Télévision communautaire et grands ensembles des années 1970 : le moment Vidéogazette

 Dès 1971, le quartier grenoblois de la Villeneuve voit se mettre sur pied un projet audiovisuel participatif : on apprivoise la vidéo légère, produit un magazine et propose des stages de formation. L’initiative débouche sur une chaîne locale ouverte aux habitant·e·s et élèves du quartier. Retour sur l’expérience avec Logan Charlot, chargé de son archivage et de sa valorisation à la Maison de l’Image de Villeneuve.

Par Marie Sandoz et François Vallotton, novembre 2020.

 

Affiches du journal télévisé de Vidéogazette (1972-1976), Maison de l’Image, Grenoble

 

Peux-tu nous rappeler comment ce projet de recherche et de valorisation est né ?

Ce projet est né en 2013, à la suite d’un reportage de l’émission Envoyé Spécial sur la Villeneuve de Grenoble. Le quartier y était dépeint comme un lieu où régnaient la violence et le danger. En réaction à ce portrait biaisé, un collectif s’est formé pour protester contre cette image à charge de leur espace de vie. Des rassemblements d’habitant·e·s ont eu lieu. Ensemble, ils et elles sont allés porter plainte pour diffamation contre France Télévisions. Gilles Bastin, Professeur de sociologie à l’Institut d’Études Politiques de l’Université Grenoble Alpes, est venu s’enquérir de ce mouvement et a participé à la création d’un média participatif local Le Crieur de la Villeneuve. C’est dans ce cadre qu’il a découvert l’existence d’une chaîne de télévision de quartier, née dans les années 1970 et dont les habitant·e·s étaient les protagonistes : Vidéogazette. Cette chaîne communautaire s’est éteinte en 1976 suite à l’arrêt du financement par le Fonds d’intervention culturel, un organisme interministériel, et était entre temps tombée en peu dans l’oubli. Intéressé, Gilles Bastin a par la suite dirigé des recherches sur cette expérience, à l’instar du mémoire que Victoria Michaud a mené à l’Université de Grenoble, Vouloir transcender les monopoles. Vidéogazette, l’incarnation expérimentale du réseau de télédistribution par câble à la Villeneuve de Grenoble-Échirolles (1973-1976).

C’est dans ce contexte que La Maison de l’Image, anciennement le Centre Audio-Visuel qui s’occupait de Vidéogazette, m’a accueilli comme stagiaire. Il s’agissait de savoir ce qu’il pouvait être fait des bandes de cette chaine de télévision. Depuis, j’y suis encore et les premières bandes numérisées, grâce à la Bibliothèque nationale de France, nous sont revenues en 2019.

 

Fonds Vidéogazette (1972-1976), Maison de l’Image, Grenoble

 

Deux éléments de contexte nécessaires sont sans doute utiles pour comprendre les origines de cette expérience audiovisuelle liées au contexte médiatique et télévisuel national d’une part, à la dimension urbanistique locale d’autre part ? Comment plus globalement la télévision a été pensée dans une interaction forte avec le projet architectural et urbanistique ?

Tout d’abord, les années 1970 sont des années particulières dans le domaine de l’aménagement urbain en France. A l’époque, Grenoble, à l’instar de beaucoup d’autres villes françaises, voit sa démographie exploser. La construction de logements était un impératif. C’est dans la perspective d’accueillir ces nouvelles populations qu’a été construite la Villeneuve. La Villeneuve s’inscrit ainsi dans les expérimentations urbanistiques des années post-68 durant lesquelles ont été construits de nombreux grands ensembles en France. Ils avaient une visée sociale ; c’est la période de « l’équipement intégré » dans les discours et pratiques urbanistiques. Cette notion-phare de l’époque consiste à regrouper dans un même bâtiment ou quartier plusieurs programmes d’équipements à vocation sociale, sanitaire, éducative et culturelle. Tout à fait conforme aux paradigmes urbanistiques dominants de l’époque, elle découle ainsi d’une certaine volonté politique.

Ce contexte explique par ailleurs que l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) ait permis une dérogation au monopole d’État sur les émissions radio et télévision qu’il détenait afin que sept villes nouvelles puissent produire et diffuser un signal de télévision.

Finalement, la nouveauté même des bâtiments du quartier de la Villeneuve a facilité la mise en place puis surtout la pérennisation de l’expérience Vidéogazette. En effet, alors que Vidéogazette a débuté avec de la vidéo légère, c’est ensuite l’usage du câble qui va permettre à l’initiative de devenir une chaîne de télévision communautaire en circuit fermé. Or, il est plus aisé d’implanter cette technologie quand un quartier n’est encore qu’un chantier ; elle fait ainsi partie des plans dès le départ.

Parmi les nombreux protagonistes de cette expérience que tu as pu rencontrer, une ou des figures emblématiques se dégagent-elles ?

Il y a beaucoup de figures qui ont permis l’existence de Vidéogazette, ne serait-ce que parmi les personnes qui ont conçu le projet urbain de la Villeneuve. Néanmoins, en ce qui concerne proprement Vidéogazette, nous pouvons retenir Daniel Populus. Il est en quelque sorte le concepteur de cette télévision.  Parti étudier la production télévisuelle à UCLA en Californie, il est revenu en France pour réaliser quelques reportages ici et là. C’est en 1971 à Grenoble qu’il intègre l’équipe pluridisciplinaire chargée de concevoir la Villeneuve pour travailler tout particulièrement sur les équipements audiovisuels. C’est à ce moment-là que les graines de ce qu’allait devenir Vidéogazette ont commencé à germer. Par la suite, Populus a été animateur dans plusieurs émissions de la chaîne, dont Agora, qui était diffusée en direct et en public. D’autres acteurs importants peuvent encore être évoqués, comme Olivier Hollard, également animateur de la chaîne ou Denis Réquillart, l’un des visages emblématiques de Vidéogazette

Il faut toutefois souligner que Vidéogazette était une expérience éminemment collective. D’abord à l’échelle de l’équipe du projet, mais aussi à l’échelle du quartier. En effet, tout habitant·e qui le souhaitait participait. Les entretiens que nous avons menés révèlent cette diversité des profils mais aussi comment l’expérience a pu toucher les uns et les autres, de manière toutefois plus ou moins profonde selon les cas.

Fonds Vidéogazette (1972-1976), Maison de l’Image, Grenoble

 

Peux-tu dire quelques mots de la programmation d’abord et ensuite des modalités de réception de celle-ci ?

Malgré l’originalité de l’expérience même, la programmation était en fait assez classique. La typologie des émissions reproduisait plutôt fidèlement ce qui était diffusé à l’ORTF. Des journaux d’informations, des magazines thématiques, des émissions musicales, de divertissement en public, pour les enfants ainsi que du cinéma et des documentaires… En bref, en matière de programme, Vidéogazette n’a pas réinventé la télévision ! C’est son caractère local et participatif qui la différenciait. Un autre élément qui la distinguait de l’ORTF est le nombre relativement important de rediffusions. C’était moins le cas de l’ORTF qui avait les moyens de remplir la grille de sa chaîne, puis de ses trois chaînes, de programmes originaux.  La démarche de Vidéogazette répondait cependant davantage à la volonté de toucher plus de publics, à des horaires différents, qu’à un souci d’économie.

Concernant la réception : pour capter les émissions de Vidéogazette, il fallait mettre le canal UHF 65 sur son téléviseur. Toutefois, c’était par le câble qu’elles étaient diffusées, une technologie encore imparfaite à l’époque. Des boosters de signal ont été installés dans tout le quartier pour parvenir à une réception correcte.

Quant au nombre de téléspectateurs et téléspectatrices, il est difficile à déterminer. Des sondages ont été menés dans les coursives des immeubles, au début et vers la fin de l’expérience, et ont bénéficié d’un traitement informatique (en 1976 !). Mais au final, nous n’avons que des résultats isolés qui ne permettent pas une analyse globale. Dans l’ensemble, il semble que l’audience était bonne ; le chiffre de 300 téléspectateurs et téléspectatrices est évoqué à plusieurs reprises. Cela peut paraître faible, mais sur 3000 habitant·e·s (dont beaucoup ne possédaient pas de télévision), ce chiffre représente 10 %. Aujourd’hui, avec la multitude de chaînes accessibles, notamment sur Internet et via les services de streaming, c’est un taux impressionnant. Mais était-ce une moyenne ou un pic d’audience ? Difficile à dire.

Pour certain·e·s, cela restait insuffisant ; qui plus est, de fortes critiques s’expriment quant au fonctionnement de Vidéogazette, ce qu’a contribué à mettre en lumière la thèse de Claude Schulhoff en 1977. La travail de ce dernier a en effet permis de remettre en cause l’aspect participatif de l’expérience : l’équipe des salarié·e·s prenait bien souvent les décisions techniques, et le cas échéant éditoriales, à la place des habitant·e·s et groupes d’habitant·e·s qui souhaitaient réaliser leurs émissions et reportages.

 

Programmes de Vidéogazette (1974-1976), Maison de l’Image, Grenoble

 

Quel écho a eu l’expérience, à Grenoble d’abord, et au-delà du périmètre régional ?

Vidéogazette était avant tout connue à l’échelon local. Toutefois, des délégations du monde entier venaient visiter le projet urbanistique novateur que représentait alors la Villeneuve. Elles visitaient le complexe, son école et découvraient entre autres sa télévision. Vidéogazette a donc bénéficié d’une certaine reconnaissance internationale.

Aujourd’hui, le projet de valorisation de l’expérience se déroule avant tout au sein du quartier lui-même, bien qu’il tisse des liens à l’échelle régionale et parfois nationale, avec notamment des demandes pour des projets artistiques. Toutefois, bien que nous soyons très contents de ces sollicitations, nos actions visent avant tout le périmètre local.

Dans quelle mesure dirais-tu que cette expérience a marqué la mémoire locale, au niveau du quartier. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

C’est plus l’histoire du quartier qui marque la mémoire locale que Vidéogazette elle-même. La chaîne fait partie du projet social et urbain dans son ensemble. Elle en est l’une des manifestations. Elle était expérimentale, tout comme les écoles et la vie de quartier. Expérimentale à défaut d’avoir pu réellement être utopique. Avoir une télévision communautaire n’était pas une particularité en soi, le fait que la Villeneuve de Grenoble ait une télévision en était une.

Toutefois, les archives de Vidéogazette jouent, elles, un rôle important pour la mémoire du quartier. Elles possèdent une plus-value par rapport à d’autres sources archivistiques, essentiellement papier : elles dévoilent en son et en images l’histoire de ce quartier à un instant T. Elles permettent de voir les habitant·e·s, d’entendre ce qu’ils et elles disent… Et le fonds possède une quantité non négligeable de documents audiovisuels… Ce n’est pas une image du quartier parfaitement fidèle bien entendu. D’une part, la programmation sélectionnait ce qui était montré et, d’autre part, nous avons accès seulement aux images qui ont pu être conservées et qui ne représentent donc pas l’entier des émissions. Au-delà de leur caractère expérimental, ces émissions sont précieuses pour illustrer cette époque et faire vivre la mémoire de ce quartier.

Quelles sont les prochaines étapes du projet de valorisation historique et archivistique ?

Nous avons entamé en 2020 la documentation participative du fonds avec la mise en place d’ateliers en présentiel et en ligne. Cela nous permet de mieux connaître le fonds et le contenu des vidéos. Sur cette base, nous montons différents projets, comme des projections du type mapping, avec la participation des habitant·e·s. Nous aimerions à terme lancer des initiatives pédagogiques sur la mémoire du quartier. Il est actuellement l’objet de grands projets de rénovation et se transforme rapidement. Nous attendons encore des bandes numérisées afin d’avoir, enfin, la totalité connue des bandes en format numérique.

 

Affiche du journal télévisé de Vidéogazette (1972-1976), Maison de l’Image, Grenoble

 

Historique

Années 1960: Développement du projet de la Villeneuve. L’installation des premiers habitants commence au tout début de la décennie 1970.

1972: Une équipe commence à travailler avec la vidéo dans le nouveau quartier de l’Arlequin, l’une des entités du vaste complexe de la Villeneuve. Elle met en place les outils techniques utilisant la technologie du câble.

1973: La SFT (Société française de Télédistribution), filiale de l’ORTF et des PTT, est chargée de présider aux essais de câble en France. Les lieux choisis sont deux villes nouvelles de la région parisienne et 5 villes de province. Grenoble, via son maire Hubert Dubedout très impliqué dans des projets d’animation culturelle, lance un réseau de télévision par câble au sein du quartier de la Villeneuve qui va disposer de son propre studio. Le projet bénéficie aussi du soutien de l’OFRATEME, Office français des techniques modernes d’éducation. On va ainsi utiliser le câble pour diffuser des programmes éducatifs.

Les premières émissions sont réalisées et diffusées dans les coursives par un système de vidéobrouette (en mettant magnétoscopes et télévisions dans des caddies de supermarché), car le réseau n’est pas encore au point. À la fin de l’année, le Centre AudioVisuel commence les premières diffusions de Vidéogazette sur les récepteurs des habitant.e.s pour tester le réseau câblé.

1974: Vidéogazette commence à être diffusée et enregistrée sur des bandes d’un pouce et d’un demi-pouce.

Cette offre est complétée par des émissions réalisées par la communauté et pour elle. On va désormais traiter aussi de sujets locaux et de questions intéressant la communauté d’habitation.

C’est le début d’une véritable politique de programmation. Des soirées-débats, généralement en direct, ont pour thème l’avortement, la drogue, le conflit chez Lip, etc. Dans le même temps, des émissions culturelles avec des acteurs musicaux et théâtraux du quartier sont mises en place.

1976: Fin de l’expérience suite à l’arrêt du financement par le Fonds d’intervention culturel, un organisme interministériel.

 

Références

Ducré, Léa (2011). Les télévisions communautaires, un modèle médiatique obsolète ? Grenoble : Université de Grenoble.

Korganow, Alexis (2005). « L’heure de gloire de l’équipement intégré. Une forme de centralité en ville nouvelle ». Les Annales de la Recherche Urbaine 98, nᵒ 1, 74‑82.

Michaud, Victoria (2015). Vouloir transcender les monopoles. Vidéogazette, l’incarnation expérimentale du réseau de télédistribution par câble à la Villeneuve de Grenoble-Échirolles (1973-1976). Grenoble : Université de Grenoble.

Milliard Guy (1979). « La “Vidéogazette” de Grenoble : la quadrature du câble », Autrement : Libres antennes, écrans sauvages, nº 17, février 1979, 31-43.

Tixier, Nicolas (2018). « Habiter-Filmer. La Villeneuve de Grenoble». La Furia Umana, n° 34, Duen de Bux, June 2018.

Schulhof, Claude (1977). Évaluation de l’expérience de télédistribution par câble de Grenoble – Villeneuve (vidéogazette) 1973-1976. Grenoble : Université de Grenoble.

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