 et World in Action (Granada) en 1963. Ces deux dernières émissions s’inscrivent dans le mandat de service public d’ITV qui contraint le nouveau réseau de télévision privé à développer une programmation dite «sérieuse».
Le Current Affairs, et j’en viens au deuxième aspect de ta question, doit être vu comme un élément de la spécificité mais aussi de la compétition qui caractérise le service public. Après les premiers grands chantiers sur l’histoire institutionnelle de la télévision britannique réalisés par Asa Briggs (sur la BBC) et Bernard Sendall (sur ITV), de nouvelles approches se sont développées, plus centrées sur la programmation et sur certains types d’émission. Il s’agissait également de dépasser certaines analyses marxistes qui avaient caractérisé les approches des années 1980 et qui mettaient essentiellement l’accent sur le rôle des médias dans la reproduction de l’idéologie dominante. Les recherches sur le Current Affairs devait permettre de nuancer cette grille d’analyse en mettant l’accent sur les conditions de production de ces magazines.
FV : Comment en es-tu arrivé à travailler plus spécifiquement sur World in Action ?
PG : Les années 1990 correspondent à une profonde transformation du paysage audiovisuel avec l’intensification des logiques de marché, le développement du satellite et la réorganisation d’ITV, une dynamique qui va favoriser un regard rétrospectif. Steve Boulton, le producteur de World in Action, va par conséquent accueillir très favorablement la proposition de l’historien John Corner – grande figure de l’histoire de la télévision et professeur à Liverpool – de développer un travail académique d’envergure sur le magazine. C’est ainsi que j’ai pu me lancer dans cette aventure. Il faut souligner également que j’ai pu ainsi bénéficier de l’accès aux archives papier de l’entreprise ainsi qu’aux contenus télévisés de par une première phase de sauvegarde des archives via leur transfert sur VHS. La lecture intensive de la documentation écrite a été essentielle pour comprendre comment le programme avait été mis en place, le recrutement des collaborateurs mais aussi les relations entre producteurs et direction.
FV : Par rapport à Panorama, sorte de référence en matière de magazine au moment du lancement de World in Action, comment ce dernier se positionne-t-il ?
PG : Il y a plusieurs différences, portant à la fois sur la forme et le fond. D’abord en termes de minutage, Panorama a à l’origine une durée de 50 minutes en abordant plusieurs sujets ; World in Action privilégiera un sujet unique par émission de 30 minutes. World in Action renonce surtout au présentateur qui constituait un élément d’identification fort, voire la garantie de sérieux et de crédibilité, de Panorama. Pour World in Action, il fallait privilégier un autre regard sur l’actualité, plus percutant, plus critique. Cela reflète notamment la différence de génération des protagonistes : Panorama était géré par des journalistes expérimentés, très proches de Westminster et des milieux politiques. Les collaborateurs de World in Action sont plus jeunes, fascinés par les cultures alternatives des années 1960, les manifestations antinucléaires ou contre la guerre du Vietnam. Des émissions concernent les radio pirates, le mouvement hippie ou encore le militantisme étudiant. Du fait de la présence d’un bureau new-yorkais, World in Action est très connecté avec les transformations politiques et sociales qui agitent la société américaine. Autre élément à signaler, le fait que la rédaction de World in Action soit partagée entre Manchester et Londres, ce qui amène l’émission à traiter d’autres thématiques que celles de la capitale, en prise avec la réalité sociale spécifique du Nord industriel.
Mais c’est probablement en termes d’innovations journalistiques et esthétiques que les différences sont les plus manifestes. Dans World in Action, les sujets sont construits à la fois avec une volonté de capter l’attention du spectateur – avec des introductions choc – et de traiter des sujets complexes via un destin individuel ou une approche ethnographique. L’observation clandestine (undercover journalism) est utilisée également de manière fréquente afin d’apporter la preuve de comportements problématiques, voire illégaux. Cette pratique sera intensifiée, non sans certaines dérives parfois, avec le développement de micro-caméras dans les années 1980. Enfin, l’émission recourt également très tôt au «docu-drama» : l’exemple le plus célèbre est la reconstitution de l’attaque du train postal Glasgow-Londres, épisode de 1963 mis en images l’année suivante.
Vidéo: Conversations with a Working Man (World in Action, Granada Television), ITV, 7 juin 1971. Un reportage centré sur la figure d’un ouvrier dans la région industrielle du West Yorkshire qui témoigne de la volonté de l’émission de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas dans les médias traditionnels.
FV : Le magazine d’actualités voit la cohabitation de réalisateurs et de journalistes. En Suisse, l’évolution de Continents sans visa à Temps présent est souvent vue comme le passage d’une télévision de réalisateurs à une télévision de journalistes pour ce qui concerne l’information. Qu’en est-il en Angleterre et à World in Action ?
PG : Tant à Panorama qu’à World in Action domine une culture journalistique fondée sur l’expérience de la presse écrite. La première mouture de l’émission, de 1963 à 1965, est placée sous la responsabilité de Tim Hewat, un ancien du Daily Express, parfaitement iconoclaste. C’est lui qui écrit le script de l’émission ; le commentaire est alors la vraie plus-value du sujet, les images n’étant là que pour illustrer celui-ci. En privilégiant le 16mm, il va toutefois autoriser une plus grande rapidité et une mobilité d’action. Il entend également lutter contre la séparation des rôles qui marque le journalisme télévisuel : les journalistes venant à la télévision doivent apprendre les techniques filmiques et les réalisateurs apprendre à développer un traitement journalistique. L’unité de reportage idéale selon lui doit comprendre un producteur, un cameraman, un preneur de son et un «rechercheur» (souvent associé à la production).
Autre signe distinctif au sein de World in Action, l’apparition de jeunes réalisateurs influencée par le documentaire social, mais aussi par le cinéma direct. L’émission va ainsi s’assurer la collaboration de David et Alan Maysles, liés à l’American Direct Cinema movement et l’équipe intègre rapidement un équipement léger comme par exemple la caméra Arriflex. Lors de la refonte de l’émission en 1967, on peut constater un plus grand souci porté à la mise en image des reportages et la poursuite de formes plus expérimentales privilégiant l’observation sur la simple narration.
FV : Le magazine d’actualités est un travail d’équipe, comment cette dynamique collective se traduit-elle au quotidien et quelles sont les relations entre producteurs et direction?
PG : D’abord l’organisation de l’émission intègre un droit à l’erreur, la possibilité qu’une idée ne débouche sur rien. Des dizaines de personnes sont ainsi impliquées dans la production, avec un rôle très important donné aux «researchers».
La dynamique collective se marque, surtout au début, par les discussions communes très régulières qui se prolongent le soir, au pub. Cela sera plus difficile avec le partage des opérations entre Manchester et Londres. L’esprit frondeur et critique vis-à-vis de l’Establishment se retrouve par ailleurs au sein de la direction qui, durant une grande partie de l’histoire du programme, est constituée de professionnels, ayant travaillé au sein du magazine ou ayant l’expérience du travail journalistique. Cela contribue à créer une forme de culture commune.
Cela n’a pas empêché aussi les problèmes, liées à certaines frustrations personnelles ou aux conventions collectives imposées par les syndicats d’employés de l’audiovisuel. Suite à une grève en 1979, une nouvelle convention établit un volume horaire de base ainsi que des périodes d’au moins 10 heures de repos après chaque journée de travail. Y déroger engendre des coûts énormes en heures supplémentaires. Par ailleurs, lorsqu’on travaille sur des terrains de conflits, des négociations sont nécessaires pour obtenir une dérogation des syndicats concernant la taille des équipes. Chaque situation doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès du syndicat. Un dispositif qui retardera l’introduction de la vidéo légère dans les années 1980.
FV : On l’a dit, le Current Affairs implique une temporalité très étendue. Dans le même temps, la réactivité par rapport à certains sujets d’actualité est souvent considérée comme essentielle. Comment cette tension a été gérée par World in Action ?
PG : En effet, la plupart des émissions sont basées sur une durée de préparation très importante. Le record pour l’émission semble être allé jusqu’à 30 mois. Qui plus est ITV dépend d’une autorité régulatrice qui, suite à un reportage controversé en Afrique du Sud et en Angola, a imposé le visionnement préalable de l’émission avant sa diffusion ; cela prolonge d’autant le temps de préparation. Mais il y a eu des émissions faites quasi sur le vif. C’est notamment le cas lors de l’assassinat de J.F. Kennedy avec un reportage («Dallas») réalisé en 11 jours mais aussi lors d’une émission qui est restée dans les mémoires liée à la couverture simultanée, par six équipes, de la préparation et du déroulement d’une grande manifestation contre la guerre du Vietnam à Grosvenor Square, à Londres («The Demonstration»). Sans que cela ait pu être prévu naturellement, la manifestation a dégénéré débouchant sur une grande polémique dans la presse quant à la responsabilité de ces heurts. World in Action sera en mesure de présenter les images dès le lendemain soir, des images qui en l’occurrence témoignaient de la violence policière.
Vidéo: The Demonstration (World in Action, Granada Television), ITV, 18 mars 1968.
FV : Ces aspects posent la question des pressions qui s’exercent sur ce type de magazines. Quelles sont-elles en Angleterre ?
PG : C’est une question immense. Si l’on pense aux rapports entre le gouvernement et la BBC, ceux-ci ont été l’objet de renégociations permanentes, avec plusieurs épisodes très conflictuels dans les années 1970 et 1980 mais aussi au début des années 2000. Dans le cas d’ITV, c’est une autorité indépendante, l’ITA (Independant Television Authority, plus tard l’Independent Broadcasting Authority), qui est responsable aussi bien des standards de qualité des programmes mais aussi de la proportion de productions propres ainsi que de l’équilibre et de l’impartialité des programmes. Cette dernière notion a souvent fait l’objet de luttes et de conflits avec les responsables de l’émission. Là où l’ITA envisageait l’impartialité comme la présentation équilibrée des positions pro et contra, les producteurs défendront l’idée d’un journalisme à thèse. Avec le temps, il faut toutefois constater que l’autorité de régulation sera plus sensible aux spécificités du journalisme d’investigation et défendra souvent les journalistes face aux pressions politiques mais aussi économiques. La nécessité de ne pas fâcher des annonceurs qui procurent les revenus essentiels de la chaîne constitue en effet souvent un exercice d’équilibriste.
FV : En ayant à l’esprit les circonstances de l’arrêt de World in Action, comment vois-tu l’avenir du magazine de Current Affairs ?
PG: Il y a une crise de ces magazines au début des années 1990 : This Week s’arrête en 1992 et ne sera pas remplacé. World in Action sera remplacé en 1998 par un programme plus populiste, Tonight with Trevor Macdonald. L’arrêt de l’émission est lié à plusieurs facteurs. On peut évoquer principalement, de par l’intensification de la concurrence, les pressions commerciales toujours plus importantes sur ITV qui conduisent à des restrictions budgétaires ainsi qu’à la mise en place d’impératifs d’audience. Par ailleurs, l’évolution de la régulation de l’audiovisuelle privilégie les logiques de marché au détriment d’un équilibre au sein de la programmation. L’émission pourra survivre quelque temps mais en consacrant moins de temps à des sujets exigeants, et notamment moins de place pour l’international.
On assiste toutefois depuis quelques années, dans le large débat portant sur l’avenir du service public, à l’idée qu’il faut développer des formes de régulation assurant la pérennité de ce genre de programme : ceux-ci ne peuvent, sauf renoncer à leur mission première, concurrencer les audiences de la fiction ou du divertissement. Ils n’en jouent pas moins un rôle essentiel dans le débat démocratique.
On peut souligner un élément intéressant : après avoir été déprogrammé le dimanche soir à 22.45 à la fin du XXe siècle, Panorama a retrouvé sa case horaire du lundi à 20.30. Et le magazine concurrent de Channel Four, Dispatches, l’a aujourd’hui rejoint sur le même créneau. On retrouve donc la même situation d’émulation qu’ont connus Panorama et World in Action, le lundi en prime time, durant les années 1960 et 1970. Le format du Current Affairs a par ailleurs irradié dans certaines émissions d’actualités qui privilégient aujourd’hui des reportages de 6 à 8 minutes.
Pour en savoir plus, voir aussi l’article « The irreverent young men of World in Action », TBS, février 2018.